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Full text of "Revue du Lyonnais. Recueil historique et littéraire"

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REVUE DU LYONNA 


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REVUE 


DU LYONNAIS 


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REVUE 


DU 
RECURIL HISTORIQUE ET LITTÉRAIRE 


(Troisième Série) 


TOME XIII 


Val 


C1 | 


CR 


LYON 
AIMÉ VINGTRINIER, DIRECTEUR 
AUE DE LA BELLE-CORDIÈRE, 15%. 
PARIS 
DUMOULIN, LIBRAIRE 
Quai des Augustins, 13 
1872 


(BCDL: Lis. i) É 
FR Le À 
FIGE 


POÉSIE 


A LA REVUE DU LYONNAIS POUR 1872. 


L'an passé, chère Lyonnaise ! 

Malgré ies Jours tout grelottants, 
Vers vous, je prenais une chaise, 
Bien que déjà vicille en ce temps, 

Et chétive, ne vous déplaise... 
Depuis lors, Messieurs les Autans 
Sur moi se sont joués à l'aise, 

Et leur jeu ne fut point charmant. 

« — Mais, dites-vous, ma Lyonnaise, 
« S'agit-il de cela, vraiment...? » 

— Point! point !—c’est de tout autre chose. 
J'arrive pour vous dire encor : 

« Bonne année ! et pour toute cause ! 
« Grands poètes à lyre d'or ; 

« Grands prosateurs à fine plume! 

« Romanciers chastes et riants! 

« Critiques pour plus d'un volume! 

« Puis, abonnés luxuriants ! 


« Avec tout cela, longue vie! 

« Longue vie au cher Directeur! 

« Qu'il soit longtemps, —à notre envie !— 
« Poète aimé, fin prosateur! 

« Que, chaque mois, il nous convie, 

« Pour charmer lectrice et lecteur! ! » 


AUX ABONNÉS. 


Mesdames et Messieurs, je vous salue aussi ! 
Et je vous dis : « Heureuse année!» 

Que pour vous, elle n’ait nul chagrin, nul souci! 
De biens qu’elle soit couronnée! 


Que le jeune Printemps vous apporte ses fleurs ! 
Et l'Eté sa moisson dorée ! 


6 POÉSIE, 


Puis, l'Automne ses fruits, si riches de saveur 
L'Hiver, histoire bien narrée! 


Pour vous tous, ô chers Lyonnais! 
Voisins de ma terre dauphine, 

Je forme les meilleurs souhaits, 
Du fond de mes ans en ruine. 


En avant tous, hommes de cœur: 
En avant, la vertu princière! 

Que chacun du MAL soit vainqueur 
Et fasse éclater la lumière !! 


Une DAurHiINoIsr. 
31 décembre 1871. 


Depuis la réception de ces vœux de bonne année, nous avons eu la douleur d’ap- 
prendre la mort de cette chère et aimable collaboratrice. C’est un deuil profond pour 
la Rcrue A. V. 


BALTHAZAR ALEXIS 


Après la lecture de la livraison du mois d'août de la Revue du Lyonnais. 


& althazar, doux appel des lèvres maternelles, 

> lexis, familier aux chastes immortelles, 

Fr aissez-moi, noms heureux, vous bénir en mes vers. 
 u fus prêtre de l’Art en ce vaste univers. 

ZX éros du vrai courage et des vertus modestes, 

> ux temples consacrés, loin des plaisirs funestes, 

N élé, recueilli, fort, on te vit plein d’ardeur 

> l’art pur et serein offrir un dur labeur, 

+ éunir en tes mains mille et mille richesses. 


> la privation tu puisas tes largesses. 

t ’amour, l'instinct du beau surent guider tes choix, 
m1 t du profond oubli tu les tiras partois. 

* énophon au sol grec rendit dix mille braves : 

— Ci que de trésors ! que de nobles épaves 

un e pressent sous tes yeux, s’animent à ta voix !.… 


Mo: Amélie MoissoNNiIER. 


POÉSIE. 


À FIDO 


LE CHIEN AVEUGLE DE M. JosérHiN SOULARY. 


O Fido, vous avez les soins d’un si bon maître, 

Sa touchante pitié! quel sort pour vos vieux jours ! 
Vos pauvres yeux éteints ne peuvent le connaître, 
Mais vous le devinez, vous l’adorez toujours! 

Ah! de sa noble main de glorieux poète, 

Ïl vous caresse, ami, pour vous rendre joyeux, 
Vous tressaillez alors, et votre brave tête, 

Se relève, croyant pouvoir chercher ses yeux! 


A ce brillant foyer vous avez une place, 

Vous, l’ancien serviteur alerte dans les bois, 

Sur les monts verdovants, dans le val, à la chasse. 
Vous qui ne connaissièz au monde que sa voix ! 
Quand le Barde révait, près des eaux transparentes, 
Sous les rayons du ciel qui descendaient sur lui, 
Lorsqu'il mêlait ses chants aux brises murmurantes, 
Vous étiez la! pour vous, de beaux instants ont lui 


Vous étiez là, couché sur le velours de l’herbe, 

Aux pieds de votre maître, ardent et prompt au guct, 
À votre insu, prenant une pose superbe 

De conquérant altier ou de gentil muguet, 

Qui dira vos transports, alors qu'après l'absence, 
Vous alliez au devant de lui, tout bondissant ? 

Oh ! quelle longue ivresse et quel bonheur immense 
De rencontrer enfin son regard caressant ! 


Ces charmants souvenirs sont votre chère histoire, 
Car vous en avez une, Ô braque trop heureux! 

En marchant près de lui, c'était suivre la gloire, 
La gloire d’un ami sensible et généreux! 

Songez donc! maintenant que vous êtes infirme, 
Souvent, il interrompt un merveilleux labeur, 


-.1 


POÉSIE. 


Pour mieux veiller sur vous! son dévoûment s'affirme, 
Belle page de plus écrite avec son cœur ! 


Certes, vous n'êtes point un animal vulgaire, 
Aussi, l’on vous permet de l’orgueil mille fois; 

Un doux espoir vous reste , Ô Fido, sur la terre, 
Ayez de la fierté comme aux jours d’autrefois! 

Le destin vous réserve une fête suprême, 

Je le dis sans savoir l’énigme de demain: 

Mais un chantre inspiré vous protége et vous aime, 
Et vous mourrez peut-être appuyé sur sa main! 


ADÈLE SOUCHIER. 


Un sonnet d'Onofrio Min;oni 


SULLA MORTE DI CHRISTO 


Quando Gesu coll ultimo lameato, 
Schiuse le tombe et la montäsna scosse. 
Adamo rabbufato et somnolento 

Levo la testa, e sevra à piè rizzasse. 


Le torbide pupille intorno mosse 
Pièno di meraviglia et di spayento 
Epalpitando addimando chi fosse 
Lui che perdeya insagninato espento. 


Come lo sappe, alla rugosa fronte 
Al crin canute ed alle guanie sinorte 
Colla pentita man fè donni ed onte. 


Se volse lagrimando alla consorte 
E grido si che rimbombonne il monte : 
lo per te diedi al mio signor la morte. 


POÉSIF. 


Traduction de E. Beauveric 


SUR LA MORT DU CHRIST 


Au dernier cri jeté par Jésus détaillant, 


Les morts quittent la nuit du cercueil qui les presse. 


Le mont s'agite. Adam, surpris et somnolent, 
Lève sa tête päle et sur ses pieds se dresse. 


Il tourne autour de lui son regard éperdu, 

Et, tout à coup, frappé d'une stupeur plus grande, 
A l'aspect de la Croix, 1l frissonne et demande 
Qui donc à ce gibet sanglant est suspendu ? 


En l’apprenant, saisi de honte et d’épouvante, 
Il porte sur son front une main repentante, 
Arrache ses cheveux et se meurtrit le sein. 


Et, se tournant en pleurs vers sa triste compagne, 
Il trouble par ce cri l'écho de la montagne : 
C'est toi qui de mon Dieu m'a rendu l'assassin. 


So 


10 POÉSIE. 


LES MUSES DE LA REVUE DU LYONNAIS 


SONNET 


CLR -L'TE 
à 


+ 


J'ai flagellé jadis la bécasse élcgante 

Qui, d’un cercle d'acier se faisant la servante, 

Semblait être la cloche au contour divergeant, 
Installée au sommet du donjon de Saint-Jean. 


- 


+ 
MR 
Person 


_ 
2, 


D STE 


Reprenant aujourd’hui ma verve militante, 

Je suis prêt à frapper de mon fouet outrageant 
La vile pétroleuse et l’impure bacchante, 

Qui sont de la bassesse un exemple affigeant. 


= 


Parfois pour me soustraire à ces tristes Méduses, 
Je porte mes regards vers les aimables Muses, 
Soufflant sur la Reyue un poétique vent. 


Abandonnant alors ma plume vengeresse, 
Et malgré mes vieux ans retrouvant ma jeunesse, 
Je deviens du beau sexe admirateur fervent. 


Peul SAaINT-OLIVr. 


Novembre 1871. 


DE 


L'ASCIA DES ÉGYPTIENS 


M. Martin-Daussigny , dans l'étude qui précède, a 
donné sans doute le vrai sens de la formule SVB ASCIA 
DEDICAVIT. Mais il est possible qu'en outre de ce sens 
apparent qui s'offrait à tous, il y en eût un autre caché, 
qui ne s’adressât qu'aux initiés. 

Certains exemples ne peuvent s'expliquer que par un 
sens symbolique. À Avignon, on a trouvé une ascia en 
bronze, placée au centre de dix urnes funéraires de pierres 
qu'on avait rangées circulairement. À Arles, l’ascia se 
trouve représentée à côté du niveau égalitaire (4), et 
quelquefois, combinée avec lui de différentes manières 
plus ou moins ingénieuses, et dans ce cas, aucune ins- 
cription ne vient affirmer que le niveau pas plus que l’as- 
cia désignent purement et simplement des outils de maçon ; 
ce sont bien là des emblèmes. En Italie, dans certains co- 
lumbaria, les ascias sont recouvertes d’une plaquette en 
marbre ou en terre cuite sur laquelle l’ascia est représentée 
sans autre inscription ; dans ce cas, le tombeau est réelle- 


(1) On trouve aussi, collés sur certaines momies égyptiennes de 
toutes les époques, de petits niveaux en pierre dure. 


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12 DE L'ASCIA DES ÉCYPTIENS. 


ment et littéralement SVB ASCIA (Montfaucon, tome V, 
pag. 52, et la planche ci-contre, n° 10). Enfin, à tous les 
exemples où l’ascia est fizurée sans les formules qui l’ac- 
compagnent ordinairement, il faut ajouter le râcloir cité 
par M. Martin-Daussigny, avec l'inscription SVB ASCIA 
POSUIT ; ici, c’est l'outil lui-même «ui est déposé sous 
l'invocation de l’ascia. 

Le symbole peut être religieux, il peut n'être qu'un 
moyen de reconnaissance entre associés d'une compagnie 
de bienfaisance, il peut être l’un et l’autre. 

M. Martin-Daussigny a objecté que si le symbole était 
chrétien il ne devait pas figurer sur les tombes païennes, 
et réciproquement. Ce n'est pas, à mon avis, une raison 
suffisante. À cette époque de transition, on trouve réunis 
sur les monuments les emblèmes des deux religions. Les 
nouveaux adeptes avaient peine à renoncer à leurs anciens 
usages, et l’on sait combien la religion chrétienne a adopté 
de formules, d'emblèmes, de coutumes et même d'idées 
au paganisme. et particulièrement au culte d’Isis. D'autre 
part, on craignait la persécution, et l’on cachait volontiers 
sous une représentation paienne une signification chré- 
tienne. Et puis, l’on ne se rend pas assez compte de la fa- 
cilité avec laquelle les peuples superposent leurs croyances 
et leurs superstitions. 

Si le christianisme n'avait pas été ce mouvement social 
quia effrayé les sociétés païennes et amené les persécu- 
tions, beaucoup de croyants auraient accepté le nouveau 
culte sans renoncer à l'ancien. Jésus eût été pour eux un 
dieu de plus dans l’Olympe, et c'est sans aucune répu- 
gnance qu'ils auraient ajouté à leurs idées religieuses la 
foi en un personnage divin, fils de Dieu, et qui n'aurait 
été pour eux qu'un nouveau fils de Jupiter. 

Beaucoup se croyaient chrétiens parce qu'ils portaient 


DA L'ASCIA DES ÉGYPTIENS. 43 


des amulettes chrétiennes , ou parce qu'ils étaient af- 
filés ou protecteurs de sectes chrétiennes. Le prêtre de 
Rome et d'Auguste pouvait parfaitement être d'une asso- 
ciation dont les emblèmes étaient d’origine chrétienne ou 
istaque ; à ses yeux, ce n'était qu'un titre de plus aux fa- 
veurs célestes. L’exclusivisme en matière de religion 
n'était pas le fait de la société romaine : ses proconsuls 
élevaient des temples à tous les dieux locaux dont le culte 
était en honneur dans leurs provinces. Je le répète, si lu 
doctrine de Jésus n’avait menacé l’organisation romaine, 
il aurait eu ses temples officiels tout comme Osiris, Bac- 
chus et autres dieux de provenance étrangère. Qu'on ne 
soit donc pes étonné de rencontrer, surtout dans les pro- 
vinces des colonies éloignées des centres, les symboles 
les plus disparates, les emblèmes les plus opposés, réunis. 
confondus. | 

C'était d’ailleurs l’époque où les conquêtes romaines 
avalent fait fusionner les religions de tous les pays. C'était 
la grande vogue des mystères, des initiations, des sectes 
gnostiques ou isiaques; c'était la mode des sigles, des 
monogrammes, des sens cachés et des représentations in- 
génieuses, qui, sous des apparences simples, présentaient 
des sens compliqués. 

D'ailleurs, s’il s’agit simplement dune association, 
comme l'ont proposé simultanément plusieurs archéolo- 
gues, notamment M. le baron Durand de Fontmagne et 
M. Genin, membre de notre société Littéraire, les difficul- 
tés religieusés se trouvent, sinon écartées, au moins adou- 
cles. Et qu'on n'oublie pas quelle force avaient à ce 
moment ces immenses sociétés de secours mutuels, qui 
avaient en propriété des temples et des maisons de cam- 
pagne pour se réunir, qui offraient des statues équestres 
à leurs présidents, qui ont enfin donné naissance à ces 


44 DE L'ASCIA DES ÉGYPTIENS. 


nombreuses agapes fraternelles et religieuses d’où a jailli 
le christianisme | 

Un fait donne une grande importance à cette idée 
que l’ascia serait un signe d'association. Lyon paraît être 
le centre de ces représentations ; à mesure qu’on s’éloi- 
- gne de notre ville, elles sont de plus en plus rares, le type 
s’altère ou se complique d’autres symboles ; toute per- 
sonne attentive et réfléchie doit reconnaître qu'il y avait 
à Lyon une prédilection marquée pour cet emblème funé- 
raire, et que les ascias qu'on trouve ailleurs ne sont que 
des dérivés d’origine lyonnaise. 

Pourquoi avait-on choisi l’ascia plutôt qu'autre chose ? 
C'est là ce qui reste à expliquer, et je serais heureux si 
un coup d'œil jeté sur l’ascia funéraire des Egyptiens 
pouvait aider à éclaircir la question. 

Dans les tombeaux égyptiens de l’époque ptolémaïque, 
on trouve une quantité de petites figures momiformes ; les 
plus grandes ont un pied de haut, les plus petites sont 
comme le petit doigt. Elles sont indifféremment en bois, 
en pierre ou en faïence, de couleurs variées. Les plus an- 
ciennes représentent simplement le défunt avec des prières 
funéraires inscrites sur son corps ; ses mains sont vides. 
Puis on arma la figurine d'instruments aratoires, destinés 
symboliquement à l'aider dans la culture des champs de la 
vie future, dans les plaines de l’Amenti ; le chapitre CX du 
rituel funéraire égyptien explique l'usage de ces outils, qui 
sont au nombre de trois : un petit sac en jonc ou en palmier 
tressé, destiné à contenir les semences ; une pioche en bois, 
qu on a quelquefois prise à tort pour le fléau d'Osiris, et 
une houe en bronze dont la forme a varié d’abord beaucoup, 
pour finir par s'approcher complètement de celle de l’ascia 
romaine. | 


La pioche en bois a une signification symbolique bien 


DE L’ASCIA DES ÉGYPTIENS. 45 


connue des egyptologues, c’est le maï ou meri, symbole 
d'affection. 

La houe en bronze est l'akha, un dérivé évident du hikh 
d Osiris, emblème de la souveraineté divine. 

Remarquons que, dans les figurines en question, le dé- 
funt est appelé l'Osiris un tel; on suppose qu'ils ne fait 
plus qu’un avec son dieu. Or, le meri ayant quelque res- 
semblance avec le fléau, et l’akha rappelant le kikh ou pv- 
dum d’Osiris, la figurine est une sorte d’Osiris au petit 
pied; le statuaire ne paraît pas avoir eu l’audace du gram- 
mate, qui déclare le défunt Osiris lui-même. 

On voit donc que, dans ce cas, le sens de l'ascia égyp- 
tienne employée comme instrument funéraire est bien 
établi. Est-ce ce même instrument qui serait venu jusqu’en 
Gaule avec la même signification symbolique? C'est ce que 
l’on peut proposer sans être trop hardi. 

Dans tous les cas, je ne me permettrai pas de décider 
ce qu'il y a de vrai ou de faux dans cette hypothèse ; je 
demande seulement que la savante étude de notre hono- 
rable confrère, qui tranche si bien la question au point de 
vue du sens palpable, offert à tous, ne ferme point la porte 
aux conjectures qui pourraient se présenter pour expliquer 
le sens caché de ce symbole, fût-il païen, chrétien, isia- 
que, gnostique, mystique ; fût-il un simple signe d’asso- 
ciation, fùt-il tout cela à la fois. 


Emile Guimet. 


br 


A NOBLISSEMENT 


D'UN MINEUR LYONNAIS 


EN 1398 


Notice rédigée sur les documents originaux 


tous ceulx qui ces lettres verront Jehan seigneur de 
Folleville chevalier conseiller du roy nostre sire et 
garde de la prevoste de Paris salut savoir faisons que 
nous l'an de grace mil CCC IH{xx XVIII le mercredi 
dernier jour de juillet veismes unes lettres du roy nostre sire scellees 
de son grand scel contenant la forme qui sensuit Charles par la grace 
de Dieu roy de France à nos ames et feaux gens de nos comptes a 
Paris salut et dilection comme nostre bien ame maistre Hugues Jossart 
juge du ressort de Lyon ait naguere obtenu nos lettres en laz de sove 
et cire vert par lesquelles nous lavons anobli avec sa femme et sa 
posterite moyennant finance moderee pour laquelle il à compose avec 
nos ames et feaux tresoriers a Paris a la somme de quatre vingt escus 
qu'il a paies a nostre tresor si comme par cedule ou escroe dicelui 
Lresor vous pourra plus a plain apparoir et sur ce......(1) presentees 
nos dites lettres pour icelles expedier et faire enregistrer ainsi qu'il 
appartient et est accoustume mais vous ne les avez voulu ne voulez 
expedier pour ce qu'il vous semble la dite finance estre trop petite et 
moins raisonnable attendu la grant chevance dudit maistre Hugues et 
la quantité et valeur des fiefs et possessions nobles que tient icelui 
maistre Hugues si comme il dit requerant sur ce nostre gracieuse pro- 
vision nous considerans les bons et agrcables services que le dit Juge 
nous à fais longuement et loyaument en plusieurs manieres tant en son 
dit office comme autrement et esperons qu'il nous face ou temps ave- 


(1) Le sens indique: « vous à este. » 


ANOBLISSEMENT D'UN MINEUR LYONNAIS. 47 


nir et pour certains justes causes qui a ce nous meuvent vous man- 
dons que moyennant la dite somme ainsi paiee vous expediez et faites 
enregistrer nos dites lettres en Ja maniere accoustumee et les delivrer 
au dit juge tantost et sans delay car ainsi nous plaist il estre fait de 
grace especial se mestier est nonobstans quelconques ordonnances 
mandemens ou defenses a ce contraires Donne e Paris le XXVII° jour 
de juillet lan de grace mil CCC TITI XVIII et le XVIII" de nostre regne 
et estoient ainsi signees par le Roy a la relacon de son grant conseil 
Maulx et nous à ce present transcript avons mis le scel de la prevoste 
de Paris lan et jour premiers dis Chastenier (Arch. départem. C. 739 : 
cédule sur parchemin ; le sceau manque). 


Les lettres d'anoblissement ou lettres de noblesse 
étaient des lettres du grand sceau, par lesquelles le Roi 
anoblissait un roturier et toute sa postérité, à l'effet 
de jouir des droits, prérogatives et exemptions des no- 
bles. Elles étaient expédiées par un secrétaire d'état, 
scellées de cire verte et registrées en la chambre des 
comptes. Cette dernière formalité ne s’exécutait pas 
toujours sans opposition respectueuse faite dans l'intérêt 
du trésor par les officiers de cette chambre. Le Roi ré- 
pondait à cette remontrance par une lettre de jussion. 

Le document reproduit en tête de cette notice est un 
spécimen assez rare de la manière dont le Ri formulait 
ses ordres. Par cette lettre de jussion, scellée et regis- 
trée en la prévôté de Paris, le 31 juillet 1398, Charles VI, 
malgré la remontrance des officiers de la chambre des 
comptes au sujet de la réduction exagérée de la taxe 
due au trésor, entend et veut qu'il soit passé outre à 
l'enregistrement et à l'expédition des lettres de noblesse 
qu'il avait accordées à Hugues Jossard, par une faveur 
sans doute bien motivée mais peu commune à cette époque, 

2 


18 ANOBLISSEMENT D'UN MINEUR LYONNAIS 
et dont on ne connaît encore que cet exemple relatif à 
nos provinces (1). 

On ne sait pas précisément à quelle date remontent 
les anoblissements par lettres. Pierre d'Hozier rapporte 
une charte du 24 juin 1008 (2), mais elle est suspecte, de 
mème que celle donnée en 1095 par Philippe [+ à Eudes 
le maire. Il est plus certain que ce fut Philippe III qui 
accorda le premier anoblissement de ce genre, en faveur 
de Raoul l’orfévre, en 1271. {Philippe-le-Bel anoblit sept 
personnes. Philippe VI et ses successeurs délivrèrent 
des lettres de noblesse moyennant finance et sans 
finance. La charte accordée, en 1250, à Guillaume de 
Dormans, porte ces mots : reddita sine financia. Jean 
de Reims paya trente écus d'or en 1354; l'année sui- 
vante un autre anobli paya quatre-vingts écus (:). 

La finance n'était pas le prix de la faveur royale. Le 
Roi ne vendait pas la noblesse, il l’accordait en récom- 
pense des services et du mérite; mais il prenait, au pro- 
fit du trésor, un droit d’indemnité sur les anoblis. Ce 
droit, taxé à la chambre des comptes, représentait les 
subsides dont le nouveau noble et sa lignée se trouvaient 
affranchis. 

Jusqu'au xin* siècle, la noblesse s'était recrutée par 
l'mféodation, c'est-à-dire la possession, l'investiture et 
le service des fiefs. Le courage, la vigueur, la force bru- 


(1) M. Steyert cite dans l’Armorial général de Lyonnais, Forez et 
Beaujolais (Lyon, librairie d'Aug. Brun, 1860, in-4), un Jean Ray- 
mond, citoyen et conseiller de ville, à Lyon, en 1294 et 1337, qui fut 
anobli en 1352; cet auteur. si consciencieux et si exact,a oublié de dé- 
signer le document où il a lu ce fait , sur lequel on aurait desiré plus 
de détails. Peut-être a-t-il été trompé par une conformité de noms. 

(2) Histoire d'Amanzé, Dijon, 1659, in-P. 

(3) La Roque, Traité de la noblesse, Rouen, 1710, in-4. 


ANOPLISSEMENT D'UN MINEUR LYONNAIS. 49 


tale ouvraient l'entrée de cette caste privilégiée. De là 
ce dicton satirique : hter bouvier huï chevalier (1). A 
la fin de ce siècle, les nobles, décimés et ruinés par les 
croisades , démembrèrent et vendirent leurs fiefs. La 
classe inférieure, enrichie par le commerce, l'industrie et 
les offices eut l'ambition de s'élever. Elle rechercha avec 
empressement les prérogatives de la noblesse et acquit 
ces fiefs dont elle fit le service obligatoire. De siècle en 
siècle cette ambition s’est conservée et elle est actuelle- 
ment satisfaite par de vaines apparences. 

Outre i'usurpation effrontée et les adroites substitu- 
tions purifiées par le temps et légitimées par le service 
militaire, il y avait alors deux moyens d'arriver à la 
noblesse : la profession des armes et les lettres roya- 
les (2). 

Les offices ne donnaient pas la noblesse héréditaire, 
Le Roi récompensait les services par les lettres d’ano- 
blissement. Ces rémunérations accordées exclusivement 
à la bravoure et aux talents militaires, furent peu à 
peu distribuées à d'autres mérites. La profession des 
armes se trouvait tellement liée à l'idée de la noblesse, 
que les anoblis ou leurs successeurs immédiats s'empres- 
saient de vivre noblement, c'est-à-dire militairement, 


(1) On disait proverbialement : 
« Faveurs, femmes et deniers 
« Font de vachers chevaliers >» 
c'est une allusion méchante à l'empressement des ruraux à recruter la 
noblesse. Les familles des notaires des campagnes lyonnaises ont lar- 
gement contribué à ce recrutement. 

(2; I y avait de plus la noblesse personnelle des chevaliers ès lois, 
accordée à quelques docteurs en droit. Les Paterin, les Leviste, e 
plas tard les Champier commencèrent à se distinguer ainsi et gagnè- 
rent ensuite. par leur valeur militaire, les éperons dorés des cheva- 
Lezs ès-armes et la noblesse héréditaire. 


20 ANOBLISSEMENT D'UN MINEUR LYONNAIS. 


Au xvi‘ siècle, ces deux expressions n'eurent plus cette 
signification commune et absolue. Mais presque toutes : 
les familles nobles conservèrent l'aptitude guerrière, et 
mues par le sentiment patriotique le plus pur, persistè- 
rent à payer largement l'impôt de leur sang généreux. 
De nos jours, cette classe qui a plus de vains honneurs 
et de titres inutiles que de priviléges, continue à se dé- 
vouer sans ambition comme sans profits au salut de la 
patrie. 

Pendant le xiv* siècle, les premiers citoyens de la 
ville de Lyon ne voulurent point changer leur condition; 
ils préférèrent le commerce qui les enrichissait et les 
faisait vivre confortablement, à un honneur précaire et 
dangereux. Placés sous la bannière des vaillantes cor- 
porations, ils s'appliquèrent à conserver leur influence 
communale qui les rendait redoutables et ils ne recher- 
chèrent point un seigneuriage isolé et souvent illusoire 
qui les aurait contraint à remplir le devoir militaire à 
l'extérieur du territoire de leur puissante ville. Certes, 
lcurs aïeux et leurs prédécesseurs avaient donné des 
preuves complètes de valeur pendant la longue et héroi- 
que lutte causée par la légitime revendication de droits 
imprescriptibles. 

C'était au généreux et constant sacrifice de leurs vies 
et de leurs biens, c'était à une sagesse, à une perspica- 
cité et à une modération vraiment extraordinaires, 
qu'ils devaient la conquête des précieuses libertés et 
franchises de la Commune. Ils se tenaient prêts à les 
conserver par la force, à repousser l’assaillant du dehors, 
le bourguignon, l’angiais, le routier, à dompter les trai- 
tres soulevés par les émissaires étrangers, mais ils ne 
voulaient point chevaucher ni guerroyer au loin. Ils 
abandonnaient avec empressement cette dangereuse be- 


ANOBLISSEMENT D'UN MINEUR LYONNAIS. 21 


sogne aux gentilshommes et aux soudoyers. Et, hors les 
temps de guerre et d'aventures, la vie de la plupart des 
nobles enfermés dans leurs fiefs aux limites souvent 
étroites et sans importance, se trouvait fort monotone 
et triste, et quelquefois misérable. La médiocrité et la 
pauvreté elle-même furent dès longtemps l'apanage d’une 
partie de la noblesse, de celle qui fut la plus exclusive 
et la plus opiniâtre dans ses préjugés et dans son 
orgueil. 

D'ailleurs ces riches bourgeois s’entouraient de toutes 
les apparences de la noblesse. Ils avaient des armoi- 
ries, des sceaux, des armures et des chevaux. Ils fon- 
daient des églises et des chapelles où leurs tombeaux 
historiés se trouvaient à côté des sépultures des nobles. 
Ils s’alliaient aux familles chevaleresques qui recher- 
chaient leurs filles somptueusement dotées. Ils possé- 
daient, même à une époque plus reculée, à titre d’en- 
gagistes, des terres féodales qu'ils faisaient servir par 
des hommes d’armes et administrer judiciairement par 
des légistes. 

On peut cependant citer plusieurs familles lyonnaiïses 
qui, au xIv* siècle, devinrent nobles par l'inféodation et 
dès lors cessèrent le commerce et leurs rapports avec 
la commune (1). Ce fut au siècle suivant que la bour- 
geoisie put posséder des biens nobles sans être contrainte 
au service militaire et sans changer de condition. A 
cette même époque, plusieurs familles de gentilshommes 
demeurant à Lyon commencèrent à prendre le titre de 
citoyen et à faire le négoce. C'est ainsi que la noblesse 


(1) Les Fuers.les Varey d'Avauges et de Châtillon, les Pompicrre, 
etc. Ces familles avaient amassé des biens considérables au moyen du 
commerce et de l'industrie. 


22 ANOBLISSEMENT D'UN MINEUR LYONNAIS. 


et la roture sortirent et rentrèrent l'une dans l'autre (1). 

Hugues Jossard, bachelier ès-lois, apparaît, pour la 
première fois, en 1382, sur le testament de Jean Le Viste, 
docteur ès-lois, comme témoin de la vérification de cet 
instrument (2). Citoyen de Lyon, il figure au rôle des 
tailles communales avec une cote bien au-dessus de la 
moyenne (3). 

Maître Hugues Jossard « baquelairo » est l’un des té- 
moins du syndicat ou acte de l'élection du corps consu- 
laire en 4393 (4). Ce personnage appartenait donc à la 
bourgeoisie lyonnaise et au corps respectable et très- 
influent des légistes. | | 

Antérieurement à l’année 1393, il possédait la lieute- 
nance du petit scel de Montpellier, et axerçait les fonc- 
tions de lieutenant du bailli de Mâcon, sénéchal et ca- 
pitaine de Lyon, c'est-à-dire qu'il remplaçait ce grand 
officier de la couronne et présidait en son lieu le siége 
royal (5).La ville payait les honoraires de cette fonction 
purement judiciaire : 


(1) Voy. (A. Steyert) Armorial de Lyonnais, Lyon, Aug. Brun, 1860. 
in-4 (introduction). — V. de Valous : Les origines des familles consu- 
laires de Lyon, 1863, in-8 (introd.). | 

(2) Arch. départem. : Testamenta, tom. XVIII, f° 149. Il demeu- 
rait entre la porte de Bourgneuf et la « teste qui rit. » 

(3) Arch. munic. Comptabilité de Jacq. de Gez,CC. série non cotée. 

(4) Arch. municip. BB. 367. — Le grade universitaire de bachelier 
ès-lois ne doit pas être confondu avec la qualité de bachelier, second 
degré de la caste nobiliaire ; ce dernier titre tenaitle milieu entre le 
banneret et le simple gentilhomme, écuyer ou damoiseau. 

(5) On trouve dans la comptabilité de Jacq. de Gez, receveur de la 
ville, un mandat, daté du 9 juin 1389,pour payer à «honneste homme 
« et discret maistre Hugucs Jossard , lieutenant de mons. le Bailli de 
« Mascon. » la somme de douze francs d'or. (Arch. municip. CC, série 
non cotée). — Voir Ménestrier : Preuves de l’Hist. consul., pag. 4. 


ANOBLISSEMENT D'UN MINEUR LYONNAIS. 23 


« À honneste homme et saige maistre Hugues Jossart, - 
« lieutenant de Monsieur le capitaine de Lyon, quarante 
« francs (d'or), lesquels nous lui avons taxés pour la poine 
et travail qu'il a eu depuis le temps qu'il prit la charge 
« de la dicte lieutenance, c'est à savoir depuis octobre 
« l'an IIIIXX et XIII jusque le dernier jour du présent 
« moys de décembre (1). 

Les archevèêques de Lyon faisaient alors des tentatives 
désespérées pour recouvrer le plein exercice de leur an- 
cienne justice. Les officiers royaux soutinrentavec fermeté 
les droits du Roi. Ils furent appuyés par les citoyens de 
Lyon (2). L'attitude de Hugues Jossard dans ce différend, 
lui valut un office plus élevé, celui de juge du ressort et 
des appellations des cours séculières. 

Ce magistrat avait des attributions très étendues, il 
informait sur les affaires relatives au droit de garde des 
citoyens , les contrats des officiers de la sénéchaussée et 
des gens du Roi, le port des armes, l'usure, les vols, la 
fausse monnaie , les contrats des Juifs, etc.; il devait 
non-seulement recevoir les appels des prisonniers déte- 
nus dans les prisons de l'archevêque et du chapitre, mais 
encore s’enquérir deux fois rar semaine de ceux qui vou- 
draient appeler de la justice séculière de l’église à celle 
du Roi (3),c'était là une causepermanente de contestations 
et de conflits qui se tranchaient souvent par la force. 


(1) Arch. municip. Comptab. de Jean Tibout, mandement du 20 dé- 
cemb. 1394 (CC. série non cotée). — Le franc d’or de ce temps valait 
une livre tournois, et cette monnaie de compte représente environ 
quarante francs de la monnaie actuelle. Cette évaluation et les suivan- 
tes n'ont rien d'absolu. 

(2) Voy. Ménestrier : Histoire consulaire ; Fayard : Essai sur l'éta- 
blissement de la justice royale à Lyon. 

(3) Ménestrier : Histoire consulaire, Preuves, p. 122. 


24 ANOBLISSEUENT D'UN MINEUR LYONNAIS. 


Pour remplir ces fonctions difficiles, il fallait un homme 
ferme et résolu. Hugues Jossard eut, en exerçant cetto 
magistrature redoutable dont il était revêtu lorsqu'il 
fut anobli en 1398, la fréquente occasion de rendre des 
services réels, tant au pouvoir royal qu'aux citoyens 
Jyonnais. Il y avait une contestation envenimée entre le 
premier magistrat Ivonnais, soutenu par la commune, et 
le chapitre de Lyon, au sujet du ressort que le Roi avait 
supprimé, puis rétabli. Le doyen et le chapitre continuè- 
rent à refuser au juge du ressort royal le droit de con- 
naître des appels faits contre leur juge séculier. En 1405, 
ils citèrent Jossard devant le parlement de Paris dont 
l'arrêt fut rendu au profit de la justice royale et de la 
ville. Les citoyens, pour reconnaitre les peines prises par 
Jossard dans cette affaire si importante, et pour le dédom- 
mager amplement de ses frais de voyage, lui firent pré- 
sent d'une somme de 150 livres tournois, ou environ 
6000 francs de notre monnaie (1). Les fréquentes émo- 


(1) A honorable homme maistre Ilugues Jossard juge du ressort de 
Lyon pour la mise faite a Paris pour la ville sur le fait dudit ressort 
l'an mil CCCC et cint a l'encontre du Doien et Chapitre de Lyon de- 
puis le XXVII° jour de juing qu'il partit en allant a Paris pour ceste 
cause jusqu'au XXV° jour d'aost auquel jour il revint lesquels Doien 
et Chapitre l’avoient fait ajourner en Parlement pour ce qu'il voloit 
cognoistre des appellations qui venoient de leurs juges d'appeaux CL 
livres tourncis. — À honorable homme maiïstre Estienne Boilliat pro- 
cureur du Roy a Lyon vingt livres tournois lesquÎles nous li avons 
taxe pour tout le temps qu'il a demoure a Paris avec honorable mais- 
tre Hugues Jossart pour faire plaidoier en la cour de Parlement la 
cause qui estoit mue en lad. cour encontre mess. le Doien et Chapitre 
en laquelle cause a este donne arrest au prouffit dudit juge et de la 
ville.— (Arch. municip. Comptabilité des frères de Saint-Barthélemy, 
receveurs de la ville ; mandement consulaire du 13 novem. 1405, CC. 
série non cotée). 


ANOBLISSEMENT L'UN MINEUR LYONNAIS. 9Y 


tions populaires, suscitées par les affidés du duc de Bour- 
gogne et les chefs de la classe turbulente, furent encore, 
pour cet officier dévoué, des occasions pénibles de montrer 
son intelligence supérieure et son zèle persistant. 

Hugues Jossard jouissait dès son enfance des faveurs 
de la fortune. L'étude du droit alors très-longue et dis- 
pendieuse exigeait plus que la médiocrité. Cette faculté 
pécuniaire si précieuse, due au commerce et peut-être 
à une industrie exercée longtemps par les aïeux, s'accrut 
rapidement par les fréquentes plaidoiries en un temps fort 
processif, où leslégistes, largement rétribués, amassaient 
des biens considérables (1). Des fonctions judiciaires très- 
importantes et enviées, apportèrentencore un notable ac- 
croissement aux biens de l'heureux juge du ressort, qui, 
lorsqu'il fut anobli, se trouvait possesseur de plusieurs 
fiefs et terres nobles. D’après les lettres de jussion repro- 
duites ci-dessus, les officiers de la Chambre des comptes 
s'opposaient à l'enregistrement des lettres de noblesse, 
parce que la finance de 80 écus ou francs d'or (environ 
3,200 fr. de notre monnaie), n'était pas en rapport avec 
« lagrant chevance et la quantité et valeurs des fiefs et 
« possession nobles que tient icelui maistre Hugues. » 
Et encore ne mentionnent-ils pas les propriétés non no- 
bles, ni les valeurs mobilières, droits, rentes qui lui 
appartenaient, Depuis son anoblissement, Hugues Jos- 
sard acquit d'autres possessions féodales entre autres 
la co-seigneurie de Châtillon-d'Azergues, et la moitié du 
fief, avec les droits de juridiction de Saint-Symphorien- 


(1) On a pu constater celte assertion au moyen des testaments de 
plusieurs familles de licenciés, de docteurs et de professeurs de droit : 
les Durche, les Villenove, les Leviste, etc. — Arch. départementales : 
Testamenta. 


26 ANOBLISSEMENT D'UN MINEUR LYONNAIS. 


le-Château (1). Cette dernière acquisition fut faite au 
prix de 3000 écus d'or. En outre, les douze florins et six 
gros,montant de la cote d'imposition communale en 1388, 
portent en évaluant suivant l'usage moyen du temps (un 
denier pour livre), à environ cent-vingt mille francs de 
notre monnaie la valeur de son vaillant ou de ses 
biens situés dans l'enceinte de la ville (2). L'hérédité, 
les profits du barreau et des offices, une alliance peut- 
être somptueuse (3) ne donnent point la raison absolue 
de cette grande fortune. À quelle autre cause attribuer 
une prospérité si rapidement prodigieuse ? À l'exploita- 
tion des mines. C’est la solution probable d’une question 
embarrassante que la rareté des documents rend fort dif- 
ficile à étudier. On a déjà présenté sur ce point important 
de notre histoire métallurgique des faits réels et des con- 
jectures (4). L'association de Jossard avec Jacques Cœur’ 
a été affirmée. Si l'on ne peut nier absolument les rela- 
tions que l'on a supposées entre ces personnages qui 
tous deux avaient des possessionset des intérêts dans 
la vill: de Lyon, on peut établir que le célèbre argentier, 
né vers 1395, commençait à peine sa fortune, qu'il appa- 
raissait dans les affaires (5!, lorsque Jossard terminait sa 
carrière vers 1420. IL est certain que ce haut magistrat 


(1) Voyez, Le Laboureur : Mazures de l’Ile-Barbe.—Archives histo- 
riques du Rhône, tom. V. — Vachez : Châtillon-d'Azergues, Lyon, 
1869, in-8. 

(2) Arch. municip. comptabilité de Jacquemet de Gez (CC, série non 
cotée). 

(3) Il avait épousé Marguerite de Lacroix, nommée dans le testa- 
ment de son gendre Bernard de Varey, en 1440. 

(4) Poyet, Documents pour servir à l'histoire des mines du Lyon- 
nais. (Mém, de l’Acad. des sciences de Lyon, année 1861. — Vachez : 
Châtillon-d’Azergues, Lyon, 1869, in-8. 

(5) P. Clément : Jacques Cœur et Charles VII, Paris, 1843, in-8. 


ANOBLISSEMENT D'UN MINEUR LYONNAIS. 927 


s'adonnait à la recherche alors prestigieuse des mines, et 
qu’il exploitait lui-même ses découvertes. En appliquant à 
cette très-périlleuse exploitation les procédés secrets qui 
lui étaient probablement venus par la tradition de sa fa- 
mille, Jossard donnait l'exemple du courage et du labeur 
personnel. Il estencore probable qu'il ne dédaignait pas le 
maniement de la pioche et du marteau. La coopération à 
la fois intellectuelle et manuelle se trouvait partout en 
usage dans ces temps de simplicité; elle ne manquait pas 
à l’œuvre redoutable des recherches souterraines, où le 
simple ouvrier, pour se préserver des dangers réels et 
braver les êtres imaginaires, avait besoin d’un guide 
expérimenté et d'un hardi compagnon d'aventures. Pour 
appuyer cette assertion, on citera Guichard de la Mure, 
riche citoyen de Lyon, possédant un fief au Mont-d'Or, 
et appartenant à une famille consulaire, qui léguaen 1348, 
à son ami Guillaume Chouchard, mineur, tous ses vête- 
ments et ses outils propres ad minium (1). 

Hagues Jossard découvrit les mines de plomb de 
Brullioles et de Soucieux près da Sain-Bel et pour exploi- 
ter cette découverte, s'associa avec un argentier nommé 
Jacquemin. Les redevances exigées par le seigneur de 
Chamousset et le prieur de Saint-Irénée, les forcèrent 
bientôt à abandonner la mine de Brulliolles. Ces faits sont 
incertains et sans date (2). 


(1) Arch, départem. Testamenia. 

(2) M. Grognier (Arch. hist. du Rhône, t. V) les cite en analysant 
une Histoire du commerce du Lyonnais, par Fr. Cochard, travail resté 
inédit, et dont on ne peut avoir communication. Cochard, fort cons- 
ciencieux et instruit, a vu les documents concernant cette découverte; 
ces titres ne sont plus aux archives départementales. Au lieu de Jac- 
quemin, faut-il lire Jacques Cœur, comme le pense M. Poyet. Docu- 
ment sur les mines, etc? 


28 ANOBLISSEMENT D'UN MINEUR LYONNAIS. 


Le 4 septembre 1403, Alix d'Epinac femme de Guillaume 
d'Albon , chevalier , vendit à Hugues Jossard tous les 
filons d'argent, de plomb et autres métaux découverts ou 
à découvrir dans les terres situées au Puy de Montcha- 
nin, mandement de Montrottier et par un second acte 
passé le 28 octobre suivant, le nouveau possesseur remit 
à Etienne d'Epinac, prieurde Montrottier,tant pour lui que 
pour sa sœur Alix, tous ces filons, attendu que le travail 
y était très-périlleux (1). Les travaux furent repris plus 
tard à la suite de nouveaux essais. On trouve sur le testa- 
ment de Thomas Rossignol, clerc, greffier des élus et 
notaire signataire de l'expédition de la remise des mines, 
les noms des trois associés à cette œuvre hardie et sans 
doute profitable. Le testateur mentionne simplement, et 
sans qu'on puisse être renseigné plus utilement une 
créance ad opus magistrorum Hugonis Jossardi, Joce- 
randi Fripperi et dicti testatoris (2). L'âme de cette 
association, fut Hugues Jossard qui en tira de gros béné- 
fices. Les fonctions dont il était revêtu facilitèrent l'ex- 
ploitation en la préservant des actes de mauvaise volonté 
de la part des seigneurs souvent opposés à ces travaux, 
et des fureurs des paysans qui accusaientles mineurs d’un 
commerce infâme avec Satan. Accusation dangereuse à 
cette époque, où les parlements et les tribunaux ecclésias- 
tiques sévissaient vigoureusement contre les sorciers (3). 


(1) Arch. départem. Expédition originale sur parchemin, faite par 
le notaire Thomas Rossignol (H, série non cotée). Cette pièce, rédigée 
en latin, sera publiée ultérieurement avec d’autres documents homo- 
gènes. 

(2) Arch. départem. Testamenta, tom. XX, f° 65. — Ce Josserand 
Frippier était receveur des aides royaux à Lyon, en 1389. — Arch. 
municip. Papier des Tailles (CC, série non cotée). 

(3) Il est à remarquer que dans les actes cités il n’est fait aucune 
mention de la qualité de noble ni de l'office de juge du Ressort. 


ANOBLISSEMENT D'UN MINEUR LYONNAIS. 29 


Charles VI par ses ordonnances du 30 mai et du 28 
août 1413, autorisa les mineurs à chercher, à ouvrir et à 
exploiter à leur profit les mines partout où ils en trouve- 
raient, à charge de donner aux propriétaires du sol une 
indemnité en échange de leur droit sur le tréfond, et en 
payant au trésor le dixième du produit net. Deplus le Roi 
enjoignit aux maîtres, marchands et ouvriers des mines de 
la sénéchaussée de Lyon, de porter leurs métaux à l'hôtel 
de la Monnaie de cette ville, parce que en les portant à . 
Mâcon, ils étaient souvent volés par les gens d'armes dé- 
bandés dans ce malheureux pays. Hugues Jossard, sans 
cesse en relation avec la chancellerie royale, n’a pas été 
étranger à la rédaction de ces ordonnancesinstructives(l), 
qui concernent plus spécialement les mines du Lyonnais. 

C'est vers l’année 1420 que ce grand industriel sur le- 
quel on n’a trouvé que des titres incomplets et des notes 
trop laconiques, disparaît après avoir joui de l'estime et 
de la considération de ses concitoyens, et après avoir reçu 
de la fortune et du souverain les récompenses les plus 
enviées. Son fils Jean Jossard, bachelier ès-lois, citoyen 
de Lyon, élu conseiller de ville en 1414 (2), puis damoi- 
seau vivant noblement, participa à la guerre nationale 
contre la désastreuse invasion anglaise, pendant laquelle 


(1) Recueil des ordonnances royales, tom. X. 

(2; Ce nom a été mal lu sur le syndicat (Arch. municip. BB, 367), 
par les auteurs des listes imprimées, qui l'ont transformé en celui de 
Josserand. — Les conseillers de ville requirent le bailli (sénéchal) de 
demeurer à Lyon et d'y faire venir « Jehan Jossard, Jehan Chivrier et 
« les autres pour faire leur devoir comme les autres citiens. » (Arch. 
municip. reg. des actes consul. séance du 26 août 1417). Il se pourrait 
que le conseiller Jean Jossard füt le frère de Hugues, et eùt un neveu 
du même prénom, qui fut chevalier et seigneur de Châtillon. Il y a là 
quelque incertitude. 


30 ANOBLISSEMENT D'UN MINEUR LYONNAIS. 


il donna des preuves de valeur qui lui méritèrent l'ordre 
de chevalerie. Il continua l’œuvre fructueuse de l’exploi- 
tation des mines. Dans son testament du 3 novembre 
1464 (analysé trop brièvement par Le Laboureur), Jean 
Jossard, chevalier, seigneur de Châtillon-d'Azergues, 
légua à ses deux filles le revenu de ses mines « de Cona 
et du Mont-de-Pampalieu (1). » C'est sans doute ce per- 
sonnage qui fut l'associé de Jacques Cœur, lequel avait 
des intérêts dans les mines de Cosne et de Pampalieu 
citées sur le compte de ses biens confisqués (2). 

Entre la noblesse et la haute industrie il n’y avait pas 
incompatibilité (3). Au xrv° sièclele, sfamilles chevaleres- 
ques, Raybe, d'Albon, d'Epinac, Laye, possédérent et 
firent valoir des mines, comme les Moissard, les Chou- 
chard, les La Mure, les Frippier et les Rossignol, familles 
bourgeoises du même temps (4). Une heureuse émulation 
existait entre ces personnes de condition inégale, elle les 


(1) Arch. départ. u“ de Le Laboureur, p. 163 —Vachez : Châtillon 
d'Azergues, p. 43. 

(2) Archiv. nationales : K, 329. — 11 est possible que Jean Jossard 
ait acquis ces mines des héritiers de l’argentier, auxquels elles avaient 
été restituées. 

(3) M. Vachez (Châtillon-d’Azergues, p. 42) a eu raison de dire que 
l'exploitation des mines n'était pas une cause de dérogcance. Au reste, 
les romanciers, les dramaturges, les malfaiteurs de l’histoire et des 
lettres ont beaucoup exagéré l'oisiveté orgueilleuse de l’ancienne no- 
blesse. 

(4) Documents entre les mains de l’auteur de cette notice. — Des 
associations semblables entre nobles et Yoturiers existaient en Lyon- 
nais au xvi° siècle. Voyez : Le Domaine ordinaire de Lyonnais, ou 
notice analytique des comples domaniaux pendant les ann‘es 1523 à 
4526, par V. de Valous; ce travail est inséré dans les #‘moires de la 
Société liltéraire de Lyon, année 1865. Il y est question des extrac- 
tions et du revenu des mines de plomb argentifère du Lrornais. 


ANOBLISSLMENT D'UN MINEUR LYONNAIS. 31 


portait à se rendre utiles à tous, à s'associer et à s'enri- 
chir par un travail difficile, aléatoire et périlleux. 

Cette assertion paraitra étrange et heurtera des idées 
légèrement acceptées. Elle n'en est pas moins exacte et 
fondée. Lorsqu'on étudie l'histoire sur les documents ori- 
gnaux, les préjugés répandus par des écrits sans cons- 
cience tombent un à un, et l’on reste confondu devant la 
vérité toute nue que les fourbes et les sots veulent ha- 
biller à la mode de leurs passions ou de leur crédulité. 
On ne peut refuser au moyen-âge la gloire d’avoir pré- 
paré par ses tâtonnements enfantins, ses moyens méca- 
niques très-bornés, ses connaissances plus hermétiques 
que rationnelles, plusieurs des industries dont le déve- 
loppement enfle notre orgueil. Il faut répéter que le 
moyen-àge a déblayé le terrain, que les alchimistes, en 
quête de la pierre philosophale, que les chercheurs des 
trésors enfouis, ont retrouvé les gîtes exploités par les 
Gaulois et les Romains; qu’ils ont découvert des mines 
jusqu’à eux inconnues, et qu'ils ont pratiqué avec une 
patience et un courage incroyables,la dangereuse extrac- 
tion des métaux à l’aide de machines et d'instruments in- 
commodes et imparfaits. Reconnaissons donc l'œuvre 
méritoire de ces temps auxquels on conteste jusqu’à l'in- 
telligence. 

Non-seulement il n'existait entre la noblesse et la haute 
industrie aucune incompatibilité, mais bien plus, Hugues 
Jossard dut l’anoblissement à son travail de maître mi- 
neur. En effet, ses services de magistrat, récompensés par 
une modération exceptionnelle de la finance à payer au tré- 
sor, n'ayant pas motivé lafaveur royale, on peut, en l’ab- 
sence des lettres originales qui auraient été fort intéres- 
santes à étudier, et qui sont simplement rappelées dans 
les lettres de jussion,supposer que la recherche, la décou- 


32 ANOBLISSEMENT D'UN MINEUR LYONNAIS. 


verte et l'exploitation des mines furent les causes efi- 
cientes de cette haute grâce du souverain. Le Roi avait 
un intérêt réel à encourager l'importante industrie dont 
il percevait le dixième du profit et qui pourvoyait aux 
besoins urgents du royaume en lui fournissant les mé- 
taux nécessaires à sa consommation. 

Les chefs du gouvernement francais ont toujours eu 
assez de justice et d'habileté pour distinguer et récom- 
penser des familles plébéiennes, en les appelant aux hon- 
neurs nobiliaires. Ce qui prouve que la classe bourgeoise 
a de tout temps été éclairée et capable. Serait-il indiffé- 
rent d'écrire ceci à l'adresse des contempteurs des épo- 
ques antérieures à la nôtre? | | 

La famille Jossard, oubliée par les historiens de Lyon, 
ayant rempli des fonctions judiciaires très-élevées, ayant 
pris part à l'administration de la grande cité, ayant 
recherché, découvert, et exploité des mines de plomb ar- 
gentifère, ayant participé à la défense nationale, et enfin 
étant parvenue à la noblesse et à l’ordre de chevalerie, 
doit être inscrite parmi les familles lyÿonnaises dignes 
de mémoire. Ce sera un hommage bien tardif rendu à ses 
services, ce sera de plus la divulgation d'une particula- 
rité remarquable tant au point au point de vue des an- 
nales nobiliaires que sous le rapport de l'histoire de l'in- 
dustrie minière. 

Faisons une large place à l'histoire du travail, bien 
plus intéressante et instructive que celle des princes, des 
batailles et des conspirateurs. Toutefois ne dédaignons 
aucun fait, ni aucun document ; ne dénigrons pas le passé 
au profit du présent, ni le présent au profit du passé et 
laissons tomber tous nos misérables préjugés. 


ANOBLISSEMENT D'UN MINEUR LYONNAIS. 39 


GÉNÉALOGIE DE LA FAMILLE JOSSARD (1). 


ARMOIRIES INCONNUES. 


I. HuGuEs Jossarp , bachelier ès-lois, citoyen de 
Lyon, lieutenant du sénéchal, puis juge du ressort 
de Lyon, co-seigneur de Châtillon-d’Azergues et 
de Saint-Symphorien-le-Chäteau, mineur anobli, 
lui, sa femme et sa postérité par lettres de l'année 
1398, inhumé dans l’église de Saint-Laurent de 
Lyon. Il épousa Marguerite de Lacroix dont il eut : 


Jean, qui suit : 
Françoise, femme de Bernard de Varey, plu- 
sieurs fois conseiller de ville, seigneur de 
Rontalon, qui testa le 5 septembre 1440. Elle 
lui avait apporté en dot douze cent francs 
d'or. 

IT. JEAN JossarD, bachelier ès-lois, citoyen conseiller 
de ville à Lyon en 1414, puis damoiseau,chevalier, 
seigneur de Châtillon d'Azergues, de Poleymieux 
et de Saint-Symphorien, possesseur des mines de 
Cona et du Mont de Pampalieu , fondateur d’une 
chapelle dans l'église de Saint-Laurent où il fut in- 
humé. Il testa le 3 novembre 1464. Il avait épousé, 
en premières noces, Alix Saporis; en secondes noces 
Jeanne de Varax, fille d'Antoine de Varax, cheva- 


(1) On donne cette généalogie d'après les analyses trop brèves faites 
par Claude Le Laboureur (x‘* conservé aux arch. départem.,, des tes- 
liments de Jean Jossard, de son fils Guillaume, de sa femme Jeanne de 
Varax et de Bernard de Varey. Le Laboureur a mentionné plusieurs 
fois le nom de cette famille dans le second volume des Mazures de 
l'Ile-Barbe. 

d 


3% 


ANOBLISSEMENT D'UN MISECI! LYONNAIS. 


lier, seigneur de Romans, Dans son testament, il 
parle d’un projet de mariage avec Antoinette de 
Merlay ; et Guichenon lui donne une autre femme 
Anne de Vaugrigneuse en 1448. Jeanne de Varax, 
testa à Laye, le jour de Saint-Michel 1462, et fut 
inhumée dans l'église de Saint-Laurent, 


Jean Jossard eut du premier lit : 
Guillaume qui suit : 


Du deuxième lit : 

Jean auquel sa mère Jeanne de Varax, donnait 
s’il vivait, mille florins d’or. 

Hugues, prieur de Saint-Loup, qui eutun legs 
de cent florins. 


Claude, femme de noble homme Guillaume de 
Montaigu, qui eut un legs de dix florins outre 
sa dot. 


Françoise,qui eut de sa mère unlegs de 400 florias, 
de son père la terre de Châtillonetla moitiédu 
revenu des mines de Cona et de Pampalieu; elle 
épousa Yves Terrail, chevalier, seigneur de 
Bernin. 


Jeanne, elle eut de sa mère un less de 400 florins, 
de son père la terre de Saint-Symphorien et la 
moitié du revenu des mines ; elle épousa en 1478 
Guillaume de Laye, chevalier, seigneur deSaint- 
Lagier. 


IT. GULLAUME JossARD, chevalier , seigneur de Po- 


leymieux; il épousa Catherine de Montaynard (1), 


(1) Moréri, article Moatavnard, dit que Catherine épousa Jean Jos- 
saud, fils de Guillaume. Ce sont deux erreurs. 


ANOBLISSEMENT D'UN MINEUR LYONNAIS. 39 


quatorzième enfant de Raymond deMontaynard, à 
laquelle, par son testament fait à Lyon le 16 aoùt 
1466, il lègue 600 livres tournois outre son aug- 
ment, son douaire et ses joyaux, plus les cens et 
servis de Dargoire; il institue pour héritier l'en- 
fant dont sa femme est enceinte, en lui substituant 
Pierre de Montaigu, filsde sa sœur Claude Jossard, 
et après cette date on ne trouve plus le nom de 
cette famille bientôt éteinte. 


UNE PROMENADE 


DANS 


LE QUARTIER DE SAINT-PAUL 


La démolition projetée d'une partie du quartier de 
Saint-Paul, par suite de l'établissement du chemin de 
fer de Montbrison, m'a engagé à y entreprendre une 
promenade et à tâcher d'en rapporter quelques anciens 
souvenirs qui vont être matériellement effacés. 

D'après mes renseignements , la démolition commen- 
cerait vers le n° 84 du quai de Pierre-Scise ; elle se pro- 
longerait contre la colline, et suivrait ensuite la rue 
Saint-Paul, jusqu'au bas de la montée des Carmes- 
Déchaussés (1). | 

Les diverses successions de dénominations des voies 
de communications occasionnent parfois d'assez grandes 
difficultés à ceux qui font des recherches au sujet des 
vieilles maisons, dont les adresses anciennes et nou- 


(3) La compagnie du chemin de fer de Montbrison a publié un plan de 
ses travaux, ct les journaux de Lyon en ont donné le résumé. La route 
parcourue entre Ja station de Lyon, quart'er Saint-Paul, ct celle de Mont- 
brison est de 78,068 métres. Il se pourrait que des modilications fussent 
apportées à ses projets, et que les renseignements obtenus par moi n'eus- 
sent pas unc entière exactitude ; je ne livre donc ces détails à mes iccteurs 


que dubilativement. 


UNE PROMENADE DANS LE QUARTIER SAINT-PAUL. 27 


velles différent complètement et peuvent, dans les des- 
criptions locales, donner lieu à de faciles erreurs par 
suite de leur situation douteuse. Ainsi le quai, du pont 
de Nemours à celui de Serin , est divisé aujourd'hui en 
deux seuls tronçons : le quai de Bondy ct celui de Pierre- 
Scise, dont la limite mutuelle est fixée par le pont Saint- 
Vincent. Jadis, c'était une longue rue qui baignait dans 
la Saône un des côtés de ses maisons et se divisait en un 
grand nombre de tronçons : du pont du Change — main- 
tenant pont de Nemours — jusqu'à la place de l'Ancienne- 
Douane, rue de Flandres ; de la susdite place au port 
Dauphin, situé au débouché de la rue de l'Angile, rue de 
la Saônerie ou de la Saulnerie, à cause des marchands 
de sel qui y possédaient des entrepôts (1); du port Dau- 
phin jusqu'au pont Saint-Vincent , rue des Hébergeries, 
dans laquelle se trouvaient de nombreuses auberges, 


{1} Je n'oserais pas trancher cette question d'orthographe, qui renferme 
un problème étymologique. Voici ce qu’on lit dans l'almonach de 1745, à 
l'article du port Dauphin : « Le Consulat de la ville, pour donner un 
e abord plus libre à la place de la Douane et à la ruc de Flandres, fit 
+ abattre quelques maisons où élait autrefois la chapelle de Notre-Dame 
« de la Saônerie, ainsi nommée parce qu'elle était sur le rivage de la 
« Saône, et fit ouvrir en même temps, en cet endroit un port qui fut ap- 
« pelé le Port-Dauphin, en mémoire de la naissance du dauphin, fils de 
« Louis XIV, qni arriva en 1662. » 

Feu Péricaud l’siné adoptait l'orthographe de Saulnerie, ce qui indique- 
rat le voisinage des sculniers où marchands de sel, et probablement le 
fond de la place de la Douane. Une autre chapelle , celle de Saint-Eloy, 
existait à l'entrée de ladite place, et je présume que c'est la petite église 
que l'on voit, sans indication de titre. sur le plan du xvi° siecle. Lors de 
l'invasion de Lyon par les protestants, en 1562, un des chefs catholiques, 
le capitaine Fenoyl, défendit cette voie de communication avee Vaise cn 
se retranchant dans la chapelle de Saint-Eloy, qui devait nécessairement 
être sur la rue. Cochard, dans sa Description de Lyon, 1817, adopte l'or- 


lographe de Saoncrie. 


38 UNE PROMENADE DANS LE QUARTIER SAINT-PAUL. 


représentées encore aujourd'hui par l'hôtel des Trois- 
Ambassadeurs et celui du Chapeau-Rouge, qni depuis peu 
de temps est devenu l'hôtel du Louvre; du pont St-Vincent 
à l’entrée de la rue de l'Epine, rue de la Peyrollerie, ha- 
bitée par de nombreux chaudronniers ou peyrolliers ; de 
là jusqu’à la place de l'Homme-de-la-Roche, rue du 
Puits-du-Sel, qui provenait d'un grenier à sel; de la 
susdite place jusqu'à la montée de la Chana, rue de 
Bourgneuf ; depuis cette montée, rue de Pierre-Scise, 
jusqu’au château de ce nom, et enfin rue de l'Obser- 
vance, en raison du couvent des cordeliers qui portait 
ce titre, jusqu'à la porte de Vaise. 

Pendant le règne de la Terreur, après la résolution 
prise par la Convention de détruire la ville de Lyon, les 
représentants du peuple firent commencer la démolition 
des maisons qui bordaient la Saône , jusqu’au faubourg 
de Vaise ; cependant je me souviens d'en avoir vu quel- 
ques-unes qui subsistaient dans les premières années du 
siècle présent, et constituaient encore un tronçon de 
rue (1). | 

La maison n° 89 du quai de Pierre-Scise actuel mérite 
d'être visitée : c'était autrefois l'Hôfel-de-Paris. La 
proximité du port des bateaux à vapeur lui procurait 
une grande quantité de voyageurs, à l'arrivée aussi bien 
qu'au départ, car on allait y passer la nuit, pour se trou- 
ver prêt de grand matin à s'embarquer sur les bateaux. 


(1) Ma mère, en compagnie de plusieurs personnes, parmi lesquelles se 
trouvait Artaud, le créateur de nos musées, manqua d’être écrasée par 
l'écroulement subit d’une de ces maisons à moitié démolies. On s'était 
embarqué à la Feuillée sur une béche, et l'on se dirigeait du côté de Vaise; 
tout à coup, une vieille masure s’abime dans la Saône ; le bateau, entouré 
de débris, reçoit une immense et terrible commotion, mais les passagers 


n'eurent à subir que le supplice de la peur. 


UNE PROMENADE DANS LE QUARTIER SAINT-PAUL. 39 


L'intérieur de cour est très-vaste et embelli d’une tour 
élevée qui sert de cage à un escalier. M. P. Martin, dans 
ses Recherches sur l'architecture des anciennes maisons 
de Lyon, a donné un dessin de la façade, en indiquant 
l'adresse du quai du Puits-du-Sel, 117. 

Après l'hôtel de Paris, je recommanderai à l'attention 
du promeneur qui se dirige vers le centre de la ville 
la maison n° 100, d'un assez bon aspect et sur laquelle 
on lit cette devise: Domus omnis virtutis (maison 
de grande vertu). En outre, une inscription nous 
apprend qu'elle a été léguée aux hospices par Jean- 
François Barrieu Maisonnette , décédé en 1676. Je 
trouve dans l'Histoire de l'hôpital, par Dagier (tome I, 
page 441), que le susdit légataire, en 1676, a laissé à 
l'Hôtel-Dieu une somme de 19,330 livres. Je ne saurais 
dire si cette somme représenterait simplement l’estima- 
tion de la propriété léguée par le défunt ou si elle serait 
une augmentation de son héritage. Voici quelques ren- 
seignements que je dois à l'obligeance de M, Le Tellier, 
secrétaire-général des hôpitaux : « Le donateur est dé- 
a signé, dans un testament notarié, sous les noms de 
« Jean-François Du Barrieu, dit Meysonnette.La maison 
« actuelle a été construite par l'administration hospita- 
« lière, sur l'emplacement de trois maisons données 
« par ledit Barrieu ; mais on ne trouve aucune pièce qui 
« fasse mention de l'inscription. » 

À défaut de tout autre document, je me permettrai de 
formuler une hypothèse : il se pourrait que Barrieu ou 
Dubarrieu, dit Maisonnette, eût reçu ou pris ce surnom 
par suite de la possession de trois petites maisons. En- 
suite, de maisonnette on aurait fait maison honnête, et 
enfin domus omnis virtutis. Je donne très-dubitative- 
ment cette interprétation , et j'engage les épigraphistes 


40 UNE PROMENADE DANS LE QUARTIER SAINT- PAUL. 


lyonnais à essayer quelques recherches pour élucider la 
question. Cette maison est à quatre étages, dont chacun 
se compose de cinq croisées sur le quai. Son style me 
semblerait assigner à sa construction le commencement 
du xvine siècle. 

Cette domus omnis virtutis se trouve placée à l'angle 
du quai Pierre-Scise et de la rue Saint-Paul, laquelle 
s'étend aujourd'hui jusqu’au bas de la montée des Carmes- 
Déchaussés, autrefois des Grands-Capucins. Avant la 
Révolution, cette rue était divisée en trois troncons : la 
rue de l'Epine ou des Grosses-Tètes, la rue Poterie et la 
rue Misère. La partie de la rue Saint-Paul dans laquelle 
je m'engage et qui me conduit sur la place Gerson por- 
tait encore, il y a peu d'années, le nom de rue de l'Epine. 
Je ne pourrais pas donner d’une manière explicite l’éty- 
mologie de cette dénomination ; cependant il est à pré- 
sumer qu'elle est un souvenir se rattachant au chapitre 
de Saint-Paul. En effet, je trouve dans l'inventaire des 
titres dudit chapitre, qu'il possédait à Collonges le mas 
de l'Epine depuis fort longtemps, puisqu'il existe deux 
terriers de cette propriété en faveur du chapitre de Saint- 
Paul, l’un de 1374 et l’autre de 1416, signés de Cons- 
tantin et de Tissot, notaires. En outre, un procès tou- 
chant l'exercice de la justice dans le tènement de l’Epine, 
eut lieu en 1443. Je rencontre encore le titre de l'Epine, à 
la date de 1493, donné à une maison dont le propriétaire 
était Edouard Grand, voyer de la ville (1). Elle avait un 


(1) Dans l'inventaire des archives communales, publié par M. Rolle, il 
est question, à la date de 1516-1517, d'un ordre donné « à Edouard Grand, 
« voyer de la ville, de procéder à l'extraction des roches qui obstrusient 
« les arches du pont de la Saône, et rendaient la navigation périlleuse dans 
« cet endroit. » Ainsi, le travail accompli à notre époque était projeté 
depuis plus de trois siècles. « 1523-1526. Ordre au voycer Edouard Grand 


UNE PROMENADE DANS LE QUARTIER SAINT-PAUL. 41 


jardin joignant par dèrrière l'entrée du cloître de Saint- 
Paul, et se trouvait située dans une rue dite du Griffon 
{Bréghot du Lut, manuscrit). Il ne me serait pas possible 
de préciser la situation de cette maison et celle de la rue. 
Dans tous les cas, elles devaient être placées autour de 
la cour qui borde encore aujourd'hui le mur latéral de 
l'église, et à laquelle, dans la pièce ci-dessus, on donne 
la qualification de cloître. Cependant, après avoir bien 
examiné les lieux, j'avoue qu'il est difficile d'y trouver 
l'emplacement possible d’une maison et d’un jardin. Ce 
bâtiment de l'Epine n'était pas situé dans la rue de ce 
nom; mais cette dénomination indique peut-être quel- 
ques relations administratives avec le mas de l'Epine, 
dont on retrouve un souvenir nominal dans une partie du 
territoire actuel de la commune de Collonges. 
Cette rue de l'Epine portait aussi le nom de rue des 
Grosses-Tèêtes, et c'est ainsi qu'elle est désignée, en 1791, 
dans les actes de vente des biens nationaux. Cependant 
je lis le nom de l’Epine sur le plan de Séraucourt, de 1740, 
dans l’almanach de 1750, sur les plans de 1784, 1816 et 
1840, dans le Guide de l'étranger de 1826, par Cochard, 
dans celui de 1847, par Combe et Charavay, et enfin 
dans le Dictionnaire des rues de Lyon de 1849. Ce nom 


« de faire barrer l'égout qui se dégorgesit dans le Rhône, en face de 
« l'Hôtel-Dicu, et par lequel on pouvait s'introduire en bateau dans la 
u ville. » 

Il paraitrait que la profession d'ingénieur ou d’architeetc se perpétua 
dans la famille Grand. En effet, je retrouve ce nom dans la liste des voycers 
de la ville, depuis Simon Maupin, 1637, publiée par M. Tony Desjardins, 
à la fin de son histoire de l'Hôtel-de-Ville : «François Grand, 1767, voyer 
« de la ville, conseiller du roi, intendant des fortifications au département 
« de Lyon. — Jean-François Grand, voyer architecte, fils du précédent, 
« nommé en concurrence et survivance de son père depuis 1779, dispa- 
« rait du cadre des officiers municipaux à partir de 1791. » 


42 UNE PROMENADE DANS LE QUARTIER SAINT-PAUL. 


de l'Epine s'était implanté dans ce quartier; car un al- 
manach de Lyon de l'an V (1797-98), décrivant les neuf 
cantons de la ville, nous apprend que dans le 7°, appelé 
de la Montagne, lejuge de paix se nommait de l’Espine et 
habitait quai de Flandres. Un manuscrit de feu Bréghot 
du Lut dit que la dénomination de rue des Grosses-Têtes 
provenait de l'enseigne d’une auberge installée dans 
cette rue. En effet, il existe encore une hôtellerie au 
n° 4, presqu'au débouché de la rue sur le quai de Pierre- 
Scise. Cette maison, très-vaste et de construction du 
siècle dernier, porte le nom d'hôtel de Saint-Paul, et je 
me souviens qu'à l’époque où le débarcadère des bateaux 
À vapeur existait sur le port de l’ancien quai du Puits- 
du-Sel, elle semblait très-fréquentée. Ce bâtiment, bien 
décrit dans les actes de vente des biens nationaux, en 
1791, appartenait aux chanoines de Saint-Paul, et était 
limité par la domus omnis virtus, située à l'angle du 
quai et de la rue. On ne retrouve maintenant aucun ves- 
tige des Grosses-Têtes, et il est à présumer que cette 
enseigne existait antérieurement à la construction ac- 
tuelle. 

Plusieurs autres maisons situées dans cette rue ap- 
partenaient aux chanoines de Saint-Paul et en logeaient 
les dignitaires, les prébendiers, les bénéficiers, etc; mais 
les indications puisées dans les actes de vente des biens 
nationaux, en 1791, sont peu précises et ne permettent 
pas de désigner affirmativemement ces maisons. 

Je recommanderai à l'attention des archéologues et 
des artistes le n° 14, du côté de la colline, dont la porte 
d'entrée en bois, entourée de pilastres cannelés surmon- 
tés de chapiteaux ioniques , me semble indiquer, sinon 
l'époque précise de la Renaissance, au moins la seconde 
partie du xvie siècle. Au premier étage, se trouve une 


UNE PROMENADE DANS LE QUARTIER SAINT-PAUL. 43 


cour surmontée d’une cage d'escalier considérablement 
élevée. Au milieu de la hauteur, on remarque une tou- 
relle adossée contre cette cage et soutenue par une 
trompe que l’on pourrait presque appeler téméraire. La 
partie basse de cet ensemble monumental appartient au 
système ogival et les étages supérieurs semblent indi- 
quer la Renaissance ou plutôt la fin du xvi® siècle. Au 
fond de la cour, on remarque une fontaine avec vasque, 
style Henri IV, qui pourrait peut-être bien concorder 
avec le sommet dela susdite tour d'escalier. Je n’ai trouvé 
aucun document sur l’ancienne destination de cette mai- 
son ; cependant la description incomplète d'une vente de 
propriéte nationale, en 1791, me ferait supposer qu'elle 
avait été habitée par les bénéficiers de Saint-Paul. (?) 

Le bâtiment voisin, qui a déjà disparu, laisse aperce- 
voir le rocher vertical, contre lequel sont adossées toutes 
les maisons de cette rue. Au-dessus de ce rocher, il 
existe une multitude de petits jardins dépendant des ha- 
bitations inférieures. Au reste, on peut se rendre compte 
de l'état des choses en pénétrant sur la terrasse qui do” 
mine ce quartier, et à laquelle le n° 18 de la montée des 
Carmes-Déchaussés donne entrée. La vue de tous ces 
petits jardins est une vraie curiosité. 

En poursuivant ma promenade, j'arrive à la maison 
qui forme l’angle de la rue Saint-Paul et de la place 
Gerson. En 1791 elle servait de logement au chanoine 
Perrichon, chamarier et licencié de Sorbonne. Cette 
charge de chamarier constituait la première dignité de 
l'église de Saint-Paul. La petite maison latérale sur la 
place, et qui porte aujourd'hui le n° 1, était assignée à 
la demeure du curé, et l’on remarque éncore dans la cour 
un disque ornementé qui recouvrait l'orifice d’un puits 
À la suite est une construction moderne élevée su l’em 


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4 UNE PROMENADE DANS LE QUARTIER SAINT-PAUL. 


placement d'un cimetière, que l’on voit figurer sur le 
plan du xvi® siècle. La cure actuelle est au premier 
étage. 

Plusieurs petits bâtiments de la place Gerson, 


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adossés 
à la colline et dominés par des jardins attenants, appar- 
tenaient probablement aux chanoines. Quelques-unes de 
ces maisons sont desservies par une large allée com- 
mune, telle que celle du n° 22. La cour des deux n°° 24 


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UNE PROMENADE DANS LE QUARTIER SAINT-PAUL. 45 


et 26, presque en face de l'entrée de l’église, est remar- 
quable par une tourelle d'escalier d’une grande éléva- 
tion. Ces maisons étaient occupées par les perpétuels de 
Saint-Paul. (Actes de vente des biens nationaux, 1791.) 

La place Gerson s'appelait, il y a peu d'années , place 
Saint-Laurent, en souvenir de la chapelle située sur son 
terrain, parallèlement à l'église de Saint-Paul. Gerson, 
l’auteur présumé de l’Zmitation, avait été inhumé dans 
cette chapelle, et ce récent changement de nom a rem- 
placé le contenant par le contenu. La place n'existait 
donc pas alors que Saint-Laurent était debout, et le 
tronçon à la suite de la rue de l'Epine se nommait rue 
de la Poterie. 

Cette place est dominée par un groupe de bâtiments 
assez diversifié, situé à mi-coteau, et remarquable sur- 
tout par une tour d'une forme carrée oblongue d'une 
grande hauteur. C'était encore en 1866 la propriété des 
hôpitaux, qui en ont fait la vente pour un orphelinat. 
Le seul document que j'aie pu récolter sur cette pittores- 
que masse de constructions, c'est quelles avaient été 
données aux hôpitaux, en 1662 et 1677, par un sieur 
Garnier. Le style général indique le xvn* siècle, 

Pour faciliter le passage du chemin de fer, on sera 
forcé d'entamer considérablement la montagne, en sorte 
que l'établissement dont je viens de parler disparaitra 
probablement en partie. L'entrée de cet orphelinat, dont 
l'intérieur de cour a été déjà singulièrement modifié pour 
l'approprier à sa destination, se trouve situé à la montée 
des Carmes-Déchaussés, n° 14 (1). Quand on pénètre sur 
la place Gerson par le côté du quai, on est vraiment 
étonné de l'aspect de la colline, et la disparition de ce 


1) L'orphelinat a cte transporté ün peu plus haut, n° 20. 


46 UAE PROMENADE DANS LE QUARTIER SAINTF-PAUL. 


pittoresque spectacle sera un véritable chagrin pour les 
artistes et les archéologues. 

Dans le principe, la gare devait être établie sur la 
place Gerson , et voici ce que je lis dans l'enquête su: 
l'emplacement des stations : « Nous avons trouvé qu’en 
« construisant la station sur la place Gerson, on n'aurait 
« pas pour le développement des voies , depuis la sortie 
« du tunnel, une longueur suffisante. Alors nous nous 
a sommes décidés, malgré une notable augmentation 
« de dépenses, à empiéter sur la montagne, et au 
« moyen de 200,000 mètres cubes de déblais, nous avons 
« pu nous procurer l'emplacement suffisant pour la sta- 
« tion et la prolonger jusqu’à la rue Ottavio-Mey, dont 
« la pente douce donne aux voitures un facile accès. » 

Il se pourrait que cette démolition de la rue actuelle 
de Saint-Paul s'étendit à d’autres parties du quartier, et 
je vais continuer ma promenade en faisant le tour de 
l'église. Me voici à l'angle de la rue Saint-Paul et de 
celle de l'Ours : la maison qui constitue cet angle appar- 
tenait au chapitre, et elle est parfaitement décrite dans 
les actes de vente des biens nationaux. Le nom de la 
clergeonnerie qu'elle portait, indique sa destination au 
logement des clergeons, ou bien à leurs exercices sco- 
laires et religieux. Cette maison, par suite d'un traité 
passé, en 1664, entre le Consulat et le chapitre, avait été 
en partie démolie pour l'élargissement de la rue de l'Ours, 
qui, n'ayant auparavant que cinq pieds neuf pouces, obtint 
ensuite quinze pieds de largeur.(Invent. des arch. comm.) 
L'observateur, en se promenant, remarque en effet que 
le style de la façade sur la rue de l’Ours est bien posté- 
rieur à celui de la rue Saint-Paul. 

Je descends par la rue de l'Ours, ainsi nommée d’un 
ours grossièrement sculpté à l'angle obtus des n° 8 et 


UNE PROMENADE DANS LE QUARTIER SAINT-PAUL. 47 


10. Le n° 10 était une propriété du chapitre et se trouve 
limité au nord par la cour de l’église. La salle capitulaire 
existait dans ce bâtiment, qui communiquait de la rue 
dans la susdite cour, en descendant une rampe d’esca- 
lier, et aboutissait par une de ses extrémités au mur 
servant de division, entre la chapelle de Sainte-Margue- 
rite et celle de la Trinité. On ne peut pas se tromper sur 
la situation de cette maison, car dans l’acte de 1791 il 
est dit : « Est exceptée de cette vente une échope cons- 
truite sur la partie du cloître » — ou de la cour. — Or 
cette échoppe existe encore. Le style, du côté de la fa- 
çade extérieure, me semble indiquer le xvri° siècle, et 
probablement cette construction eut lieu vers 1664, à 
l'époque où la clergeonnerie, dont le mur est mitoyen, 
subit un reculement sur la rue de l’Ours. Dans l'acte de 
vente précité, il est dit que la maison vendue a trois éta- 
ges et des greniers au-dessus . elle a effectivement trois 
étages et un quatrième très-surbaissé qui devait servir 
de grenier, 

Continuant à descendre par la rue de l'Ours (1), j'ar- 


(1) Cette partie de la rue de l’Ours, depuis le quai jusqu'au débouché 
de la rue de Noailles, s'appelait rue du Charbon-Blanc, et ensuite rue de 
l’'Ange. En 1827, elle couservait encorc cette dernière dénomination. 
(4rch. hist. et stat. t. VII, p. 212). 

La ruc de Noailles ou de Nouailles se nommait, en 1532, rue de Nouvial 
ou de la Tripcrie. Sa désignation actuelle est une altération de l’un de ses 
anciens noms, probablement celui de quelque propriétaire. (Rues de 
Lyon, Breghot du Lut, 1838). ‘Je crois me souvenir qu'avant la construc- 
tion des abatloirs le public la désignait sous le nom de Boucherie-Saint- 
Paul, parce qu'elle était habitce par des bouchers qui ne pouvaient pas 
alors s'établir en dehors des boucherics. Dans l’Inventaire des titres du 
chapitre, elle est nommée rue de la Boucherie-Saint-Paul, ct l'on y relate 
la possession par les chanoines de deux maisons : celle de l'Aigle d'argent 
et celle de la Verge. 


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AR UNE PROMENADE DAN S QUARTIER SAINT-PAUL. 


rive sur le quai de Bondy, autrefois des Hébergeries, et 
je me trouve bientôt au débouché de la ruelle de Saint- 
Nicolas', qui contourne le chevet de l'église et passait en- 
suite autrefois entreles murs latéraux de Saint-Paul et 
de Saint-Laurent, pour aboutir à la rue dela Poterie.Dans 
cette ruelle, deux maisons limitées par la cour de l'église 
appartenaient au chapitre, et l'une d'ellesétait occupée par 
les perpétuels. De là, en contournant l'abside, on arrive 
à la chapelle de la Trinité, qui servait à l’inhumation 
des chanoines et devint ensuite le dépôt des morts , éta- 
blissement probablement semblable à celui que nous ap- 
pelons la Morgue. Elle est devenue aujourd'hui l'entre: 
pôt d’un fabricant de chaises, et il n’est pas facile de la 
visiter, étant située dans une cour ordinairement fer- 
mée. Ce n’est absolument qu'un caveau sans aucune 
espèce d’ornementation et de style. Parallèle au mur 
latéral de l'église, elle aboutit perpendiculairement con- 
tre le mur de la chapelle de Sainte-Marguerite. Cette 
dernière, dont la nef arrive à angle droit contre le tran- 
sept de l'église, a une porte qui donne dans l’ancienne 
chapelle des frères tailleurs, cédée à cette corporation 
en 1742, par Madeleine Pécoil, veuve de Louis de Cossé- 
Brissac. Je ne donnerai pas d’autres détails sur l'église 
de Saint-Paul, et je renvoie au Lyon ancien et moderne, 
1838 (t. 2°, p. 406), qui en contient l’histoire. par 
Mile Jane Dubuisson. 

Après avoir terminé ma promenade de l'autre côté de 
l'eau, je me dirige vers le pont Saint-Vincent en passant 
par la rue des Six-Grillets (enseigne d’une hôtellerie), 
dans laquelle le chapitre possédait deux maisons habi- 
tées, l’une par les perpétuels, l’autre par le prébendier 
de Sainte-Catherine. Toutes ces vieilles constructions 
ont disparu par suite de l'élargissement de la susdite rue, 


UNE PROMENADE DANS LE QUARTIER SAINT -PAUL. 4) 


qui nest plus qu'une annexe de la place Gerson. Cet 
agrandissement permet au paysagiste de jouir d’une vue 
trés-pittoresque, en ayant pour premier plan le transept 
de Saint-Paul. Mais, ainsi que jel'ai dit, ce magnifique 
spectacle va bientôt disparaitre par suite de l’établisse- 
ment de la gare du chemin de fer de Montbrison. J'en- 
gage donc les amateurs à jeter un dernier regard sur ce 
coteau, qui vivra seulement dans une eau-forte de M.Tour. 
nier, d'après un dessin de l’auteur d'une Promenade 
dans le quartier de Saint-Paul. 
Paul SAINT-OLIVE. 


PosT-SCRIPTUM. — Dans le courant de ma promenade, 
j'ai cité plusieurs des fonctions ou des titres attribués 
aux chanoines de Saint-Paul, logés dans le quartier que 
je passe en revue. Comme la plupart de ces fonctions ou 
titres ne sont plus en usage, je vais essayer d’en donner 
l'explication , en m'adressant aux auteurs qui ont traité 
ce sujet. 

« Bénéfice. Eglise dotée de quelque revenu, pour faire 
le service divin. Il se dit non-seulement de la fonction, 
mais du revenu qui y est attaché. Un bénéfiec est une 
certaine portion du bien de l'Eglise, assignée à une per- 
sonne ecclésiastique pour en jouir pendant toute sa vie, 
pour rétribution du service qu'elle rend ou qu'elle doit 
rendre à l'église. Pour être pourvu d'un bénéfice, il suffit 
d'être tonsuré. Le bénéficier n'est pas propriétaire des 
biens de l'Eglise ; il n’en à que l’administration, dont 
néanmoins il ne rend compte qu'à Dieu. » (Dict. de Tré- 
vOUT.) 

« Un bénéfice est un titre ecclésiastique qui donne au 

titulaire un droit fixe et perpétuel de jouir d’une portion 
4 


DO UNE PROMENADE DANS LE QUARTIER SAINT-PAUL. 


déterminée des biens de l'Eglise. » (Duction. de théo- 
logie, 1756.) | 

« Bénéfice se dit, dans le droit canonique, d’un titre 
ou d’une dignité accompagnés d’un certain revenu. » 
(Grand Vocabulaire français.) 

« Chamarier. Dignité de l'Eglise de Lyon. (Dict. de 
Trévoux. ) 

« C’est le titre que porte le premier dignitaire de 
l'église de Saint-Paul de Lyon.» (Grand Vocab). 


Ce titre se rencontre aussi parmi ceux des chanoines 
de Saint-Jean. « Le chamarier (camerarius) était chargé 
des fonds affectés à la défense des terres et des droits de 
l'Eglise. Il avait en outre la garde des portes et des clés 
du cloître. » (Obituar. Lugd. ecclesiæ, publié par M. C. 
Guigue, 1867. Introduction, p. xxvir.) Tous les amateurs 
d'archéologie lyonnaise connaissent le remarquable in- 
térieur de la maison située à l’angle des rues Saint-Jean 
et Porte. Froc , laquelle fut bâtie, au commencement du 
xvi° siècle, par François d'Estaing, chamarier de Saint- 
Jean. Le Grand Vocabulaire français se trompe donc en 
attribuant spécialement au chapitre de Saint-Paul la 
dignité de chamarier , puisqu'elle existait dans l’église 
métropolitaine. Cependant il se pourrait que ce titre fût 
particulier au divcèse de Lyon. En effet, le Dictionnaire 
de Trévoux dit simplement, sans autre explication : 
» Dignité de l’église de Lyon. » 

« Habitué. Prêtre qui s'attache volontairement au 
service d’une paroisse”, qui va y dire la messe, l'office. 
(Dict. de Trévoux.) 

« Perpétuel se dit d’un prêtre qui remplit les fonctions 
de curé sans en avoir la qualité, et qui n'est pas amo- 
vible ou destituable. » (Grand Vocal.) 


UNE PROMENADE DANS LE QUARTIER SAINT-PAUL. bi 


« La commende des bénéfices est maintenant en 

France un titre perpétuel. (Dict. de Trévoux.) 

« Prébende (præbenda), ce qui doit être fourni, de 
Prœbeo. D'abord on appela ainsi les distributions qui se 
faisaient aux soldats. La prébende est une portion des 
biens d’une église, assignée à un ecclésiastique pour son 

entretien. C'est un bénéfice établi dans une cathédrale ou 
collégiale, Dans certains chapitres , 1l y avait des pré- 
bendes laïcales. » (Jacquin et Duesberg. Anéig. chrét.) 

« La Pyrébende est une place, dans un chapitre dont on 
est membre, par laquelle on. a le droit de jouir d’un cer- 
tan revenu en argent ou en fruits. » ( Dicéionnaire de 
théologie, 1756.) 

“ Prébende. Revenu annuel établi en considération 
des prières et da service auxquels un ecclésiastique est 
attaché , ce qui n’est pas mis au rang des bénéfices » 
(Grand Vocabulaire.) 

{La Prébende est un droit qu'a un ecclésiastique, 
dans une église cathédrale ou collégiale où il dessert, de 
PE Cevoir certains revenus ecclésiastiques et de jouir de 
rlains droits en argent ou en espèces (sic). Elle est 
ANSL appelé a præbendo. Præbere, jouir.— Prébendiers: 

OM que l'on donnait autrefois à certains pauvres que 
les églises nourrissaient. » (Dict. de Trévoux.) 


NOTICE 


SUR JEAN DE VAUZELLES 


PRIEUR DE MONTROTTIER 


Littérateur et poète lyonnais du XVIe siècle. 


Jean, troisième fils d'Etienne de Vauzelles (4), naquit 
à Lyon, dans les dernières années du xv° siècle. 
Il embrassa l'état ecclésiastique, et fut d'abord curé ou 
recteur de l'ancienne église de Saint-Romain (2), puis 
curé de Tassins (3). Il devint, en 1521 (4), chevalier de 
l'église métropolitaine de Lyon (5), et, vers 1527, prieur 


(1) Voir la Notice sur Matthieu de Vauzelles, publiée au mois de 
juin 1870, dans la Revue du Lyonnais. . 

(2) CI. Le Laboureur, de Colonia, Pernetti. 

(3) En septembre 1545, à la requête de Jean de Vauzelles, curé de 
Tassins, chevalier de l'Eglise Saint-Jean, le Chapitre donne 12 livres 
pour réparer l’église de Charbonnières. (Reg. cap., vol. 44, fol. 461). 

(4) 1521, Jean de Vauzelles pourvu de la chevalerie de Saint-Jean, 
vacante par la mort d'André Bariot. (Reg. cap., vol. 36, fol. 204.) 

(5) Le chapitre métropolitain de Lyon se composait de trois corps. 
Le premier était celui des Chanoines comtes de Lyon, au nombre de 
trente-deux. Un échange leur ayant attribué les possessions des com- 
tes de Forez dans la ville de Lyon et le titre de comte qui y était 
attaché, ils partagèrent pendant longtemps la souveraineté avec l’Ar- 
chevèque. Ils devaient, pour ètre admis, prouver seize quartiers de 
noblesse, tant du côté paternel que du côté maternel. Le roi avait 


NOTICE SUR JEAN DE VAUZELLES. 53 


commendataire de Montrottier (6). On trouve, à cette 
dernière date, dans les essais poétiques inédits de Jac- 


le titre de premier chanoine. — Le second corps était celui des offi- 
ciers : il se composait de quatre custodes, sept chevaliers, un théologal et 
vingt perpétuels. Les chevaliers aidaient les chanoines dans l’admi- 
nistration de l'Eglise, veillaient à la conservation de ses droits et en 
étaient les avocats et les docteurs. Aussi, exigeait-on qu'ils fussent 
gradués. C'étaient comme des chevaliers de loi, militia cœlestis, ec- 
clesia militans, à l'instar des chevaliers d'épée. Ils n'étaient tenus à 
aucun office de l'Eglise, parce qu'on les supposait toujours occupés 
à la défendre. On les comparait, en cette qualité , aux sept dons du 
Saint-Esprit, aux sept anges debout devant le trône de l'Agneau, aux 
sept diacres de la primitive Eglise ; on les désignait par les sept cier- 
ges qui servaient aux jours de solennité. Les meilleures familles lyon- 
paises ambitionnaient cette dignité pour ceux de leurs enfants qui se 
destinaient à l'état ecclésiastique. Etant, pour la plupart, dans l'im- 
possibilité de parvenir aux prébendes canoniales , faute d’une assez 
grande noblesse, elles s'en dédommageaient par ces chevaleries, qui 
leur donnaient entrée dans une Eglise si longtemps l'objet de leur ja- 
lousie. Les conseillers-clercs du Parlement de Paris recherchaient 
également la dignité de chevalier, et souvent le Parlement la sollici- 
tait pour eux. Enfin, il y a eu des archevèques, des évèques et des 
abhos tirés de la classe des chevaliers. Dans la suite, ce titre devint 
pirement honorifique, et la coutume s'établit de revêtir, pour quel- 
ques jours, de la dignité de chevalier, les ecclésiastiques étrangers à 
l'Eglise de Lyon qu'on destinait aux quatre custoderies et à la théo- 
logale. — Le troisième corps était celui des habitués, et compre- 
nait environ cent personnes, parmi lesquelles six diacres, dix-huit 
clercs et douze enfants de chœur. 

‘6) Montrottier ou Montortier, aujourd'hui Riottier , à environ 
trente kilomètres de Lyon, entre Beauregard et Trévoux. Ce lieu, en- 
clavé dans la principauté de Dombes, faisait partie du Franc-Lvon- 
nais, autre terriloire d'outre-Saône, franc comme Dombes, qui ap- 
partenait à l'Eglise de Lyon. Le prieuré de Montrottier , le plus im- 
portant de ceux qui relevaient de l'abbaye de Savigay, rapportait, 
d'après La Monnoye, de quatre à cinq mille livres par an. Jean 
de Vauzelles jouissait d'ailleurs, au moins vers la fin de sa vie, de re- 


54 NOTICE SUR JEAN DE VAUZELLES. 


ques de Vintimille, une élégie latine adressée à Messire 
de la Torrette ( George de Vauzelles ), frère de Jean. 
Vintimille, après avoir déploré dans celte pièce my- 
thologique la mort du dernier prieur de Montrottier, 
suppose qu'Apollon ordonne aux neuf muses de célébrer, 
chacune sur le ton qui lui est propre, les louanges 
du défunt. Plusieurs divinités marines, Phorcus, Nérée 
ou la Mer, la néréide Panope, s’acquittent à leur tour 
de ce pieux devoir. Panope dit que l'Eglise a fait une 
perte irréparable. 

Mais Apollon prend aussitôt la parole : « Allons, 
« muses et néréides, plus de tristesse ! Voici venir un 
« mortel égal, supérieur même à celui que nous pleu- 
« rons. Aux dons extérieurs il unit la sagesse (7) et la 
« sainteté. Quant à ses frères, ils ressemblent si peu au 
« reste des hommes, qu'un jour la terre les rendra au 
« ciel avec orgueil (8). » 

Le nouveau prieur, Jean de Vauzelles, dont il est parlé 
avec une emphase toute juvénile dans ce passage, jouis- 
sait déjà d'une certaine renommée comme littérateur. Il 
avait publié l’année précédente son Histoire évangélique 
des quatre Evangélistes, avec cette devise Crainte de Dieu 
vault zèle, qui contient une allusion à son nom, et peut- 
être aussi À ces paroles de l’Ecclésiaste : Inifium sa- 
ptentiæ timor Domini. Mais à la tête des ouvrages 


venus assez considérables. Les nommées de 1551 constatent qu'il 
possédait notamment des immeubles au quartier de Fourvière , une 
maison sur le pont de la Saône, à la d°scente des Changes, estimée 
deux cents livres, et des pensions ou redevances sur des maisons de la 
cité. (Archiv. comm., série CC, 42 et 57). 

(7) « Insignis forma justitiaque vir est. » 

(8) Voir les poësies manuscrites qui font suite au poème De Bello 
Rhodio. (Grande Bibliothèque de Paris, fonds latin, 6,069). 


NOTICE SUR JEAN DE VAUZELLES. 35 


qu’il donna dans la suite on ne trouve guère que ces 
mots : D'un vray zèle. Les anagrammes étaient alors 
fort à la mode; chaque écrivain en adoptait un qui lui 
tenait lieu de signature et qui devenait comme sa mar- 
que littéraire (9). Jean, dans une de ses lettres, repro- 
duit et explique celui qu’il s'était choisi par l'associa- 
tion bizarre de ces expressions : Le vray zèle de moy 
Vauzelles (10). Il s'intitule, dans un autre endroit (11), 
Chevallier de vray zèle; enfin il fit mettre au-dessus 
de la porte de l’auditoire de l'officialité, des ancres en- 
trelacées avec des ailes, symbole hiéroglyphique que 
divers étrangers, dit le Père de Colonia, ont remarqué, 
et qui renferme à peu près le même sens que les devises 
dont nous avons parlé (12). 


(9) « La chevalerie, dit M. Sainte-Beuve , dans son Tableau de la 
poésie française au XVIe siècle, avait depuis longtemps perdu l'esprit 
de son origine, et d'institution utile qu'elle était d’abord, elleavait 
dégénéré en pure cérémonie de parade. François I°", en la recevant de 
Bayard, en fit une mode de cour, et ce fut à qui en prendrait 
les couleurs. Les poètes ne furent pas les derniers : chacun avait sa 
devise formée de son nom par anagramme ou empruntée aux blasons 
de l’antique chevalerie. » 

(10) Lettere scritte al signor Pietro Aretino da molti signori, com- 
munttà, donne di valore, poeti et altri excellentissimi spiriti.(Venetia, 
Francesco Marcolini, 1551, 2 vol. in-8, tome II, p. 59 et suiv.). 

(11) La dédicace de l'Humanité de Jesu Christ. : 

(12) Il existe un cachet qu'une tradition de famille attribue au 
prieur de Montrottier. C’est une sorte de cylindre creux ou d'étui en 
écaille garni d'argent à chacune de ses extrémités, et qui s'ouvre du 
côté du chiffre à l’aide d’un ressort et d’une charnière. Un double G et 
un double V entrelacés donnent à penser que le cachet a servi à 

George de Vauzelles avant d'appartenir à son frère. De l’autre côté 
sont gravees des armoiries particulières, qu'on croit avoir été adop- 
tées par Jean de Vauzelles, lorsqu'il devint chevalier de l'Eglise de 
Lyon. L'écu, surmonté, sans doute par allusion à cette dignité, d’une 


56 NOTICE SUR JEAN DE VAUZELLFS. 


Il était alors doyen-official de la Primacière, en d’au- 
tres termes, vicaire de l'archevèque pour l'exercice de 
la juridiction contentieuse. On lit dans les registres 
capitulaires (vol. 40, ff. 300 et 301) que le Chapitre, 
sous la date de 1530, le députa en cette qualité vers le 
duc de Savoie, pour régler les suites de la révocation 
de l'évêché de Bourg-en-Bresse. 

La reine de Navarre, Marguerite, sœur de François Ier, 
autour de laquelle se pressaient tant d'hommes célèbres, 
distingua, dans un de ses voyages à Lyon, le prieur de 
Montrottier et se l'attacha comme maître des requé- 
tes (13). Doué d’un esprit aimable et d'une belle pres- 
tance, Jean de Vauzelles parut avec avantage à cette 
cour si brillante, mais novatrice et quelque peu cor- 
rompue, dont il mérita le respect par la gravité de ses 
mœurs et l’ardeur de sa piété. 

Son influence moralisatrice se fit sentir dans une cir- 
constance qu'il convient de rapporter et qui révèle quels 
étaient , au point de vue de l'esprit , les amusements de 
cette société tout à la fois naïve et raffinée. 

Vers 1534, Clément Marot ayant composé son épi- 
gramme du Beau Tétin, facétie encore plus puérile que 
licencieuse, mais qui obtint à la cour un grand succès, 


couronne de comte, porte : d'argent, au pal d'azur vairé d'or, tiercé 
en fasce de gueules. 

(113) C’est la qualification qu'il prend lui-mème dans plusieurs let- 
tres écrites à Pierre Arétin. Voir aussi la Vita di Pietro Aretino, parle 
comte Mazzuchelli (Padova, Comino. 1741, in-8 et Brescia, 1763, in-]92, 
p. 247 et suiv.). Dujardin, dans l’abrégé qu'il a donné en français 
de cette Vie, sous le pseudonymé de Boispréaux (Vie de Pierre Aré- 
tin, La Iaye, 1750, in-12, p. 201), a substitué par inadvertance le 
nom de Louis à celui de Jean. Le texte de Mazzuchelli porte : Monsi- 
gnor Giovanni Vauzelles, priore di Montrottiers. 


NOTICE SUR JEAN DE VAUZELLES, 57 


plusieurs poètes imaginèrent de célébrer sur le même 
ton , ou, comme on disait alors, de blasonner les autres 
parties du corps féminin (14). Parmi eux figure dans 
les recueils du temps, comme auteur du Blason des Che- 
veulx, un des frères Vauzelles (sans doute Matthieu (15), 
en compagnie de Maurice Scève, Heroët de la Maison- 
neuve, Albert-le-Grand, Victor Brodeau, Claude Cha- 
puys, François Sagon, etc. C'était l'époque des tour- 
nois poétiques : Marot soumit ces petites pièces au juge- 
ment de la duchesse de Ferrare, Madame Renée de 


(14) Le recueil de ces pièces, auxquelles on en joignit plusieurs de 
Marot, fut imprimé sous ce titre: Blasons anatomiques du corps fé- 
minin, faits pur divers auteurs, (Lyon, François Juste, 1537, in-16). 
Il en parut, dans le même siècle. deux autres éditions, l’une à Paris, 
chez Charles l’Angelier, 1550, in-16, et l’autre, qui n'est qu'une très- 
mauvaise contrefacon de celle-ci, chez la veuve Jehan Bonfons, sans 
date. D. M. M... (Méon) fit réimprimer ce recueil à Paris, en 1807 et 
1809, en y joignant d'autres blasons. 

(15) Le Blason des Cheveulx, réimprimé, sans nom d'auteur , dans 
les œuvres de Clément Marot (édition de Langlet-Dufrenoy , 1731), 
avait d’abord été attribué à la reine de Navarre, sœur de François [*, 
des œuvres de laquelle il fut ensuite retranché par J. de la Haye, 
valet de chambre de cette princesse et éditeur des Marguerites. Dans 
les recueils originaux, fidèlement reproduits par Méon. et auxquels 
nous nous sommes reporté, il est précédé du mot Vauzelles, qui 
dissipe toute incertitude, et daté de 1536. Reste à savoir auquel 
des trois frères il y a lieu de l'attribuer. Or, George de Vauzelles, 
alors chevalier de Malte , ne parait point s'être occupé de poésie. 
Quant au prieur de Montrottier, cecmment admettre qu’il ait célébré 
les beautés du corps féminin, alors que son Blason de la Mort, inséré 
dans les mèmes recueils, n'est qu’une critique en forme d’épilogue 
des autres blasons ? Sa pièce, d’ailleurs, n’est pas seulement précédée 
du mot Vauselles, elle est encore suivie de la devise ordinaire : D'un 
tray zele. L'auteur du Blason des Cheveulx doit donc être Matthieu 

de Vauzelles, qui aimait à composer des vers, comme la plupart des 
jurisconsultes de son temps. 


58 NOTICE SUR JEAN DE VAUZELLES. 


France, qui lui avait donné asile au commencement de 
l’année 1535, après qu'il se fut compromis par ses assi- 
duités auprès de la reine de Navarre et ses épigrammes 
contre Diane de Poitiers, dont il avait cru faire sa mai- 
tresse avant qu'elle devint celle du roi. La duchesse de 
Ferrare adjugea le prix du concours, et Marot, en son 
nom, le décerna à Maurice Scève, auteur du Blason du 
Sourcil, pièce dont il est difficile aujourd'hui d'apprécier 
les droits à cette préférence. Quant au Blason des Che- 
veulæ, il obtint dans cette circonstance une mention 
honorable, si l'on en juge par ce passage de Marot, dans 
son Epistre à ceux qui, après l'épigramme du Beau 
Tétin, en firent d'autres : 


Nobles espritz de France poëticques, 
Nouveaulx PhϾbus surpassans les anticques, 
Grâces vous rends . . . . . . . . + . . . 
En me suyvant vous avez blasonné, 

Dont haultement je me sens guerdonné (16), 
L'ung, de sa part, la chevelure blonde, 
L'autre le cœur. ............. 
C'est tout cela qu'en ay peu recueuvrer : 

Et si bien tous y avez sceu œuvrer, 

Qu'il n'y a cil qui pour vray ne deserve (17) 
Un prix à part de la main de Minerve. 

Mais du sourcil la beaulté bien chantée 

À tellement nostre court contentée, 

Qu'à son autheur nostre princesse donne 
Pour ceste fois de laurier la couronne, 

Et m y consens, qui point ne le congnois, 
Fors qu'on m'a dict que c’est un Lyonnois. 


(16) Reécompensé. 
(17) Ne mérite. 


NOTICE SUR JEAN DE VAUZELLES. 59 


Puis Marot, au risque de mériter l'accusation de lèse- 
galanterie, invite tous ses confrères en Apollon à faire 
des contre-blasons, c’est-à-dire à brûler ce qu'ils ont 
adoré, et publie, pour leur donner l'exemple, l'épi- 
gramme du Laid Tétin. 


Là doncq, là doncq, poussez, faites merveilles : 
A beaulx cheveux, et à belles oreilles, 
Faictes-les-moy plus laides que l’on puisse, 
Pochez cest euil, etc. 

Describvez-moy en style espouvantable 

Un sourcil gris, une main détestable.…. 

Et pour le prix, qui mieulx faire sçaura, 

De verd lierre une couronne aura 

Et ung dixain de Muse marotine, 

Qui chantera sa louange condigne. 


Et nos poètes, suivis de plusieurs autres qui n'étaient 
pas d’abord entrés en lice, de chanter la palinodie; mais 
l'auteur du Blason des Cheveulx, quoique le prix pro- 
posé au vainqueur fût un dixain de Marot, comprit que 
ce serait passer les bornes et ne fit pas de contre-blason. 

C'est alors que Jean de Vauzelles essaya de ramener 
les blasonneurs à des idées plus graves, en composant 
lui même le Blason dela Mort (18). Cette pièce:19), si elle 


(18) Le poète Voulté s'en tire plus galamment par cette épigramme. 
qui se trouve au premier livre de son recueil : 


Ad poetas Gallos 
Qui muliebria membra laudarunt 


Fæmina quid vestra depiogitur arte, poetæ ? 
Depingi vivo nulla colore potest. 


(19) Le prieur de Montrottier l'a paraphrasée en prose, dans son 
livre des Simulachres, au chapitre bizarrement intitulé : Diverses ta- 
bles de Mort, non paincles, mais extraictes de l'escripture saincte, co- 
lorées par Docteurs Ecclésiastiques et umbragées par Philosuphes. 


60 NOTICE SUR JEAN DE VAUZELLES. 


ne satisfit pas tout le monde, fut du moins uns utile pro- 
testation en faveur de la morale et du goût; car un nou- 
veau champion, Gilles Corrozet, se rangea hardiment du 
côté de Jean de Vauzelles et engagea les autres poètes à 
suivre les recommandations de ce dernier, dans un blason 
contre les blasonneurs, lequel se termine ainsi : 


Délaissez donc telz escriptz trop horribles, 
. Et ensuyvez icelluy qui blasonne 

L'effect de mort, qui repos à tous donne; 

Car qui de mort la souvenance aura 

Aultres blasons jamais il ne fera (20). 


Marguerite de Navarre, chez qui le doute n'excluait pas 
une certaine exaltation religieuse, aimait à composer des 
comédies, moralités ou pastorales, qu’elle faisait repré- 
senter par les filles de sa cour. Jean de Vauzelles exé- 
cuta, sans doute par ses ordres, et peut-être en collabo- 
ration avec elle, quelques pièces du même genre. C'est 
ainsi qu'ayant projeté de traduire en français un ou- 
vrage ascétique de l'Arétin, la Vie de la Vierge, il 
écrivait à cet auteur, le 20 février 1539 : « J'espère ce 
caresme, en le traduisant, extraire d'icelluy sainctes 
comédies et spectacles théatreaux, par divers personnai- 
ges, représentans en rithme françoyse, au plus près qu'il 
sera possible, la décoration, l'élégance, les stupendes 
inventions arétines, plus de toute l'Italie admirées que 
facilles à ymiter (21). » 

Jean de Vauzelles fut aumolnier de François Ie, 
comme il nous l’apprend dans la dédicace qu'il fit à ce 
monarque de sa traduction de La Genèse de Pierre Arétin, 
en 1542. Peut-être exerça-t-il le même emploi auprès de 


(20) Recueil de Méon, p. 98 et suiv. 
(21) Leltere scritte a Pietro Aretino, lib. sec., p.59 et suiv. 


NOTICE SUR JEAN DE VAUZELLES. G{ 


Henri II. Ce qu'il y a de certain, c'est que lors de l’en- 
trée solennelle de Henri et de Catherine de Médicis à 
Lyon, en 1548, les princes et princesses de la cour le 
comblèrent de faveurs et de prévenances (22}, et que, 
cette même année, il servit au roi d'intermédiaire auprès 
de l’Arétin, dont plus d'un potentat, moitié par politique, 
moitié par goût, recherchait les productions et l'amitié. 
Il procura au roi un ouvrage inédit de celui qui s’inti- 
tulait le Fléau des Princes, la Horatia tragedia (23), 
restée manuscrite. 

L’Arétin (Pietro Aretino), auteur extravagant que le 
cynisme et la vénalité de sa plume devaient promptement 
et justement décréditer, jouissait alors, non-seulement 
en Italie, mais dans toute l'Europe, d'une immense ré- 
putation. Il s'était fait par ses satires d’implacables 
ennemis ; mais il comptait aussi d’ardents apologistes. 
Ménagé par les papes, comblé de présents par les sou- 
verains, chéri des artistes, il s'était retiré à Venise, où 
les plus grands personnages venaient lui rendre visite ; 
plusieurs d’entre eux, et des plus illustres, entretenaient 
même avec lui une correspondance qui a été recueillie, 
et qui est conçue de part et d'autre, dans les termes de 
l'adulation la plus outrée (24). Enfin plusieurs médailles 


(22) « Quei gran favori et carezze fattemi da Principi et Princi- 
pesse in questa sontuosa intrata fatta al nostro Re Henrigo in questa 
sua città di Lione. » (Leltere scritle a Pietro Aretino, libro secondo, 
p. 414). 

(23) Lettere di Pietro Aretino (In Parigi, 1609, 6 vol. in-8’, liv. IV, 
p. 275 et suiv. ) La Hcratia (Venise, 1516) était une tragédie en vers 
libres que l’Arétin appelait son chef-d'œuvre, et qu’il avait dédiée à 
Paul III. 

(24) Dujardin dit qu’en publiant ces lettres , l'Arétin voulut prou- 
ver le commerce que les plus grands bommes de son temps entrete- 
naient avec lui. « On pourrait mème croire , ajoutc-t-il, que l’Arétin 


62 NOTICE SUR JEAN DE VAUZELLES. 


furent frappées à son effigie. Jean de Vauzelles partagea 
cet inexplicable engouement (25), et contribua même à 
le propager en France : il traduisit d'italien en français 
ceux des ouvrages de l’Arétin que la morale ne réprouve 
point, sortes de romans ascétiques écrits avec plus de 
verve et d'imagination que de goût, sur des sujets em- 
pruntés aux Écritures, et dont l’Inquisition ne fit qu’aug- 
menter la vogue en les condamnant. 

1 s'établit à cette occasion, entre Jean de Vauzelles 
et Pierre Arétin, une correspondance trop souvent em- 
phatique, selon le goùt du temps, mais curieuse à plus 
d'un point de vue, et qui s'étend de l’année 1539 à l'an- 


retoucha la plus grande partie de ces lettres avant de les publier. 
 L'imposture, la lâche adulation, la conformité du style, les erreurs 
chronologiques et les différences qui se trouvent entre les lettres que 
Toloméï fit imprimer par Giolito, en 1545, et l'édition de Marcolini, 
qui est celle d’Arétin, en sont des preuves suffisantes. » 

(25) Il s'explique pourtant dans une certaine mesure, à une époque 
d’agitations et de réformes, par la hardiesse mème de celui qui en 
était l’objet. Quant au prieur de Montrottier, il croyait quelque peu, 
sans doute, à la conversion d'un homme qui composait des livres de 
piété et qui savait parler, en s'adressant à lui, le langage des honné- 
tes gens. « A vous, Déesse, dit-il, en dédiant à Jeanne de Navarre 
La Passion de Jésus Christ, qu'il venait de traduire, doibt estre con- 
sacrée ceste divine œuvre de l'Aretin, sus lequel l’admirable mutation 
de la dextre de Dieu a si bien besoigné qu'il en est converty de vais- 
seau prophane en vaisseau de gloire, par ses escriptz ne nous parle- 
mentant seulement de l'humanité de Carist ; mais la montrant quasi 
à l'œil, et sont touchez ses sainctes œuvres et divins miracles au doigt. 
Et dirois voulentiers comme les Pharisiens et Juifz: Qui a apprins à 
cestuy les lettres qu'il scait ? En quelle escolle a il prins degré de si 
haalte Théologie ? » Il connaissait bien d’ailleurs le tempérament 
particulier à son auteur: — « Si l’Aretin, dit-il dans une autre de 


ses préfaces, eût eu telle principaulté au bien dire, comme au mesdire 
il est l’Archimesdisant. » 


NOTICE SUR JEAN DE VAUZFLLES. 63 


née 1551 (26). Arétin, charmé de la popularité que lui 
donnaient en France les traductions de Jean de Vau- 
zelles, lui envoya plusieurs de ses nouvelles produc- 
tions. Jean de Vauzelles, de son côté, fit profiter Arétin 
de son crédit auprès de François I‘ et de Henri II, lui 
transmit plusieurs cadeaux de la part de ces souverains 
et obtint de sa reconnaissance qu'il composât des vers à 
la louange de la reine de Navarre peu de temps après la 
mort de cette princesse. 

Jean de Vauzelles entretenait d'ailleurs des relations 
suivies avec les personnes les plus lettrées de sa ville 
natale, cette « Toscane française », comme on l’appelait 
alors. En 1545, Antoine du Moulin, Mâconnais, publia 


(26) Voici l'indication sommaire de la partie de cette correspon- 
dance qui se rattache aux relations de Jean de Vauzelles avec l'Arétin: 

l° De Panciatichi à l’Arétin, Florence, 14 février 1539, en italien 
(Lettere scritte a Pietro Aretino, libro secondo, p. 57). 

2 De Jean de Vauzelles à l'Arétin, Lyon, 20 février 1539, en fran- 
çais (Ibid., lib. sec., p. 59). 

3° De Jean de Vauzelles à l’Arétin, 1539, en francais (Ibd., lib. sec. 
p. 63). 

4 De Panciatichi à l'Arétin , Lyon, 1° mai 1539, en italien (Ibid., 
lib. sec., p. 58). 

5° De l’Arétin à Panciatichi, Venise, 16 juin 1539 , en italien (Let- 
tere di Pietro Aretino, tome II, page 77). 

6° De l’Arétin à Jean de Vauzelles, Venise, 23 septembre 1539, en 
italien (Ibid., tom. II, p. 92). 

1° De l’Arétin à Jean de Vauzelles, Venise, avril 1545, en italien 
(bid., tom. ILE, p. 123). 

8 De Jean de Vauzelles à l’Arétin, Lyon, le 23 avril 1548, en ita- 
lien (Lettere scritte a Pietro Aretino, lib. sec., p. 64). 

9° De l’Arétin à Jean de Vauzelles, Venise, mai 1548, en italien, 
(Lettere di Pietro Arelino,tom. IV, p. 275). 

10% De Jean de Vauzelles à l'Arétin, Lyon, 20 nov. 1518, en ita- 
lien (Lettere scrilte a Pietro Aretino. lib. sec., p. 414). 


G# NOTICE SUR JEAN DE VAUZELLES. 


à Lyon, chez Jean de Tournes, la première édition des 
Rymes de gentile et vertueuse dame Pernette de Guillet, 
qu'une mort prématurée venait d'enlever à l’affection de 
ses amis et aux lettres. L'éditeur y ajouta quatre épi- 
taphes faites pour cette dame. Les deux premières, pré- 
cédées des initiales M. SC., sont de Maurice Scève; les 
deux suivantes, précédées des lettres D. V. Z. (d'un 
vray zèle) et I. D. V. (Jean de Vauzelles), sont du prieur 
de Montrottier, qui, paraït-il, avait assisté la défunte 
dans sa dernière maladie et reçu ses adieux de poète et 
de chrétienne. Ces souvenirs ont été invoqués de notre 
temps en faveur de Pernette du Guillet, dont l'historien 
Claude de Rubys, après plus d’un demi-siècle, s'était 
permis de contester la vertu. « De ces hommes connus 
par leur mérite et leur piété, (Maurice Scève et Jean de 
Vauzelles), dit l'éditeur de 1864, l’un vécut dans son 
intimité et fut son maître, l’autre la vit mourir : au- 
raient-ils parlé d'elle en ces termes, si elle avait donné 
prise à l'accusation portée si témérairement contre elle 
par Claude de Rubys (27)? » 

On trouve parmi les vers latins, grecs, italiens ou fran- 
çais composés par divers poètes à la louange de Louise 
Labé, et insérés dans les trois éditions des œuvres de 
cette femme célèbre qui parurent chez Jean de Tournes 
en 1555 et 1556, un sonnet que l’éditeur des mêmes œu- 
vres en 1824, M. Bréghot du Lut, attribue à Jean de 


11° De Jean de Vauzelles à l’Arétin, Lyon, 19 fevrier 1551, en ita- 
lien (Ibid.,lib. sec., p. 416). 

12° De Jean de Vauzelles à l'Arétin, Lyon, 4 mars 1551, en italien, 
(Ibid., lib. sec, p. 417). 

(27) Rymes de gentille et vertueuse dame Pernette du Guillet, Lyon- 
noise (Lyon, Nicolas Scheuring, 1864, in-24, de l'imprimerie de Louis 
Perrin, p. XVIII). 


NOTICE SUR JEAN DR VAUZELLES. 6) 


Vauzelles, avec raison, croyons-nous, si l'on en juge, 
non-seulement par ces mots : D'immortel zèle, qui lui 
servent de signature, mais encore par le style tout ascé- 
tique de cette pièce et l’imitation quelle contient des 
quatre premiers vers d'un sonnet de Pétrarque, auteur 
dont on sait que Jean de Vauzelles entendait et même 
écrivait parfaitement la langue. 

Il existe sur ce dernier point un témoignage contem- 
porain : c'est celui d'Ortensio Landi, érudit et littérateur 
italien, qui commence par nous faire connaître avec 
quelle habileté le prieur de Montrottier maiait la lan- 
gue de Cicéron. « Legtego nonnulla, dit cet auteur, quæ 
clarissimus vir Jo. Vosellus, Montis Troterit regulus, 
legenda dedit, ne vivam st quid purius aut candidius 
scribr possit : est præœterea ingenio pangendis carmini- 
bus amabili, liberalibus doctrinis, sacraque disciplina 
instructus, in Ethruscis lileris tantos habet processus 
ut Ethruscam nationem conturbarit, quo fit ut in spem 
veniam plura præstlalurum suo theatro quæ polli- 
ceatur (28). 

« J'ai lu plusieurs pièces qui m'ont été communiquées 
« par le très-illustre prieur de Montrottier, Jean de 
« Vauzelles : que je meure, s’il se peut écrire quelque 
« chose de plus pur et de plus ingénu! Ce n'est pas 
«a tout : on voit les grâces de son génie se produire dans 
« ses vers ; il est libéral dans ses principes, versé dans 
« la science ecclésiastique et si avancé dans la littéra- 
« ture italienne qu’il confond d'étonnement les Italiens 
« eux-mêmes. C'est pourquoi j'ose espérer qu’il augmen-. 
« tera son théâtre des œuvres qu'il a promises. » 


(28) Cicero revocatus, auctore Ortensio Lando ( Lugduni, apuil 
Seb. Gryphium, 1534, in-&, p. 75). 
ù 


66: NOTICE SUR JEAN DE VAUZELLES. 


Le prieur de Montrottier, à l'instar de l'antiquaire du 
Choul, son ami, et du célèbre Jean Grolier (29), possé - 
dait une bibliothèque précieuse et un cabinet d'objets 
rares et curieux (30). Il avait fait bâtir, en 1551, une 
église ou chapelle en l’honneur de sainte Marie-Made- 
leine et conçu le projet de réunir, pour en former une 
sorte de temple spirituel, toutes les pièces qui avaient 
été écrites à la louange de cette première des péni- 
tentes. En sollicitant le concours littéraire de l’Arétin 
pour donner plus de prix à ce recueil, Jean de Vau- 
zelles nous apprend, dans une lettre écrite en italien, 
qu'il se proposait de l'intituler : 7! Magdalon de lo 
Madalena (31). 

La culture de son esprit, son savoir, lui permirent 
d'imprimer une utile direction aux études de Jacques de 
Vintimille, ramené de Rhodes par George de Vauzelles. 
Aussi, Vintimille n'a-t-il pas cru devoir séparer les 
deux frères dans l'expression de sa reconnaissance. C’est 
au prieur de Montrottier qu'il dédia, en 1527, à l'âge de 
quinze ans, le poème De Pcello Rhodio, composé à la 
louange de George, et le recueil de poésies qui l'accompa- 
gne, particularité qui parait avoir été connue de Claude 
Le Laboureur, et que met hors de doute la découverte, 
que nous avons faite, il y a quelques années, du ma- 
nuscrit. 

Jean de Vauzelles ne négligeait, d'ailleurs, aucune 
occasion d'exercer sa libéralité envers les gens de let- 


(29) On sait que Grolier, dans sa libéralité, avait fait graver en 
lettres d'or, sur la couverture de ses livres, ces mots : J. Groleru et 
amicorum. 

(30) Lettere scritle a P. Aretino, lib. sec., p. 414. 

(31) Ibid.. p. 417. 


NOTICE SUR JEAN DE VAUZELLFS. 67 


tres (32, et il aimait à les recevoir à sa table, comme 
l'atteste la petite pièce suivante, dans laquelle Nicolas 
Bourbon de Vandœuvre, ami d'Erasme, de Rabelais et 
d'Holbein, et précepteur de Jeanne d’Albret, mère de 
Henri IV, s’applaudit de ne rendre qu’un hommage dé- 
siutéressé à la vertu de celui auquel il s'adresse : 


D. Joan. VauxeLLo Lugdun., 
viro existimatissimo. 


Scis quur Borbonius te sæpe libensque salutat, 
Vauxelle, atque tuam gaudet adire domum ? 

Non epulæ, non spes cujusquam muneris illum 
Ducunt : felix est sorte poëta sua. 

Virtus ista tua est, quam sic veneratur, ut in te 
Nescio quod magnum numen inesse putet (33). 


(32) 11 faisait beaucoup aussi pour les pauvres, et était, comme 
son frère Matthieu, l'un des bienfaiteurs de l'Hôpital ou Hôtel-Dieu 
de Lyon. C'est ce que rappelle incidemment un passage des Archives 
nouvelles du Rhône, qui se rattache à un épisode généralement peu 
connu de la vie de Rabelais. Ce dernier était médecin dudit Hôpi- 
tal depuis le mois de novembre 1532 ; ayant quitté son poste sans 
congé, quelques-uns disent par la crainte de la peste, Jean de Vau- 
zelles et son frère usèrent de leur influence pour faire nommer à sa 
place Me Pierre du Castel , qui, sur leur recommandation, l'emporta 
sur S$ COncurrents. — « Le 23 février 1533 (1534 N. S.), on déli- 
bère si On nommera à cette place de médecin, ou si l’on attendra 
jusqu'après Pâques pour voir si ledit Rabbelais (sic) viendra ou non. 
Pierre Durand, Hugues de la Porte, Jean Guillaud et Benoist Roche- 
fort sont d'avis d'attendre. ayant appris que ledit Rabbelais est à 
Grenoble et pourra revenir. Les autres, pensant que Rabbelais s’en 
ant allé sans congé , et que M. de Montrottier et M. Vauzelles, son 
frère, le premier donnant à l'Hospital 300 fr. et plus, le second pour 
l'amour qu'il porte et bien qu'il fait audit Hospital, font grande ins- 
lance pour Maistre du Castel , qui est bien suffisant, on renvoie 
Celle affaire à un autre jour, etc., ete. » (Tome IT, p. 58). 

(83) Nicolai Borboni Vandoperani Lingonensis nugarum libri 


octo (Apud Seb. Gryphium, Lugduni, 1538, in-8°, lib. VI, carmen XCI. 
364). 


P. 


68 NOTICE SUR JEAN DE VAUZELLES. 
« A. M. Jean de VauzeLees, Lyonnais, 
« homme de très-grande considération. 


« Sais-tu, Vauzelles, pourquoi Bourbon te salue souvent 
« et avec plaisir , et se fait une joie de fréquenter ta maï- 
« son ? Ce n'est ni la bonne chère qui l'attire, ni l'espoir 
« de quelque cadeau : le poëte est content de son sort; 
« mais il tient ta vertu en si haute estime, qu'il croit voir 
« en toi Je ne sais quelle divinité supérieure. » 


Jean de Vauzelles mourut vers 1557, selon plusieurs 
biographes (34). Cette date nous parait devoir être con- 
sidérée comme exacte. On trouve son nom en 1551 sur 
les rôles des habitants de Lyon conservés aux archives 
de cette ville; il eut un procès en 1552 avec le cha- 
noine Pierre Peyron (35); enfin c’est en 1555 que parut 
la premicre édition des œuvres de Louise Labé, dans 
laquelle nous avons dit qu'il avait inséré des vers. 

Les ouvrages de Jean de Vauzelles sont aujourd'hui 
fort rares et très-recherchés des bibliophiles. On ne ren- 
contre plus guère que les suivants : 

1° HISTOIRE EVANGELIQUE DES QUATRE EVANGELISTES, 
en ung fidelement abregée, recitant par ordre, sans 
obmettre nt ajouter, les nolables faictz de Nostre Sei- 
gneur Jésus Christ (Lyon, Gilbert de Villiers, 1526, 
petit in-8°, d'une trentaine de pages). Ce livre, dont 
M. Coste, conseiller à la cour de Lyon, possédait un 
exemplaire, est le seul, croyons-nous, qui porte la devise: 
Crainte de Dieu vault zele ; 

2° LES SIMULACHRES ET HISTORIÉES FACES DE LA MoRT, 


(34) Voir notamment le Nouveau Dictionnaire historique, par Chau- 
don et Delandine (Lyon, 1£04), et le Diclionnaire universel histori- 
que, crilique et bibliographique (Paris, Prudhomme fils, 1812). 

(35) On en a fait connaître l'objet dans la notice sur Matthieu de 


Vauzrolles. 


NOTICE SUR JEAN DE VAUZELLES. 69 


autant elegamment pourtraicles que artificiellement 
imaginées (À Lyon, soubz l'escu de Coloigne, Melchior 
et Gaspar Trechsel frères, 1538, petit in-4°). Cet ouvrage 
est précédé d'une dédicace commençant par ces mots : 
À moult reverende Abbesse du religieux convent 
$. Pierre de Lyon, Madame Jehanne de Toussele, 
Salut d'un vray zele. Il contient quarante-une gravures 
sur bois, dont la suite est habituellement désignée sous 
le nom de Danse des morts de Holbein, et qui sont con- 
sidérées comme le chef-d'œuvre du genre. On croit 
qu'elles ont été exécutées sur les dessins originaux de ce 
maitre par Hans Lützelberger (36). C'est l'édition la plus 
recherchée des gravures en question, et sinon la plus 
ancienne, du moins la première qui ait paru accompagnée 
d'un texte. Au-dessus de chaque gravure est un verset 
(texte latin) emprunté aux Écritures; au-dessous, un qua- 
train français. Ces quarante-un quatrains, que plusieurs 
érudits ont assez vaguement attribués à Gilles Corrozet, 
parce qu ils ne connaissaient pas sans doute l’anagramme 
inscrit à la première page des Simulachres, sont 
incontestablement de Jean de Vauzelles, comme le 
reste de l’ouvrage; ils ont été augmentés, en 1547, de 
douze autres, relatifs à douze nouvelles planches, et 
traduits en vers italiens dans ‘l'édition publiée à Lyon 


(86) On peut consulter sur ce sujet les dissertations fort savantes, 
mis InéXactes sur plusieurs points, de Peignot, Recherches histori- 
TRS el lilléraires sur les Danses des Morts (Dijon, 1826) ; Francis 
Douce, The Dance of Death (London, 1833) ; Hippolyte Fortoul, Essai 
ds les poèmes etsur les images de la Danse des Morts (Paris, Jules La- 
bitte) ; Langlois, Essai historique, philosophique et pittoresque sur 
les Danses des Morts (Rouen, 1851, 2 vol. in-8°) ; Brunet, Manuel 
de Librairie, 1862, au mot Holbein /Jean) ; À. F. Didot, Essai typo- 
9raphique el bibliographique sur l'Histoire de la gravure sur bois (Pa- 
ns, 1863, in-8!) 


70 NOTICE SUR JEAN DE VAUZELLES. 


par Jean Freilon, en 1549, puis en tétrastiques latins 
dans celle donnée à Bâle, en 1554, par un imprimeur 
inconnu. L'auteur des tétrastiques, Georgius Æmylius, 
n’est autre que Georges Æmler, beau-frère de Luther. 
Voici comment il s'exprime dans son Epitre au lecteur : 


Gallia quæ dederat lepidis epigrammata verbis, 
Teutona convertens est incitata manus. 

Da veniam nobis, doctissime Galle, videbis 
Versibus appositis reddita si qua parum. 

Non omnes pariter, nec in omni parte valemus, etc. 


L'édition française et originale des Simnulachres se 
compose d’ailleurs en grande partie de divers écrits 
(quelques-uns fort remarquables) du prieur de Montrot- 
tier sur la Mort. Il existe un exemplaire de cet ouvrag: 
à la bibliothèque de Lyon, dans le catalogue de laquelle 
on lit à la lettre V : « Jean de Vauzelles, chevalier de 
l'Eglise de Lyon, poète et homme de lettres, qui prenait 
pour devise: En crainte de Dieu vault zele ou d'un 
vray zele, LES SIMULACHRES, etc. À aim. 88, Tab. n° 188;» 

3° TROIS LIVRES DE L'HUMANITÉ DE JESU CHRIST, dev?- 
nement descripte et au vif representée par Pierre Are- 
tin, Italien, nouvellement traduictz en francois (Lyon, 
Melchior et Gaspar Trechsel frères, mars 1539, petit 
in-8°, contenant 358 pages (37). On trouve à la biblio- 
thèque de l’Arsenal , à Paris, sous le n° 4534, T, au 
nom de l’Arétin, un exemplaire de cet ouvrage, dont la 


(37) Pierre de Larivey , chanoine de Troyes, a reproduit sous ce 
titre : L'Humanité de Notre Seigneur Jésus-Christ, traitant de sa di- 
vine et immaculée Conception, de sa Nativité, etc. (Troyes, P. Chevil- 
lot, 1604, petit in-8°), la traduction de Jean de Vauzelles, dont il s'est 
contenté de rajeunir le style. Voir à ce sujet, sous l’article P. Arétin, 
le Manuel de librairie et de l'amateur de livres, par 3. C. Brunet 
(Paris, F. Didot, 1860). 


NOTICE SUR JBAN DE VAUZELLES. 71 


préface est adressée à Marguerite de Navarre, sœur de 
François I°", et qui est orné d'une jolie gravure sur bois 
représentant l’Annonciation. A la tête de cette préface 
onlit: D'un vray sele, et à la fin : Sub umbra alarum 
luarum ; 

4° La PASSION DE JESU CHRIST, vifvement descripte 
par le divin engin (38) de Pierre Aretin, Italien, et 
nouvellement traduicte en francois (Lyon, Melchior et 
Gaspar Trechsel frères, mars 1539, petit in-8°, contenant 
117 pages). Cette traduction est précédée d'une dédicace 
à la princesse Jane de Navarre, fille de la reine Mar- 
guerite, avec cette devise : D'un vray zele. Elle est 
ornée d'une gravure sur bois représentant le Christ sur 
la croix, entre les saintes femmes (39) : 

5° LES SEPT PSEAULMES DE LA PÉNITENCE DE DAVID, par 
P.Arelin, traduictz d'italien en langue francoyse. D'ung 
vray zele (Lyon, Sebastien Gryphius, 1540, petit in-8°, 
de 109 pages, et Paris, Denys Janot, 1541, petit in-8°, 
imprimé en caractères italiques et comprenant 176 pages 
non chiffrées). La traduction de cette paraphrase, que 
Jean de Vauzelles avait terminée dès le mois de février 
1539 (40), est dédiée À dame Francoyse de la Rie, re- 
ligieuse sœur du convent de Sainie-Claire de Grenoble, 
et auparavant dame d'honneur de Ia reine de Navarre, 
qu'elle avait suivie en Dauphiné ; 

6° La GENESE de M. Pierre Aretin, avec la vision de 


(38) D'ingenium, esprit. 

(39) Cette gravure ct celle dont il a été parlé à l'article précédent 
sont attribuées au célèbre graveur ct libraire Geoffroy Tory par le 
Catalogue de livres anciens, rares et curieux, provenant de deux 
grandes bibliothèques , publié à Paris, au mois de mai 1864, chez 
Techener. 

(40) Lettere scritte a Pietro Arelino, lib. sec., p. 59 et suiv. . 


72 NOTICE SUR JEAN DE VAUZELLES. 


Noë, en laquelle il veit les mystères du viel et nouveau 
Testament, divisé en trois livres, nouvellement tra- 
duict de thuscan en francoys (Lyon, Sebastien Gryphius, 
1542, in-8°, contenant 253 pages, et précédé d'une dé- 
dicace du traducteur au roi Francois I®', à la tête de 
laquelle on lit ces mots : D'un vray zele). Cette traduc- 
tion, comme la précédente, était terminée dès le mois 
de février 1539. La grande bibliothèque de Paris en pos- 
sède un exemplaire très-richement et très-curieusement 
relié : ilest classé, à la Réserve, sous ces indications : 
A. n° 6710, et plus bas : A. n° 1282. La bibliothèque de 
Sainte-Geneviève possède également un exemplaire de 
La Genèse, ainsi marqué : H. 28. 

Jean de Vauzelles, en 1551, fit imprimer à Lyon, à 
ses frais, et « beaucoup mieux, nous dit-il, qu'on ne l’eût 
pu faire à Venise, » les vers que l’Arétin, sur sa de- 
mande, avait écrits à la mémoire de la reine de Na- 
varre et à la louange du roi Henri Il. Il déclare ne les 
avoir pas traduits en français parce que les vers de l’A- 
rétin lui paraissent inimitables. Il fit réimprimer dans 
le même temps «afin de les faire connaître à toute la 
France, vles Ternali de ce dernier, genre de poésie dont 
les stances sont de six vers, mais sans rimes redoublées, 
à la différence des Capitoli, stances à rimes redoublées 
qu'il avait employées pour célébrer Marguerite et le roi. 
Le prieur de Montrottier avait placé une courte épître à 
la tête de cette édition des Ternalt (41). 

Les poésies de Jean de Vauzelles, qui n'ont jamais 
été réunies, et qui d'ailleurs sont peu nombreuses, ne 
valent pas mieux que celles de la plupart de ses contem- 
porains. Elles méritent d’être conservées au même titre, 


(41) Ibid., lib. sec., p. 417. 


NOTICE SUR JEAN DE VAUZELLES. 73 


c'est-à-dire à cause de leur ancienneté. On y retrouve 
parfois l'obscurité amphigourique de Maurice Scève, 
beau-frère de Matthieu de Vauzelles, et aussi les mau- 
vais jeux de mots, les concetti de la littérature italienne, 
que l’auteur avait beaucoup étudiée. Il ne faut pas ou- 
blier que notre langue, alors en voie de formation, 
n'avait pas encore emprunté aux littératures grecque e 
latine le naturel, l'élégance et la clarté qui la distin- 


guent. 
LUDOVIC DE VAUZELLES. 


NÉCROLOGIE 


M. ALcrrED DE TERREBASSE, HISTORIEN DAUPHINOIS 
ANCIEN DÉPUTÉ DE L'ISÈRE (Â). 


M. Alfred de Terrebasse , notre savant collaborateur, s'est 
éteint le 48 décembre 1871, dans son château de Ville-sous- 
Anjou, à l’âge de 70 ans, après une longue maladie. 

C'est une grande perte pour le Dauphiné. Tous les érudits, 
tous les hommes compctents regretteront l'écrivain supérieur, 
l'historien consciencieux, dont les remarquables travaux sont des 
monuments impérissables et des titres de gloire pour notre chère 
province. 

Né à Lyon le 16 décembre 1801, d’une famille d'origine dau- 
phinoise , M. de Terrebasse fit ses études au collège Louis-le 
Grand , à Paris. De bonne heure il se livra à son goût pour les 
investigations historiques , et s’appliqva plus particuliérement 
l'étude des hommes ct des choses du Dauphiné. 

En 1834, il fut élu député de l'Isère par tes électeurs de l’ar- 
rondissement de Vienne , en coucurrence avec Garnier-Pages ; 
réélu en 1837 et en 1839, il se retira de la carrière politique en 
1842. Il représenta aussi le canton de Roussillon au conseil gé- 
néral, et resta maire de sa commune pendant au moins 40 ans. 

Rentré dans la vie privée, il se livra à ses éludes favorites, et 
mit au jour de nombreuses et intéressantes publications. Nous 
citcrons notamment l’Histoire de Bayart, dont la 5° édition vient 
de paraître (2) Narcisa, Salving de Boissieu, Gérard de Roussillon, 


(1) De tous les journaux qui ont parlé de M. Alfred de Terrebasse, il 
nous a semblé que c'était le Journal de Vienne qui faisait le mieux connai- 
tre l’homme et le savant que le Dauphiné vient de perdre. Dans cette 
étude, l’érudit est dignement apprécié, ses travaux sont fidèlement décrits. 
Nous prions donc M. Savigné de nous pardonner si nous lui prenons sc: 
bien ; il était tout à fait à notre convenance. (A. V.) 

(2) Un beau vol. grand in-8°, de 500 pages, avec portraits, vignettes etc. 
Vienne, E.-J. Savigué, imp.-éditeur. 


NÉCROLOGIE. 75 


le Roman de Prusse, l'Histoire de Palanus, ja Belle Vienne, Aymar 
du Rivail, etc. 

Nous mentionnerons tout particulièrement le travail conside- 
rable fait par M. de Terrebassce sur les Inscriptions antiques de 
Vienne (1): c'est l’histoire de notre ville, de l'Allobrogie, dun 
Dauphiné, des monuments et des hommes de toutes les époques, 
hisiuire écrite d’après des documents inédits et sur le texte d'ins- 
criptions dont il avait fait une étude spéciale ; c’est une longuc 
série de dissertations , consciencieusement étudiées , offrant le 
charme et l'intérêt que la plume élégante et facile de M. de Ter- 
rebasse savait jeter sur les matières les plus ardues, les plus ari- 
des de l’érudilion et de l'histoire (2). 

Cette publication, presque unique en son genre , est divisée 
en deux parties : l’une est l’œuvre de M. de Terrebasse, et cotm- 
prend le moyen-âge [elle est complètement imprimée); l'autre, 
coosacré à l'époque romaine, a été traitée par notre collaborateur 
M. Allmer, dont les connaissances en épigraphie sont universel- 
lement reconnues. Cette dernière partie s'achève en ce moment, 
es sera bientôt livrée à l'impression; le tout formera quatre beaux 
volumes, accompagnés d’un atlas contenant le fac simile de plus 
de mille inscriptions. 

M. de Terrebasse laisse encore des manuscrits en grande par- 
tie achevés, et qui ont une importance capitale : une hisloire du 
roi Boson, et une Gistoire des Dauphins de Viennois. Nous avons 
lieu d’espérer que ces travaux ne seront pas perdus. 

Tous ceux qui ont pu connaître et apprécier M. de Terrebasse 
rendront hommage à son beau et noble caractère. Combien était 
attrayante sa conversation, combien avait d'aotorité sa parole 
sincère et convaincue. Savant modeste, il ne faisait pas parade 
de son savoir ; so bienveillance était sans bornes pour ceux qui 
avaient son estime et il appréciait lo mérite ; esprit distingué, 


(1) L'éditeur de cette importante publication est M. Girard, ancien li- 
braire à Vienne. 

(2; Plusieurs de ces dissertations ont été publiées par le Jaurnal de 
Vienne et tirées à part en hrochures. 


76 NÉCROLOGIE. 


homme du monde, il possédait les vertus de la famille ct les qua- 
lités du cœur qui sont l'apanage des hommes d'élite. 

Ses connaissances profondes , les précieux documents impri- 
més et manuscrits de sa riche bibliothèque, documents dont il 
savait tirer parti avec tant de discernement, lui permettaicnt 
d’être prodigue vis-à-vis des érudits et d'éviter à tous ceux qui le 
consultaient de longues et pénibles rech£rches. 

Cultivant les lettres par goût et sans aucun but d’intérèt ; jouis- 
sant, par l'indépendance de sa fortune, du rare avantage de pou- 
voir travailler d'inspiration, à ses heures, à sa volonté, il a pu 
donner à ses intéressants et laborieux travaux, toute la perfection 
désirable. 

Ses publications sont de celles que l'avenir consacrera, et son 
nom ira à la postérité. 

Depuis plus de deux ans, M. de Terrebasse souffrait d’une affec- 
tion de l'estomac ; il dépérissait de jour en jour, et jusqu'à la 
dernière heure, Madame de Terrebasse n'a cessé de l’entourer des 
soins les plus assidus et les plus touchants. 


E.-J. SAVIGKÉ. 


Journal de Vienne. 


CHRONIQUE LOCALE 


Je vous présente la nouvelle année. 


Elle ne sera pas d'une gaité folle, elle ne s'annonce pas comme 
devant nous promener à travers des sentiers de fleurs ; elle a plus d'un 
pli sur le front, plus d’une inquietude dans le regard, et cependant, 
on ne peut lui refuser un peu de confiance et on serait tout porté 
à lui dire qu'on a en elle quelque espoir. 


Pauvre et chère année, sois la bienvenue ! tu ne seras pas désas- 
treuse comme ta sœur, étourdie, évaporée, sansfrein et sans [morale, 
comme toutes celles qui t'ont précédee; tu ne failliras pas à ta tâche 
de calmer les douleurs du pays. Allons, ouvre ton tablier et montre- 
nous que tu n’y caches ni impôts, ni emprunts, ni guerre civile, ni 
chomage, mais ordre, tranquillité, travail et bonheur. 


Grâce à toi. les utopies retourneront au pays des rêves, les esprits 
reviendront aux études sérieuses, et la Revue du Lyonnais, appuyée 
sur son groupe fidèle d'abonnés, marchera vers sa Cinquantaine dont 
elle n’est plus séparce que par un nombre d'années insignifiant. 


Toucher à la Cinquantaine, sera un “eau triomphe pour une Revue 
de province, modeste feuille qui n'a d'autre appui que celui de ses 
souscripteurs. N'est-ce pas proclamer qu'elle est utile ? 


— L'Exposition universelle, en dépit de la politique, préoccupe notre 
ville plus méme qu'on n'ose l'avouer. Exposer? fi donc ! nous sommes 
des orateurs, des administrateurs, non de vulgaires travailleurs. — 
Tout doux, Messieurs; à vos côtés et derrière vous, je vois une longue 
file d'industriels qui brülent d'entrer dans l'arène pacifique et qui sont 
prèts à disputer la palme du travail aux producteurs de tous pays. Et 
vous-mèmes dédaigneux, que cachez-vous donc avec tant de soin? des 
étoffes élégantes, des rubans légers, des machines ingénieuses ; allons, 
il n’y a plus de siège à la Chambre, les administrations sont encom- 
brées, toutes les places de la république sont prises, consentez à vous 
montrer simplement fabricants de merite, ouvriers habiles, mécani- 
ciens, ingénieurs, manufacturiers, inventeurs, hommes de goût et de 
génie ; exposez et vous recevrez la récompense que vous avez digne- 
ment méritée. 


Ft déjà voici un Lyonnais qui fait parler de lui dans l'univers savant. 
« M. Merget, disent les journaux, professeur à la Faculté des scien- 
ces de Lyon. chevalier de la Légion d'honneur, est l’auteur d'une bro- 
chure qui vient d'obtenir à l'Académie des sciences la faveur d’une 
To complète aux comptes-rendus et d'un éloge spécial de 
. Dumas. 


« Elle est relative à la diffusion des vapeurs mercurielles. 


« Au moyen d'une feuille de papier sensibilisée par des solutions 
salines de métaux précieux, M. Merget est parvenu à fixer les vapeurs 
mercurielles qui se dégagent des corps imprégnés de cette substance. 


« Les reliefs se détachent avecune énergique précision, et les plus fins 
détails comme les linéaments de la main, les pores de la peau, les 


78 CHRONIQUE LOCALE. 


tissus d’une feuille d'arbre sont reproduits avec une fidélité géométri- 
que. 


« Voici les principales applications de cette découverte : 

« Au point de vue des arts, l'impression photographique sans lumière, 
la reproduction des gravures et des dessins préalablement mercurisés' 
sans le secours des rouleaux, presses et cylindres traditionnels. 


« Au point de vue de la botanique, l'empreinte des feuilles, des 
tiges et des fleurs destinées à servir de types pour les collections savan- 
tes ou particulières. 


« Au point de vue de la physiologie animale et de l'hygiène publi- 
que, l'étude et par suite l'annulation des terribles effets du mercure 
sur l'organisme des individus appelées à manier cette substance, princi- 
palement dans les ateliers d'étamage de glaces. 


« Cette brochure, écrite avec la gravité du penseur austère, la 
bonne foi de l’homme convaincu, le laconisme précis et technique du 
savant, n'est pas destinée seulement aux honneurs académiques ; elle 
est d'un intérêt général. Elle porte le cachet de l'inventeur et de 
l'homme à la fois utile et bienfaisant. » 


Saluons donc avec empressement cette découverte précieuse ct 
hâtons-nous d'inscrire le nom de M. Merget parmi ceux des hommes 
qui ont bien mérité du pays. 

Hélas! Lyon a bien besoin de recruter des célébrités. Celles que 
nous étions habitués à vénérer ou à aimer s’éteignent et disparaissent. 
Hier c'était M. Louis Guérin, aujourd'hui c’est M. Arlès-Dufour, M. 
de Persigny, Mgr Pompailler, M. Christôt, M. Lepage, M. Lehmann, 
on dirait que la cité veut se découronner. 


M. Arlès-Dufour, chef d'une des plus célèbres maisons de notre ville, 
était né à Cette, en 1797. Hardi, intellisent, avancé dans le chemin du 
progrès. il s'était mis à la tête des libre-echangistes lyonnais et, à la 
Chambre du commerce, au Conseil municipal, au Conseil général du 
Rhône, comme aux Expositions de Paris et de Londres dont il avait 
été un des membres les plus actifs, il avait toujours promuigué avec 
ardeur ses convictions. Il s'est éteint à Cannes dans la nuit du 20 au 
21 janvier, laissant un grand vide dans l’industrie lyonnaise. 


Le 12 du mème mois, était mort à Nice , après une longue et dou- 
loureuse maladie, M. le duc de Persigny qui, de l'enfance à l’âse mr. 
avait touché aux deux extrémités de la fortune. Forézien, aimant son 
pays, archéologue, il avait crée l'institution et le musée de la Diana 
de Montbrison et publié, dans la Revue du Lyonnais, l'histoire de ce 
célèbre monument. Nous souhaitons que son œuvre lui survive. 

M. Christôt, jeune médecin qui donnait les espérances les plus 
brillantes, dans une ville dont les illustrations médicales sont connues 
du monde entier, a succombé à la suite des fatigues de la guerre, de 
l'émotion causée par le massacre de l’ambulance de Saône-et-Loire et 
de travaux surhumains accomplis en vue du majorat. M. Christôt est 
mort martyr du devoir et de la science. 

M. Lehmann, graveur, s'était fait un nom dans son art. La révolu- 
tion de 1870 lui ayant Ôdté une modeste place, son unique gagne-pain. 
il a succombé sous l’étreinte de la misère et des ennuis. Cette forte et 
vigoureuse organisation, cette nature sympathique s’est éteinte loin 
des amis dont l'affection et les soins auraient adouci l’amertume de 
ses derniers moments. 


CHRONIQUE LOCALE. 1!) 


Plus heureux, M. Francois Lepage, peintre de fleurs, s’est éteint au 
milieu des siens, entouré de sa famille, et dans une aisance qui l'avait 
mis pour lui et ses enfants au-dessus des préoccupations de l'avenir. 

Nous avons connu M. Lepage et nous avons l'intention de consa- 
crer une notice à c-lui qui, comme Revoil, son maitre, comme Saint- 
Jean, son élève, comme les Thierriat, les Orsel, les Trimolet, les 
Flandrin, ses amis, fut non-seulement un grand artiste, mais un 
homme de bien. 


Ms Pompallier, évèque d'Aukland, né à Lyon, élève de l’école clé- 
ricale de Saint-Francois, aumônier du pensionnat de la Favorite. 
missionnaire en Océanie et zélé prédicateur des anthropophages, esl 
mort ces jours derniers à Puteaux, près Paris. 


EnGn, pour ne rien omettre, nous sortirons des illustrations lyon- 
naises et nous descendrons jusqu’à un personnage qui s'était fait, de- 
puis trente ans, une triste notoriété dans nos troubles civils. Voilà cc 
que nous coupons dans un journal indulgent : 


« M. Lentilion. notaire à Thurins (Rhône), est mort à Lyon dans la 
suirée de vendredi 19 janvier 


« Tous les vendredis, il avait l'habitude de venir à Lyon, pour ses 
affaires, et c'est en descendant de la voiture de Thurins, vendredi 
matin, vers 9 heures, que M. Lentillon prit une attaque d’apoplexie. 
On le transporta immediatement, dans une chambre du cafe Véricel. 
place Neuve-Saint-Jean, où, dans la soirée, il rendit l'âme entouré de 
sa famille et de quelques-uns de ses confrères. 


« M. Lentllon etait un honnète homme, d'une douceur de carac- 
tère et d'une affabilité qui l'avaient fait estimer de tous les habitants 
de la localité qu'il nabitait. 


« Des opinions radicales exaltées, une sorte de surexcitation sus- 
citée, sans aucun doute, par la nouvelle de nos désastres dans la der- 
nière campagne, lui firent jouer un triste rôle, au mois d'août 1870. 
a l'affaire de la Croix-Rousse, où le sergent-de-ville Carrican trouva 
à mort. 


« Condamné par le Conseil de guerre, le 2 septembre 1870, à un 
an de prison, il fut libéré le surlendemain, lors de la proclamation de 
la République, et fit partie des membres de la commune de Lyon. 


« M. Lentllon est mort après avoir recu les sacrements de l’E- 
ghse. » 
Nous n’ajouterons rien à ces lignes qui en disent si long. 


— La Semaine catholique annonce que la commission de Four- 
vière, réunie à l'archevêche, sous la présidence de M l'archevêque, 
a décidé que les travaux de la construction de la chapelle, selon le 
plan molifié de M. Bossan, commenceraient au printemps prochain. 

— Par decision ministérielle du 6 janvier courant, M. l'abbé Plasse 
a été nommé aumônier des troupes du camp de Sathonay et de Lyon, 
en remplacement de M. l'abbé Faivre. admis à la retraite. M. l’abbé 
Plasse entrera immédiatement en fonctions. 


La ville et l’armée connaissent le dévouement et le zèle que le véné- 
rable abbe Faivre a déployés non seulement pendant cette dernière 
campagne mais durant sa vie entière. Dans son ordre du jour du 16 
janvier, M. le général Bourbaki l'en à remercié avec chaleur. 


80 CHRONIQUE LOCALE 


— L'Exposition annuelle de la Société des Amis-des-Arts s'est ou- 
verte le 19 janvier. Malgré nos troubles et nos désastres, elle offre 
bon nombre de toiles remarquables. Nous les signalerons à nos lec- 
teurs. 


— Nous avons une autre bonne nouvelle à donner aux amateurs 
de tableaux, livres, gravures, dessins et objets d'art. 


On prépare en ce moment le catalogue de la riche collection qui com- 
ose le cabinet de feu M. Thierriat, conservateur de nos Musées, col- 
ection dont la vente aux enchères ne tardéra pas d’avoir lieu. Lyon, 

nous l’espérons, conservera une partie de ces richess2s. 


— Sur la demande de M. Gueidan, député de l'Isère, le Gouverne- 
ment vient d'accorder au Musée de Vienne un joli tableau de 
M. Besson, intitule : le Réveil du printemps. 


— Nous recevons de Paris une brochure de notre savant compa- 
triote M. l’abbé Cognat, curé de Notre-Dame-des-Champs : Lettre à 
M. Gambetta, par un membre du bas clergé. Cette brochure, vigou- 
reusement écrite et pleine de hautes pensées, répond à ces deux ques- 
tions brülantes : De l'enseignement hors de l'Eglise et De la séparation 
de l'Eglise et de l'Etat Elle a un sérieux retentissement. 


— Fidèle au culte de l'archéologie. M. Pierre Gras. notre collabo- 
rateur. nous adresse son : Recueil d'inscriptions foréziennes du XI° 
au XVIIIe siècle. livre précieux pour l'histoire du Forez t'avail qu'un 
Forézien ne peut se dispenser de possèder, mais dont l'analyse, on le 
comprend, est impossible. 


— Un de nos écrivains les plus accrédités de la Bresse, M. Edmond 
Chevrier, vient de publier nn livre d'une haute portée, sous ce titre 
qui nous eût séduit jadis, mais qui, hélas ! aujourd'hui nous parait si 
plein de déceptions : Les éléments de la science politique. 


Qui n’a désiré, en effet, connaitre l’art de faire le bonheur du genre 
humain? car c'est à ce but, sans doute, que tend la science politique. 
Comme tous les théoriciens, M. Chevrier nous donne les meilleures 
receltes pour aller à la perfection et au bonheur : le suffrage univer- 
sel qui ne mettra pas des imbéciles à la tête de la nation ; l'éducation 
gratuite et obligatoire, qui de tous les Français fera nécessairement 
des gens vertueux, la liberté religieuse ...... l'établissement iné- 
branlable de l'ordre ...... le respect profond de la loi ....... 


M. Edmond Chevrier, homme honnète, droit et très-compétent, a 
fait un excellent ouvrage dont l'application sera plus que difficile, 
dont les démocrates ne voudront pas, et que les conservateurs regar- 
deront avec inquiètude et méfiance, livre enfin qui n'aura quelque 
utilité que le jour où les hommes auront mis en pratique ce precepie : 
Aimez-vous les uns les autres. 


Vous voyez que ce ne sera pas de si tôt. A. V 


Lyon, imp. d’Aiwé VINGTRINIER , directeur-gcran:. 


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UT te pp 7) 


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12.534 5.60, Lsrtas de  fiqurires egyphennes Mucce de Fleurieux ; 
7. d'a.#ficras de tombeaux yallo -romains Muser de Lyon N° 528. 6x 
» fraa securir d'un colombarrum publie par Montfaucon. 
chere d'un dieu indien ‘ Musée de Fisuriruix à 


A AL 


POÉSIE 


LES RÊVES DE TROIS JEUNES FILLES 


Le toit rose caché sous le frais chèvre-feuille 

Où le doux rêve éclot, où l'esprit se recueille, 

D'où l’on voit les lueurs nous annoncer le jour, 

O le réduit charmant comme un regard d'amour ! 
O le banc de gazon et de mousse embaumée 

Où se mettrait un frère, une âme bien-aimée ! 

Et les petits sentiers bordés de verts buissons, 

Et l'hymne matinal chanté par les pinsons, 

Et ce souffle léger, harmonieux, champêtre, 
Parfumé de bonheur, de suave bien-être, 

L'arome des rosiers, des blancs petits muguets 

Et de la violette, et des lis si coquets, 

Le murmure du vent dans les bouleaux, les frênes, 
O toutes ces senteurs, ces divines haleines, 

Ces trésors que la main de Dieu nous a donnés, 
Seront-ils donc, pour l'or, toujours abandonnés? — 


— Moi, bien plus qu’un palais, j'adore une chaumine, 
Si blanche, si mignonne et de si fraîche mine, 

Que l’on tapisserait de festons verdoyants, 

De charmante glycine ou de lilas riants, 

De vigne vierge aussi, dentelée et folâtre, 
D'églantines, de buis, de liseron bleuûtre. 

Près des sapins géants, je voudrais l’oasis, 

Placée au sein des bois comme un bouquet d'iris ; 

Là, je viendrais chanter, aimer, respirer, vivre, 

Lire dans la nature ainsi que dans un livre, 


82 


POÉSIE. k 


Voir l’amour resplendir dans les yeux que je sais, 
Alors, je trouverais que, pour moi, c’est assez | — 


— Moi, je rêve la gloire et la gloire est si belle! 
Cueillir avec transport une palme immortelle, 
Entendre les échos redire un nom vainqueur, 

Cela ne vaut-il pas tous les rêves du cœur ? 

Le laurier d’Apollon, la lyre de Corinne 

Peuvent être l’objet d’une flamme divine ; 

Quel est le fier esprit que n'a jamais tenté 

Le grand prisme enivrant de l'Immortalité, 

De l’Immortalité, cette splendide aurore 

Qui, par delà les temps, nous fait régner encore ? — 


— Moi, je rêve la gloire et l’amour à la fois, 

Dit une aimable enfant, de sa limpide voix, 

Mais une gloire à deux, la plus chère, la sienne, 

La gloire d'un époux qui deviendrait la mienne ! 
Respirant pour lui seul et par mon dévoûment, 
J'éloignerais de lui le découragement; 

Lorsque je le verrais courber sa noble tête, 

Je mettrais mes baisers sur son front de poète. 

Je lui dirais le mot des généreux amours : 

« Je t'aime plus que moi, je t’aimerai toujours! » 

Sans cesse à son bonheur j'immolerais ma vie, 
Heureuse de mourir, — c'est ma plus douce envie, 
Pour sa gloire adorée! et mourir de grand cœur ! 
Mourir pour lui, mourir! m'entendez-vous, Seigneur ? 
Ce serait une joie, un triomphe, un délire, 

Un ineffable élan que je ne puis décrire! 

Lui prouver ma tendresse en mon dernier adieu, 
Et recevoir pour prix ses baisers... 6 mon Dieu ! 
Quand la gloire et l'amour viennent bercer mon âme, 
Tel est mon rêve d’or, tout mon rêve de femme. 


Adèle Soucirr. 


Ca) | 


ÉTUDES MYTHOLOGIQUES 


LE MYTHE D'IO 


INTRODUCTION. 


La tentation et le péril de toute science qui commence, 
c'est de généraliser prématurément. Chaque découverte 
devient le point de départ d’une théorie, et lors même que 
la découverte est vraie, il arrive d'ordinaire que la théorie 
est fausse, parce qu’elle va au-delà des faits observés. Tel 
est encore aujourd hui l’état de la mythologie. Elle n’a 
jamais été une science pour les anciens ; car, bien que les 
idées d'Evhémère et des symbolistes pythagoriciens ou 
stoïciens continssent sans nul doute quelques parcelles 
de vérité, l'exagération de principes absolus les poussait, 
au-delà de toute borne raisonnable, dans des absurdités 
manifestes. Ces vues éparses, confuses, contradictoires 
n'arrivaient jamais à la certitude scientifique; car la logi- 
que ne peut démontrer que des vérités logiquement en- 
chaînées. Ce qu'on devine par voie d’hypothèse ou d’ana- 
logie est déjà peut-être la vérité, ce n’est pas encore la 
science. Les modernes ont fait plus et mieux, surtout de- 
puis qu on a appliqué à la mythologie la méthode compa- 
rative par laquelle Cuvier avait tranformé l'histoire natu- 


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84 © LE MYTHE D'IO. 


relle et Bopp la philologie. Un grand nombre d'érudits et de 


penseurs distingués ont jeté sur divers points de ce vaste 


domaine une vive lumière. Une connaissance plus com- 
plète de l'Orient, les progrès des études védiques ont élargi 
le cadre des recherches, et donné à certains résultats une 
réelle certitude. Toutefois nous sommes encore en présence 
de systèmes exclusifs qui n’admettent chacun qu'une mé- 
thode, qu’un procédé; qui ramènent tous les faits à une ex- 
plication unique. Or, pour nous borner à la mythologie de 
la Grèce, vouloir en ramener tous les détails, si multiples 
et si variés, à une seule origine, c'est une tentative aussi 
périlleuse que celle des philosophes qui prétendaient ex- 
pliquer toutes les idées de l'intelligence humaine par une 
seule faculté. 

De là tant de débats, tant d’affirmations qui semblent 
réciproquement se détruire. Les uns tiennent que la Grèce 
doit la plus grande partie de ses mythes à l'Orient ; les au- 
tres nient ces emprunts, ou ne les admettent qu’en pro- 
portion très-restreinte, et postérieurement à la constitution 
des véritables mythes grecs. Ils soutiennent que ces der- 
niers sont autochthones, qu'ils ont été créés de toutes pièces 
par la race ingénieuse dont ils portent en quelque sorte le 
cachet dans leur clarté, dans leur simplicité, dans leur élé- 
gance. Ceux-ci attribuent à ces fables un sens plus ou 
moins caché ; ils y voient l'expression voilée d’un fait vu 
d'une idée qu’il est possible d’y lire encore; pour d’autres, 
elles ne sont qu'un jeu brillant de l'imagination, que les 
rêves d'un peuple enfant, rêves auxquels postérieurement, 


. avec plus ou moins de succès, on a essayé de donner une 


signification raisonnable. Ceux-ci enfin croient pouvoir 
établir que ces mythes, convenablement interprétés, con- 
duisent à une doctrine religieuse remarquable en plusieurs 
de ses parties par l'élévation et la vérité, que sous la mul- 


LE MYTHE D'I0. 85 


tiplicité des dieux de l'Olympe, par exemple. se cache un 
monothéisme primitif tout à fait semblable à celui des 
Hébreux ; ceux-là, au contraire, n'y voient que les gros- 
sières ébauches du sentiment religieux chez une race 
plus spirituelle que pieuse, dont l'âme, contrairement à 
l'âme des Sémites, et par une conséquence même du ca- 
ractère particulier de la nature en Grèce, était essentielle- 
ment polythéiste. 

L'évhémérisme à proprement parler n'existe plus. Les 
symbolistes battent en brèche les rares tenants de l'école 
théologique ; mais à leurtour ils sont attaqués avec une 
singulière vigueur par une doctrine nouvelle qui depuis 
quelques années a changé entièrement et le terrain et la 
physionomie de la lutte. Inaugurée en Allemagne par la 
rédaction du Journal de Mythologie comparée, précisée et 
formulée par l'illustre Max Müller, cette doctrine est pro- 
pagée en France par un groupe de disciples ardents et con- 
vaincus qui l’auront bientôt rendue presque populaire. 
Elle enseigne que les mythes, loin d’avoir été imaginés 
pour voiler quoi que ce soit, n'ont pas même été créés 
par l’homme, ou du moins par la volonté humaine, qu'ils 
se sont formés tout seuls, spontanément, sans que personne 
y prît garde, par l'effet du langage, dont l'homme ne peut 
se servir sans une sorte d'illusion qui le trompe sur sa 
propre pensée. Les mythes les plus bizarres n'étaient à 
l'origine que l’énonciation de faits très-simples, le lever 
du soleil, l'orage, le retour du beau temps, la nuit qui suc- 
cède au jour, le printemps qui remplace l'hiver, les plan- 
tes qui sortent de terre avec leurs feuilles et leurs fleurs. 
Mais le langage humain est chose essentiellement mobile 
et variable, il change sans cesse. Les mots perdaient leur 
sens et disparaissaient de l'usage habituel ; alors on 
les prenait pour des noms propres; le fait qu'ils expri- 


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86 LE MYTHE D 10, 


maient à l'origine devenait une action personnelle, et 
la métaphore, qui est l’essence des langues primitives, 
se confondait avec la réalité. Ce qui n'avait été d’abord 
qu'un mot de l’idiome commun, passait à l'état de 
divinité, et cette divinité avait bientôt son histoire, ses 
aventures merveilleuses créées comme elle de phrases et 
locutions dont le sens originel n'était plus compris. Ainsi, 
pour résumer par les expressions à peu près textuelles de 
M. Max Müller, la mythologie n’est pas une histoire, ni 
une morale, ni une religion; ce n’est qu'un dialecte, une 
forme antique du langage que toutes ces chosesont revêtu. 
Ailleurs l'illustre penseur dit plus énergiquement encore : 
« La mythologie est en réalité une maladie du lan- 
gage (4). » 

Bien loin de nous inscrire en faux contre cette hardie 
doctrine, nous croyons apporter ici, par quelques faits 
qu'elle n'avait point encore signalés, des arguments nou- 
veaux à sa démonstration. Mais, en même temps, nous 
voudrions la mettre en garde contre l'esprit exclusif qui 
compromet les autres systèmes, en montrant, par un exem- 
ple frappant, que les mythes étant formés d'éléments di- 
vers et souvent hétérogènes, toute méthode d’explication 
n’a qu’une valeur nécessairement limitée, et qu’elle doit 
laisser place auprès d'elle à d’autres méthodes, qui, elles 
aussi, sont vraies en partie. La fable de Îo est très- 
propre à montrer combien d'éléments distincts pouvaient 
entrer dans la composition d'un mythe grec. Les uns y 
ont vu un fait historique, les autres un symbole astrono- 
mique ; 1l nous sera facile d'y montrer la trace d’une in- 
fluence orientale ; l'étymologie et les variations de la lan- 


(1) La science du langage, p. 13 de la traduction française, 2° édi- 
tion. — Cf. Essai de mythologie comparée. Paris, Durand, 1859. 


LE MYTHE D'IO. 87 


gue peuvent seules rendre raison de certains détails qu’on 
n a point encore signalés. Chacune des grandes écoles entre 
lesquelles se partagentlesmythologues pourrait donc récla- 
mer ce mythe pour démontrer son système. C’est un ter- 
rain commode pour les mettre en présence, et s’il est pos- 
sible les amener à transaction. 


Io dans Apollodore. 


C'est dans Apollodore qu’il faut étudier d’abord le mythe 
d'Io tel que l’ont fait la poésie et l'imagination populaire. 
En groupant consciencieusement, mais sans ombre de cri- 
tique, tous les détails, toutes les superfétations dont l'idée 
primitive a été peu à peu amplifiée et enjolivée, il nous 
offre, pour ainsi dire, le composé dont nous avons à isoler 
les éléments. Mais cette histoire remonte aux plus lointai- 
nes traditions de la poésie. Le surnom que l’auteur de 
l’Tiade donne constamment à Hermès prouve qu’il connais- 
Sait au moins l’épisode d’Argus; et s’il faut en croire plu- 
Sleurs témoignages antiques, Hésiode, dans un ouvrage 
perdu, l'Ægimius, racontait avec un détail piquant la mé- 
tamorphose de l’infortunée amante de Zeus (1). 

Ce qui frappe d’abord dans Apollodore, c’est la multipli- 
dité des traditions sur les ancêtres d’Io (2). Le savant 
Muncker, dans ses Mythographes latins, a pu en dresser 
irès-sérieusement une triple table généalogique. Mêmes 
divergences sur l'origine de son gardien Argus, le géant 
aux Cent yeux, qui est en même temps son grand-père 


(1) Hésiod. Fragm. IV et V, éd. Didot. 
(2) Cf. Heyne et Cluvier dans leurs éditions d'Apollodore. 


88 LE MYTHE DI1I0. 


suivant les uns, son oncle ou son frère suivant d'autres. 
Ce nom du reste revient trois ou quatre fois dans ces généa- 
logies, comme celui d’Iasus et d’autres héros propres à 
l'Argolide. C'est là un élément local qui prouve qu'une 
partie au moins de la légende est née ou s'est développée 
sur la terre d'Argos. L'enchevêtrement de ces noms mon- 
tre l'effort de la tradition pour mettre d'accord des données 
incohérentes, pour ramener aux lois de la filiation humaine 
des noms qu'on trouvait unis sans pouvoir rendre compte 
de leur union, pour introduire enfin une sorte de raison 
dans le déraisonnable. 

Contrairement à la tradition commune (Ovide, Valérius 
Flaccus, etc.), Hermès, dans Apollodore, ne tue pas Argus 
avec le glaive recourbé, la harpe de Cronos, de Zeus et de 
Persée. Il le tue d’un coup de pierre, mais avec cette cir- 
constance que l’arrivée d'Hermès a été annoncée au géant 
par un faucon, hierax, dont quelques éditeurs d’Apollo- 
dore ont fait un nom propre (ce qui, pour le noter en pas- 
sant, a conduit Quinault, dans son opéra d’Jsis, à faire 
d’'Hiérax l'amant dédaigné d'Io). Ce détail montre quelle 
influence la langue exerce sur les mythes.Le mot harpe, que 
Valérius Flaccus emprunte sans doute à quelque poète grec, 
signifie à la fois une arme et un oiseau de proie, comme en 
latin falx et falco, en français faucon et faucille, rapport 
qui vient évidemment de la forme recourbée qu'affecte le 
bec des oiseaux carnassiers. Ainsi le faucon d’Apollodore 
n'est manifestement qu'une interprétation erronée de la 
faucille des mythologues. Les deux sens du mot sont l’uni- 
que origine de cette variante. Un récit oral mal compris 
ou une phrase mal lue ont fait imaginer ce qu'ils ne di- 
saient pas. Voilà un de ces détails mythiques dont la lan- 
gue, par ses variations et ses obscurités, est la seule source 
possible. 


LE MYTHE D'I0. R89 


Mais la langue a évidemment créé deux autres épiso- 
des de mythe. Pouvons-nous croire, comme Apollodore, 
que la mer Ionienne doive son nom à Îo, queson passage 
d'Europe en Asie ait nommé le Bosphore ? Ce nom de mer 
lonienne ne désignait pas dans l'antiquité ce qu’il désigne 
aujourd’hui, mais toutes les mers sans exception qui entou- 
rent la Grèce, entre l’Asie mineure, l'Afrique et l'Italie. 
Très-souvent, chez les anciens, la mer Egée est appelée 
golfe ionien. Le sens de ce mot ne s’est limité que lorsque 
les progrès de la géographie rendirent nécessaires des 
appellations plus précises. À l’origine c'était le nom de 
toutes les mers que parcouraient les Ioniens, les seuls 
navigateurs de la Grèce. Quant au peuple, les fables ne le 
font pas descendre d’Io, mais du fils de Xuthus, ce qui n’est 
pas plus vrai. La mer lonienne devait son nom, suivant 
les uns, à l'Italien Ion, fils d'Adria, ce qui signifiait qu’elle 
fait suite à l'Adriatique ; selon d’autres à l’Illyrien Ionius, 
fils de Dyrrachius. Mais l’histoire d'lo parlait plus vi- 
vement à l'imagination ; de grands poètes, Eschyle entre 
autres, popularisèrent cette étymologie. 

La légende qui rattache aux voyages d’Io le nom du 
Bosphore est plus curieuse. Ce mot semble avoir été à l'o- 
rigine un nom commun, désignant tous les détroits qu’un 
bœuf pouvait passer à la nage. Or le canal de Constanti- 
nople n’a guère que 600 mètres de largeur. Les colonies 
Brecques qui, dès le vr* siècle, s’établirent en Crimée 
trouvèrent dans ces pays reculés un détroit du même 
&enre , le canal actuel d’Iéni-Kaleh ; dès lors il y eut 
le Bosphore cimmérien comme le Bosphore de Thrace. 
Eschyle et Euripide en imaginèrent un troisième dans 
l'Inde, Comment le souvenir d’Io s'est-il lié à ces dénomi- 
nations géographiques ? Ottfried Müller a cru pouvoir en 
conclure l'établissement d'une colonie argienne à Byzance ; 


90 LE MYTHE D'I0. 


on sait que cette ville avait pris en quelque sorte Io pour 
patronne ; au témoignage de son annaliste Hésychius de 
Milet, qui a écrit, au vi° siècle de notre ère, un livre sur les 
Origines de Constantinople (4), on montrait dans les belles 
prairies appelées aujourd’hui les eaux douces d'Europe le pa- 
turage où jadis avait erré la malheureuse amante de Zeus. 
On attribuait la fondation de Byzance à son petit-fils By- 
zas, né de sa fille KÆ'eroessa, ou la Cornue, nom qui rap- 
pelle l’attribut par lequel peintres, sculpteurs et poètes 
caractérisaient Io, Enfin, les monnaies représentaient une 
vache, tantôt seule, tantôt sur un dauphin, emblême du 
passage de la vache mythique sur les eaux du Bosphore. 

Les anciens, on le voit, ne manquaient pas de bonnes 
raisons pour affirmer qu'Io, dans ses courses vagabondes, 
avait passé d'Europe en Asie par ce bras de mer. L'esprit 
des peuples primitifs, comme celui des enfants, éprouve 
le besoin de mettre une sorte de logique dans ses plus 
bizarres divagations. Une fois admis que la jeune Ar- 
gienne changée en vache avait, sous cette forme, par- 
couru le monde, partout où le nom d’un lieu éveillait l’idée 
d’une vache, elle avait dû passer là. L'hypothèse d’Ott- 
fried Müller n’est point nécessaire pour expliquer le sou- 
venir d'Io sur les rives du Bosphore ; le nom suffisait. 
C'est une simple association d'idées dont la langue est 
l'origine. Mais aussi il fallait faire passer Îo par le Bos- 
phore cimmérien ; Eschyle et'Euripide n'y ont pas man- 
qué, et ainsi s’est peu à peu dessiné son étrange itinéraire. 

À la fin de son récit, Apollodore abandonne la vraie 
légende grecque pour nous introduire dans un monde 
tout différent. Io a recouvré la figure humaine , elle est 
devenue, sur les bords du Nil, mère d'Epaphus. La ja- 


(1) Edid. 3. Conrad Orelli Leips, 1820, in-8. 


LE MYTHE D'I0. 91 


lousie d'Héra veut une revanche, et cherche de nouveaux 
moyens de lui nuire ; elle charge les Curètes de faire dis- 
paraître l'enfant. lo se met à la recherche de son fils ; 
elle erre à travers toute la Syrie, retrouve Epaphus chez 
la femme du roi de Biblos, retourne avec lui en Egypte, 
et y épouse le roi Télégone (4). « Alors, ajoute le mytho- 
lographe , elle consacra une statue à Déméter, que les 
Egyptiens appellent Isis, et elle-même fut appelée par 
eux du même nom d'Isis. Epaphus plus tard régna sur les 
Egyptiens, épousa Memphis, fille de Nilus, fonda une ville 
à laquelle il donna le nom de son épouse, et eut de son 
mariage une fille nommée Libye, en souvenir de laquelle 
tout le pays a depuis porté ce nom. » 

I faut noter dans ce bizarre récit, à côté de cette cu- 
rieuse transformation de la géographie eu histoire, le 
mélange d'éléments hétérogènes qui viennent de si loin 
se fondre aux bords du Nil. Et d’abord les Curètes , cette 
race sacerdotale qui semble avoir importé de Phrygie en 
Crète le culte de Rhéa, et qui se glorifiaient d’avoir été 
les nourriciers de Zeus. Voilà un élément phrygien ou 
crétois. D’autres viennent de Syrie, de la ville phénicienne 
de Biblos. Io nous est montrée sous des traits qui rappel- 
lent Astarté cherchant avec larmes son Adonis, et aussi 
Isis (car les deux mythes se touchent par bien des points) 
parcourant le monde pour retrouver soit son époux Osiris, 
soit son fils Horus, qui souvent semblent se confondre. 
Apollodore finit par identifier la grande déesse égyptienne 
avec la jeune Grecque d’Argos. Ainsi l’Argolide, la Crète, 
la Phénicie, l'Egypte ont contribué à la formation de cette 
légende. Il semble qu’elle résume au moins quatre fables 


(1) Eusèbe. (Chron. ad ann. 481) fait de Télégone l’époux d’Isis et 
le père d'Epaphus. — Hérodote (II. 153; III. 27), identifie Epaphus 
et Apis. 


92 LE MYTHE D'I0. 


d’origine distincte, et que tous les peuples qui entourent 
la partie orientale de la Méditerranée y aient mis la main. 

Apollodore appartient à un temps et à un pays où la 
fusion des mythes grecs et orientaux était à peu près 
accomplie, soit dans le culte du vulgaire, soit dans les in- 
terprétations des savants. Les assimilations que jadis 
Hérodote avait faites naïvement, sur la foi de quelque 
ressemblance fortuite, on les reprenait, on les complétait, 
on les poursuivait dans le détail, en vertu de rapports 
plus lointains, mais plus profonds et souvent plus vrais. 
Nous verrons que l'identification d’Io, d’Isis et d’Astarté 
était chose toute naturelle pour ceux qui avaient décou- 
vert, sous les fables diverses que racontaient les Grecs, 
les Assyriens et les Egyptiens, ce qu’il y avait de vrai- 
ment commun entre elles, leur caractère certain de dées- 
ses lunaires, représentant par leurs courses errantes et 
par le croissant dont leur tête était ornée , les phases et 
la forme ordinaire de l’astre des nuits. 


IT. 


Io dans Eschyle. 


Ï1 est impossible de parler d’'Io sans consacrer quelques 
pages au plus illustre récit qui nous ait conservé son his- 
toire. Apollodore et Hygin ne sont que des compilateurs, 
Ovide qu’un narrateur superficiel et frivole ; plus ancien 
qu'eux, Eschyle est en outre un homme de génie, un es- 
prit sérieux et religieux. Son enfance s'était écoulée dans 
le sanctuaire d’Eleusis, où l’on croit que sa famille exer- 
cait héréditairement des fonctions sacerdotales. Il connut 
l'enseignement des mystères, et fut même accusé, dit-on, 
d’en avoir trahi le secret. On ne saurait désirer de meil- 


LE MYTHE D’10. 93 


leur guide pour pénétrer dans les vraies idées grecques 
sur un point de mythologie. 

Il est deux fois question d’Io dans ce qui nous reste 
d'Eschyle. Les Suppliantes, qui sont des jeunes filles de 
sa race, déplorent ses infortunes ; dans le Promethée , elle 
les raconte elle-même. Il serait oiseux d'analyser des 
textes si connus ; on nous permettra toutefois de toucher 
à quelques points importants. Et d'abord sous quelle 
forme paraissait-elle sur le théâtre d'Athènes, au pied du 
rocher de Prométhée ? Il n’est point étranger à notre sujet 
d'examiner comment les arts la représentaient. Beaucoup 
semblent croire qu'Eschyle l'offrait aux regards comme 
nous la voyons sur un grand nombre de monuments figu- 
rés, c’est-à-dire sous la forme d’une vache. C'est ainsi 
que Virgile (En. VII, 789) nous la montre sur le bouclier 
de Turnus, et Moschus (/7d. I) sur la corbeille d'Europe. 
C’est aussi sous les traits d’une vache que le Magnésien 
Bathyclès l'avait modelée sur les bas-reliefs du célèbre 
trône d’Amyclès (4). Est-ce donc dans la bouche d’une 
vache qu'Eschyle avait mis ces récits brillants, poétiques, 
harmonieux ? La chose n’est pas admissible. Le goût dé- 
licat et railleur du public athénien ne l’eût certainement 
pas supporté. 

D’autres ont pensé (2) qu’elle paraissait sur le théâtre 
sous une forme qui rappelait sa double nature de vache et 
de femme. Femme par le buste, elle pouvait, comme les 
centaures, avoir le corps d’un animal. Cela n’a rien en soi 
d'impossible. Les Grecs aimaient ces monstres hybrides, 
sphynx, centaures, chimères , auxquels l'habileté de leurs 
statuaires arrivait à donner un haut degré d’harmonie ct 


(1) Pausanias, III, 8. 
(2) Paley, édit. des Suppliantes, Cambridge, 1844. 


94 LE MYTHE D'I0. 


de beauté. Mais c'est là précisément ce qui nous met en 
doute au sujet d'Io. Si les yeux eussent été habitués à voir 
au théâtre ce centaure d’une espèce nouvelle, les arts n’en 
auraient-ils pas reproduit l’image? Ne la retrouverions- 
nous pas par exemple sur les monnaies de Byzance à la 
place de la vache”? Puisque aucun bas-relief, aucune pein- 
ture de vase, aucune pierre gravée, aucune médaille (1) ne 
nous l'a conservée, nous sommes fondés à croire que les 
Grecs l’avaient repoussée ; non point sans doute comme 
trop étrange (le dragon aïilé qui transporte à travers les 
airs le vieil Océan aurait suffisamment préparé les yeux 
du spectateur), mais comme laide, disgracieuse, et partant 
comme impossible. 

Hérodote nous donne la clé de ce petit problème. En 
parlant des statues d'Isis (II, 44), il nous dit qu'elle est 
figurée sous la forme d’une femme avec des cornes au 
front, « comme les Grecs, ajoute-t-il, représentent To. » 
Ce mot jeté en passant par l'historien prouve que ces sta- 
tues d’Io n'étaient pas rares, bien qu'aucune d'elles, à ce 
qu'il semble, ne nous soit parvenue, et que c'était même sa 
représentation habituelle. Raison suffisante pour conclure 
qu’elle paraissait sous ces traits dans la pièce d'Eschyle, 
comme une jeune fille belle encore dans son désordre, et 
caractérisée seulement par des cornes ou par une sorte de 
croissant (car c’est un véritable croissant que portent les 
Statues d’Isis). Ce qui autorise le poète à l'appeler « la 
vierge aux cornes de génisse. » C’est ainsi problement que 
le sculpteur Dinomène l’avait représentée avec Callisto, 


(1) Le musée de Carlsruhe possède une centauresse en terre cuite, 
dont M. Gerhard a donné la description (Antiquités de Mycènes). 1] 
croit y reconnaître lo ; mais cette interprétation est fort hasardée. 
Avec des cornes de vache elle en a d'autres de chèvre. Il semble que 
ce soit une figure de fantaisie sans analogue dans l'art antique. 


LE MYTHE D'I0. 9 


autre amante de Zeus, changée en ourse par la vengeance 
d'Héra. Pausanias, qui a vu ces deux statues dans l’acro- 
pole d'Athènes, nous apprend seulement qu’elles avaient 
à figure humaine, puisqu'il en parle comme de deux fem- 
mes (4). Maïs ces images réveillant en lui le souvenir de la 
métamorphose de ces deux infortunées, il est permis de 
croire que quelque attribut caractérisque la lui rappelait. 
Cet attribut est tout trouvé pour Io, ce sont les cornes au 
front ; pour Callisto, nous sommes réduits aux hypothèses : 
peut-être était-ce seulement une peau d'ours jetée sur les 
épaules. Quoi qu'il en soit, c’est sous la figure d’une jeune 
femme avec des cornes au front que l’art des époques 
postérieures a représenté Lo ; telle nous la voyons dans la 
plupart des peintures de vases, surtout celles à figures 
rouges, et dans toutes les peintures murales relatives à ce 
mythe que nous ont livrées Pompéi et Herculanum. 

Jo raconte à Prométhée son étrange histoire : les songes 
qui hantaient sa chambre virginale, lui annonçant l'amour 
de Zeus; puis son expulsion de la demeure paternelle, puis 
sa métamophose. Il y a deux remarques à faire sur ce 
récit : l'une c’est qu’'Eschyle, fidèle à la tradition, en re- 
tranche pourtant les circonstances puériles ou inconvenan- 
tes. Ainsi 1l ne dit mot de la jalousie d'Héra, ni des fables 
ridicules que d’autres mythographes, Hésiode par exem- 
ple, y avaient mêlées, et dont nous trouvons le dernier 
écho dans Ovide, lorsqu'il nous montre Junon découvrant 
l'infidélité de son époux aux ténèbres insolites qui s’éten- 
daient en plein jour sur l’Argolide. Pour Eschyle, ce n’est 
ni la colère d'Héra, ni la ruse hypocrite de Zeus qui a 
changé en vache la malheureuse jeune fille, c’est le déses- 
poir, la folie. Sa métamorphose rentre dans le plan de celles 


il) Pausanias, 1, 25. 


J( LE MYTRE D'I0. 


que M. Saint-Marc Girardin a caractérisées dans une 
page célèbre. La grande poésie antique enlevait « la divine 
face de l’homme » à ceux que la passion où la douleur em- 
portait hors des limites de l'humanité. 

Eschyle parle d'Argus et de ses cent yeux, mais il ne 
dit rien d'Hermès, et n'indique point comment mourut le 
géant. « Un coupimprévu, dit seulement Lo, le priva subi- 
tement de la vie. » C’est supprimer de propos délibéré (car 
l'intention est manifeste) tout un côté de la légende, et le 
plus important à un point de vue. Ces détails omis à des- 
sein contiennent, nous le verrons bientôt , tous le sens 
astronomique du mythe. Eschyle l’ignore ou le mécon- 
nait, ne voulant montrer dans cette histoire qu’un drame 
humain. 

Les voyages d’Io n'ont été évidemment pour le poète 
que l’occasion d'une de ces revues géographiques comme 
les Grecs les aimaient, et dont les exemples abondent dans 
Homère, dans Pindare, dans les tragiques. La preuve, 
c'est qu'ils diffèrent sensiblement dans les deux pièces. 
Ces variantes nous conduisent à une autre conséquence : 
l'itinéraire étant bien plus simple et moins intéressant 
dans les Suppliantes, on peut en conclure que le Prométhée 
est postérieur. Le poète a repris sa première esquisse pour 
la compléter, l'enrichir de détails plus curieux et plus 
brillants. Nous en avons une autre preuve et encore plus 
concluante. Dansles Suppliantes, l’histoire d’Io est racontée 
d’après les traditions vulgaires, et avec ce trait repoussant 
que Zeus, lorsque son amante fut changée en vache,s’unit 
à elle sous la forme d’un taureau. Conçoit-on que le poète 
eût purevenir à cette idée grossière après avoir dessiné 
la pure et virginale figure du Prométhée? C’est le con- 
traire qui a eu lieu. Eschyle s’est épris de son modèle ; il 
l’a idéalisé dans sa pensée, puis ilen a refait le portrait, 


LE MYTHE D'I10. . 97 


image purifiée et transfigurée, non moins noble que tou- 
chante, de l’humanité aux prises avec l'amour d'un dieu. 

Dans le Prométheée, non-seulement il n’est plus question 
de cet accouplement bestial, mais le poète dit nettement 
qu'Io reste vierge. Zeus l’a désirée, mais sa passion ne 
se satisfait point. Même quand elle lui donnera un fils, Io 
sera vierge encore : «Il poserasur toi sa main amie, ce tou- 
cher suffira.» Ce sera même le sens du nom qu’elle donnera 
à son fils Epaphus, l'enfant du toucher.Par une étrange con- 
tradiction, cette maternité miraculeuse se lit déjà en ter- 
mes très-clairs dans les Suppliantes, où elle n’était ni at- 
tendue ni nécessaire : « Jupiter la rendit mère en la tou- 
chant de sa main » Preuve certaine que ce trait mythique 
n'est pas de l'invention du poète, qu'il lui était imposé par 
la tradition (1). 

Déjà dans Eschyle l’histoiré d'Io touche aux fables 
orientales. C’est en Egypte qu'elle trouve sa conclusion. 
On la retrouve plus tard sur les côtes de l’Asie, en Cilicie, 
en Syrie, en Phénicie. Strabon raconte (2) que les habi- 
tants de Tarse faisaient remonter leur origine au géant 
Argus. Îls mêlaient à l'histoire d’Io celle du célèbre favori 
de Déméter, Triptolème, dont ils faisaient un héros ar- 
gien. Cette transformation de l’Athénien Triptolème, si 
étonnante qu'elle paraisse, a son explication naturelle 
quand on songe aux ressemblances qui rapprochent Isis, 
c'est-à-dire l’Io égyptienne, de la Déméter d’'Eleusis. On 
sait qu'Hérodote (II. 59) les identifie complètement. C’est 
ce qui explique pourquoi le culte d’'Io ne fut jamais bien 
répandu en Grèce. Comme symbole de la lune elle fut 
effacée par Phæœbé; cpmme Isis grecque la place était 
prise par Déméter, qui devait un jour être détrônée elle- 


(1) Prométhée 847 : Suppliantes, 310. Ed. Tauchn. 
(2) L.XIV, XV. XVI, pass. 


JR LE NYTHE DI0. 


même par la véritable Isis. To ne fut qu'une divinité de 
second ordre, sans rôle dans la hiérarchie céleste, femme 
autant que déesse, chère aux poètes, mais oubliée de la 
foule, livrée de bonne heure aux hypothèses de la critique 
naissante. 


III. 
Interprétations. 


Nous n'avons plus aujourd’hui qu’un juste dédain pour 
le grossier évhémérisme de l'abbé Banier, qui, il y a cent 
ans à peine, faisait d'To « la maîtresse d’un roi d’Arcos, de- 
venu plus tard le dieu Jupiter. Sa femme, qui est devenue 
Junon, confia sa rivale à la garde d'un surveillant très-vigi- 
lant nommé Areus, à qui pour cette raison la fable a donné 
cent veux. Délivrée par son amant, elle s’'embarqua pour 
l'Egypte sur un navire dont la proue portait la figure d'une 
vache.» C’est une hypothèse de Lactance, enjolivée de dé- 
tails ridicules, et tout le livre est de ce goût (1). Nous ne 
pouvons aussi que sourire de la préoccupation sous l'em- 
pire de laquelle Huet voit dans To « la femme de Moïse, 
Séphora, qui est aussi Astarté et Isis. Ses cornes sont une 
allusion à celles que la tradition donnait à Moïse. Et si la 
fable prêtuit à Lo de si longues courses, ce est que Scphora 
a suivi Moïse dans plusieurs de ses voyages (2). » Toute- 
fois, longtemps avant Evhémère, Hérodote ramenait ce 
mythe st fantastique à un fait humain. « Selon les sa- 
vants de la Perse(ct on «st fondé à croire qu'il à recucilli 

, 

(1) Bamier, Mythologie, ed. de 1738, t. 1, p. 453. — Cf. Lactance, 
Inst. Div. I, XI. 

(2) Huet, Démosth. évangél., 4 proposit. eh. X, N 3 Ed. Migne. 
p. 228. 


LE M\THE D'I0. 99 
cette tradition de leur bouche), Io était la fille d’un roi 
d’'Argos, Inachus, que des marchands phéniciens enlevè- 
rent. En Phénicie, on racontait la choseun peu autrement: 
elle s'était laissée séduire par le chef du vaisseau, et avait 
fui avec lui pour cacher sa honte » (T. 4-5). Ainsi donc il y 
avait en Orient (car on ne peut soupconner Hérodote de les 
avoir inventés) deux récits qui présentaient l’aventure d’Io 
comme un fait historique; si bien que l'historien des 
guerres médiques la prend pour point de départ des que- 
relles entre les Grecs et les peuples d'Asie. Ces deux ver- 
sions étaient étrangères aux Grecs, elles avaient cours 
précisément chez leurs ennemis. 

Ainsi, ce qui était mythe en Europe était histoire en 
Orient. Et ce n’est point là un fait isolé ; sans parler de Mé- 
dée, qui n'appartient qu'à demi à la mythologie, Hérodote 
nous montre encore un vrai personnage mythique, Europe, 
ramenée aux proportions de l'humanité. Du reste, ona 
remarqué avec raison que l’histoire d'Europe semble n'être 
que celle d’Io renversée. Ces enlèvements réciproques de 
jeunes filles ont dà être fréquents aux temps barbares, et 
l'imagination populaire, surtout en Grèce, était très-dis- 
posée à dénaturer par le mélange du merveilleux les faits 
les plus simples. 

Voilà pour l'évhémérisme. Mais les anciens avaient déjà 
soupconné une toute autre origine à certaines parties de 
ce mythe. La première trace de cette opinion se trouve 
dans trois vers d Euripide {Phénic. A1AS. Tauchn.), où, 
décrivant sur un bouclier la figure d’Argus, qu il dési- 
gne par son nom habituel de Panoplès, « celui qui voit 
tout, » 1l le représente le corps tout tacheté d yeux « dont 
les uns s’ouvraient au lever des étoiles, les autres se fer- 
maient à mesure qu’elles se couchaient. » Argus sous 
ces traits est manifestement une personnification du ciel 


100 LE MYTHE D 10. 

étoilé. Euripide était l'élève d’Anaxagore, qui, on le 
sait, expliquait par l'astronomie un certain nombre de 
fables mythiques. C’est de lui peut-être que, par l’entre- 
mise des écoles pythagoriciennes et stoïciennes, cette in- 
terprétation est arrivée à Macrobe qui, la reproduit plus 
explicitement (Saturn. 1, 19). 

Nous n'avons point à refaire, ni même à exposer en 
détail, les curieuses recherches de M. Panofka, qui a mis 
en pleine lumière la vraisemblance de ces idées (1). Mais 
nous pouvons les compléter par une vue nouvelle de 
M. Louis Ménard. L'étude combinée de l'hymne homérique 
à Hermès et de la fable d’'To, a conduit le jeune et savant 
mythographe à conclure que Hermès n’est point le soleil, 
comme le voulait Macrobe, ni seulement le passage de la 
nuit au jour, comme le disait M. Preller, mais le crépus- 
cule, celui du soir et celui du matin, ce qui rend parfaite- 
ment compte du rôle qu'il joue dans ces deux récits (2). 
Pour nous en tenir à ce qui est de notre sujet, et sans en- 
trer dans les considérations, parfois un peu hasardées, 
dont M.L. Ménard étaie sa doctrine, Hermès, tuant Argus, 
c’est le crépuscule du matin qui efface les étoiles du ciel. 

Peut-être, si la science étymologique était plus avancée, 
trouverait-on ici un exemple du fait signalé sur tant d’au- 
tres points par M. Max Mülle:, un mythe créé spontané- 
ment par l'interprétation erronée de mots non compris, 
et un simple phénomène physique transformé par l'alié- 
ration du langage en drame divin. Ce qui permet de le 
supposer, c'est que la langue a certainement sa part dans la 


(1) Argos Panoptès, dans les mémoires de l’Académie de Berlin, 
1837. 

(2) L. Ménard. Le polythéisme hellénique, p. 42.— Voyez aussi mon 
étude sur les Hymnes homériques, p. 179, et M. Alf. Maury. Histoire 
des religions de la frère antique, t. III, p 488. 


LE MYTHE D'IO. 101 


formation du mythe. Eustache, Suidas, d’autres encore (1) 
nous apprennent que le mot Îo. dans le dialecte des 
Argiens, ou du moins dans la langue de leurs mystères, 
signifiait la lune. Dès lors , le sens complet de la légende 
saute, pour ainsi dire, aux yeux, et l’on ne comprend pas 
que Macrobe ait pu s’y tromper au point de voir la terre 
dans la vache mythique que garde le géant. Io c’est la 
lune, dont le croissant est si bien figuré par les cornes de 
la vache. Ses courses errantes, ce sont les phénomènes 
lunaires, si désordonnés en apparence. Le géant qui la 
garde avec ses cent yeux, c’est le ciel avec ses innombra- 
bles étoiles. Le dieu qui la soustrait à son gardien et qui 
la tue, c’est le crépuscule qui efface les astres brillants, 
et fait disparaître avec eux le croissant vagabond. Nul 
mythe n'a une signification plus précise et mieux mar- 
quée (2), 

Ainsi se démontre le vrai caractère d’Io, si voilé dans la 
fable grecque. C’est une déesse lunaire, de là son identifi- 
cation avec la grande divinité phénicienne Astarté, repré- 
sentée comme elle, tantôt sous la forme d’une vache er- 
rante, tantôt sous celle d’une femme dont le front est 
orné de cornes. Mais Astarté, l’épouse du dieu-soleil 
Adonis, est aussi une déesse de la génération. Elle s’est 
dédoublée pour ainsi dire dans Io et Aphrodite. La légende 
d'Io, comme celle d'Europe peut-être, est une traduction 
grecque, mais une traduction affaiblie des mythes lunaires 
de l'Asie. Les deux héroïnes grecques font partie, bien 
qu'à un rang subordonné, de cette nombreuse famille dont 


(1) Voir les textes dans H. Estienne, au mot Jo. 

(2) On peut donc ne pas tenir compte des subtilités par lesquelles 
le savant M. Welcker, d'après Corautus, essaie d'expliquer dans un 
sens tout contraire l’Argiphontès de l’Iliade. 


102 LE MYTHE D 10. 

Astarté est le type le plus complet, Isis, Artémis, Anaïtis. 
peut-être aussi Ariadne, Pasiphaë, Proserpine, c'est-à- 
dire la lune, adorée sous divers noms dans les cultes na- 
turalistes de ces siècles reculés; sans compter les dieux 
mâles et hermaphrodites, dont nous aurons à parler bientôt. 

Nous voilà bien loin de l'Io d'Hérodnte. A la place d'une 
jeune fille séduite ou enlevée, nous 1rouvons la grande 
déesse lunaire de l'Asie. C'est là précisément ce qui nous 
paraît donner une réelle valeur à la tradition que l’his- 
torien grec nous a conservée. Comment expliquer que 
la scène de cette histoire ait été unanimement placée à Ar- 
gos ; que ce mythe astronomique soit devenu un fait hu- 
main, localisé en un point précis de la Grèce ? Là est, ce 
nous semble, la justification du récit que les sages de la 
Perse ont fait à Hérodote et l'explication probable de 
l'élément argien de la lécende. 

Dira-t-on que la scène a été placée en Ar :olide , qu’lo 
est donnée comme une jeune Argienne parce que le mythe 
tout entier est né à Argos? Mais il trahit évidemment, dans 
sa partie astronomique, une origine étrangère. La science 
contemporaine remonte jusqu à l'Inde védique pour expli- 
quer les conceptions primitives qui se sont symbolisées et 
incarnées pour ainsi dire dans Zeus et Apollon. Sans aller 
si loin, ne voyons-nous pas régner en Orient, dans la patrie 
de Zoroastre, dans les temples de Mithra, de Baal et d’As- 
tarté, ces mythes et ces rites fondés sur l'observation des 
phénomènes célestes ? L’Artémis grecque, en tant que 
déesse lunaire, n'est-elle point elle-même venue d'Asie? 
Si le mythe astronomique d'Io, import: probablement de 
l'Orient, est devenu une fable argienne, c'est qu'il s’est 
combiné avec un fait argien ; et cette donnée locale, le 
récit d Hérodote nous la fournit. 

On sait quel rôle a joué la piraterie dans la Grèce pri- 


LE MYTHE D'10. 103 


mitive. La marine phénicienne en avait donné les pre- 
mières lecons. Les enlèvements d'enfants ou de jeunes 
femmes remplissent les histoires et les poèmes, et dans un 
grand nombre de cas nous les voyons produire des fables 
finissent par se fondre dans la 


qui, Après avoir été locales, 
mytholozrie générale. Qu'est-ce que le mythe de Gany- 
mède enlevé par Zeus, sinon la traduction mythologique 
d'un fait réel, traduction imaginée par la crédulité popu- 
lire, peut-être par la flatterie, pour consoler une noble 
famille et changer en joie un malheur ou une honte? 
On ne peut guère en douter quand on voit ce fait raconté, 
Comme à sa date, dans l'énumération des ancêtres de 
Priam, au chant XX de l’/liade. Cette énumération, si dé- 
taillée et si précise, ne saurait être autre chose qu’une gé- 
daloie vraie, ou du moins acceptée comme vraie. Si une 
jeune fille de la race royale d’Argos a été, comme le ra- 

Contaient les Phéniciens et les Perses, enlevée ou séduite 

Par un marchand étranger, l’orgueil de la famille, ia flat- 

terie des inférieurs, l'imagination du vulgaire ont pu, à 

Ces époques reculées, tranformer cet accident en aventure 

MYStérieuse et surnaturelle. Aimée d’un dieu, enlevée par 

UN amant divin, celle qu’on avait perdue devenait un sou- 

Venir glorieux. 

De ]à sans doute à devenir une personnification de la 
lune, il y a loin. Quel a pu être le lien entre ces deux no- 
tions, entre la fable argienne et le mythe astronomique ? 
Ce lien est peut-être le nom même d'Io, qui, nous l'avons 
"U, Signifiait la lune dans le dialecte et la langue reli- 
&ieuse q' Argos. 

Ce mot n'appartient pas à la langue commune de la 
Grèce ,» Mais nous le retrouvons encore aujourd’hui en cophte 
V6C le même sens de lune, et il semble avoir été dans 
l'ancien égyptien, sauf de légère- altérations, le nom ra- 


104 LE MYTHE D'I0. 


dical de cet astre, comme Ra était celui du soleil. Certaines 
parties de l'Egypte adoraient même comme dieu-lune le 
dieu Toh (Pi-10h ou Phi-ioh, selon que ce nom est précédé 
de l’article saïtique ou memphitique), et elles le représen- 
taient avec un croissant sur la tête (1); ce qui nous montre 
une fois de plus le vrai sens de cet emblème, si fréquent dans 
les peintures et les sculptures religieuses de l'Egypte. Ce 
dieu-lune se retrouve sous divers noms dans une grande 
partie de l'Orient : il s'appelle Men dans toute l'Asie mi- 
neure, Sin à Babylone, Aglybol à Palmyre (2). 

On nie aujourd’hui presque absolument les relations de 
la Grèce et de l'Egypte jusqu'au temps de Psammétik. Les 
partisans exagérés de ce système ne veulent pas que la 
Grèce doive rien à l'Egypte, et ils ne verront dans cette 
ressemblance de langue et de culte qu'une rencontre for- 
tuite.Peuvent-ils méconnaître cependant toutce que les tra- 
ditions argiennes racontaient des rapports étroits de cette 
ville avec la vallée du Nil? On fait de Danaüs un pur Grec, 
parce que son nom est aussi le nom d’une grande partie des 
peuples grecs ; mais ses querelles avec sou frère Egyptus, 
et tous les récits qui font le sujet des Suppliantes d'Eschyle 
doivent-iis être absolument relégués au rang des fables ? 
Naguère aussi on traitait de fable l'histoire de Cécrops et 
l'influence de l'Egypte sur Athènes; aujourd’hui, en lisant 
à rebours, à l'européenne, le nom de la Netth saïtique, on 
y reconnaît l'Athéné de Cécrops. Sans sortir d’Argos , le 
nom d'Apis, un de ses premiers rois, qui devient dieu sous 
le nom de Sarapis, n’est-il pas un indice des liens étroits 
qui ont rattaché primitivement l’Argolide et l'Egypte ? (3). 


(1) Guigniant, Planches, 142. 

(2) Voir M. Alfred Maury, t. HI. p. 123 et suiv. — Fél. Robiou, 
Histoire des Galates d'Orient, p. 145. 

‘3) Dans son célèbre ouvrage sur Orchomène et les Minyens, Ottfried | 


LE MYTHE D'I0. 105 


Le dieu-lune des Egyptiens n’est pointjune déesse, et il 
peut paraître étrange qu'on le donne comme l'origine de 
l'Io grecque. Mais nous savons par Plutarque que dans les 
idées égyptiennes, la lune était hermaphrodite (4). Dans ces 
antiques mythes de l'Orient, les sexes sont souvent confon- 
dues ou intervertis. La Cybèle phrygienne, l’assyrienne 
Mylitta sont hermaphrodites. À (ypre et en Pamphylie on 
trouveune Aphrodite mâle, ornée de la barbeet desattributs 
de la virilité (2). Les Perses adoraient la même déesse sous 
le nom de Mithra, l'identifiant à leur grand dieu-soleil (Hé- 
rod. 1, 434). Nous avons lieu de croire qu'en Egypte le 
dieu-lunaire masculin fut de bonne heure supplanté ou 
effacé par son analogue féminin, la grande déesse lune 
Isis, dont les représentations sont infiniment plus nom- 
breuses,ce qui prouve que son importance dans le panthéon 
égyptien a été beaucoup plus grande. On sait qu'à l’ori- 
gine les divinités de l'Egypte étaient rigoureusement lo- 
calisées ; chaque province, souvent chaque ville, avait les 
siennes, ce qui excitait entre elles des rivalités et des luttes 
sanglantes. Selon Plutarque (De Jside\ et Diodore (IL,4), la 
politique des Pharaons entretenait avec soin ces différen- 


Müller soutient la thèse opposée : « Que la colonie originaire qui fonda 
Argos, dit-il, n’était point égyptienne, 4! suffit pour l'établir d'une ob- 
servalion. L'Egypte n’a absolument aucune trace de murs cyclopéens: 
au contraire les villes de la plaine argienne, toutes de construction 
cyclopéenne, doivent avoir existé avant toute immigration égyptienne.» 
Cela est possible, mais qui empèche de penser que l'immigration égyp- 
tienne est venue après la construction de ces murs par les Pélasges ? 
Y a-t-il là une raison suffisante pour conclure, comme l’illustre histo- 
rien, que « ces traditions de parenté entre les Egyptiens et les Argiens 
ne sont queladouteuse convention de peuples et de sacerdoces amis?» 
Voyez Orchomenos und die Minyer. Ed. de Breslau, 1844, p. 103. 

(1; Plutarque, De Iside. 43. 

2) Voir M. AÏf. Maury. t. IE, p. 194, 217. 


106 LE MYTHE D'I0. 


ces de culte, afin que, divisées par la religion, les diverses 
provinces de leur empire ne pussent se liguer contre eux. 
Il est possible que primitivement Toh et Isis appartinssent 
à des cantons différents. Plus tard, la popularité d’Isis de- 
venant prépondérante, son rival fut relécué dans l'ombre, 
et c'est à elle seule dès lors que l’Io grecque put être assi- 
milée. Mais, de tout ce qui précède, on peut conclure avec 
quelque vraisemblance que le mot d'Io, dans le sens de 
lune, est venu des bords du Nil en Argolide. 

Le mot, mais non le culte. Héra, dans les rites d'Argos 
et de Samos, a les caractères d'une déesse lunaire. La 
lune est son attribut habituel sur les monnaies de ces 
deux villes. Il semble que l’Astarté phénicienne se soit 
fondue avec la grande déesse des Pélasges, et ces mélan- 
ges n ont rien qui doive étonner quand on songe au grand 
mouvement de navigation et de commerce qui reliait les 
deux côtes de la Méditerranée. Or si Héra, elle aussi, était 
la lune, Io était réellement sa rivale. De là sa jalousie, que 
l'on expliqua, quand on n'en comprit plus la vraie cause, 
par l’amour de Zeus. De là aussi la métamorphose de la 
jeune fille. Héra est une divinité vindicative, qui punit 
cruellement ses rivales ou ses ennemies, et souvent par 
ce moyen. Mais lo ne pouvait être changée qu’en vache, 
les cornes de la vache étant l'emblème universel du crois- 
sant lunaire. 

Icise placele mythe d'Argus et d'Hermès,que nous avons 
analysé plus haut, et qu'il faut soixneusement distinguer 
de cet autre élément qui vient directement de Phénicie 
ou d'Egypte, le culte de la lune comme reine du ciel. Ce 
mythe d'Argus, qui, nous l'avons dit, ne pourra être ex- 
pliqué complètement que par un progrès de la science 
étymologique, a selon toute apparence une origine dif- 
férente. Il ressemble extrêmement aux mythes arvens que 


LE MYTHE D'I0. 107 


l'on a si bien interprétés dans ces derniers temps (4).D'un 
autre côté, cette notion d'Hermès, qui lui est commune 
avec la fable de l’hymne homérique, autorise presque à 
ie donner en propre aux populations primitives de la 
Grèce centrale, aux Pélasæes arcadiens (2). Le mot 
égyptien d'Io, et les idées orientales sur la divinité de 
la lune ont pour ainsi dire soudé ce mythe à un fait 
argien ; l'imagination populaire et la poésie ont fait le 
reste. 

Si nous n'avons pas été abusés dans ce qui précède 
par des apparences trompeuses, nous possédons mainte- 
nant tous les éléments de la fable. Nous savons pourquoi 
Jo est en même temps une jeune fille argienne et une 
personnification lunaire ; pourquoi elle est aimée de Zeus 
et changée en vache par la jalousie d'Héra ; pourquoi elle 
est confiée au géant Argus, et ce que c’est que ce person- 
nage; pourquoi Hermès tue le géant et ce que signifient 
les courses vagabondes de l'infortunée, poursuivie par le 
taon, parce que le taon est l’ennemi des troupeaux ; pour- 
quoi elle voyage jusqu’à Byzance, jusqu'en Crimée ; 
pourquoi elle aborde enfin en Egypte, pour y régner 
dans l’adoration des hommes. Mais ici, une dernière 
scène de son histoire appelle nos recherches,et nous donne 
aussi l’occasion de faire connaître une face nouvelle de 
cette figure déjà si complexe. La fable d’'Io était réservée 
de nos jours à une fortune bien imprévue.Après avoir pas- 
sé presque inaperçue à travers dix-huit siècles de chris- 


(1) M. Maury {t. 1, p. 62 et note 2) rapproche justement Argus 
d'Indra; et M. Bréal, Etude sur Cacus, pag. 15, remarque avec raison 
que le nom de la nuit en sanskrit, Sahasrdksha, « qui a mille yeux,» 
montre comment le mythe d’Argus a dü se former. Voir un autre rap- 
prochement moins certain, p. 123. 

(X\ Voir l’Hymne à Hermès dans nos Hymnes homériques. 


108 LE MYTHE D'IO. 


tianisme, elle devait devenir tout à coup un argument ds 
l'apologétique chrétienne. 


IV. 


1o chez les Apologistes chrétiens 


Ce n’est pas directement que ces nouveaux interprètes 
sont arrivés à s'occuper d'Io, mais parle Prométhée d'Es- 
chyle. On sait qu’une comparaison éloquente de Tertullien 
appelant le Christ le vrai Prométhee, a depuis longtemps 
attiré l'attention des théologiens sur la fable du Titan, 
livré au supplice, comme le Christ, pour avoir aimé le 
genre humain, comme lui percé de clous, comme lui des- 
cendant aux enfers au. milieu d’un tremblement de terre, 
comme lui passant du supplice à la gloire. De nos jours, 
en étudiant ce mythe dans Eschyle, on y a trouvé Io, et 
il a fallu la faire entrer dans le sens général du drame. 
L'explication était facile. Cette femme qui, au pied du 
rocher pleure sur la grande victime, n'est-ce pas Marie 
au pied de la croix? La ressemblance, il faut l'avouer, 
devient frappante, je dirais presque émouvante, quand 
on arrive à ces vers où il est dit qu Io, comme Marie, de- 
viendra mère par le seul attouchement de la main, 
qu'elle sera à la fois vierge et mère, que son fils sera le 
fils du dieu suprême, et que d'elle doit sortir le grand 
libérateur. | 

Il semble que l'interprétation ne saurait aller plus loin. 
Toutefois, les écrivains catholiques qui sont entrés dans 
cet ordre d'idées se sont, en général, placés à un autre 
point de vue. Il faut citer au premier rang M. Auguste 
Nicolas, dans ses Etudes philosophiques sur le Christianisme, 
qui sont devenues le livre apologétiquele plus répandu de 


LE MYTRE D'I0. 109 


notre temps ; puis M. Guiraud, dans l'Université catholique 
(t. IT, p. 272); M. Rossignol, dans les Annales de philo- 
sophie chrétienne (t. XVIII et XIX); M. Dabas, doyen de 
la Faculté des lettres de Bordeaux (Revue catholique du 
Midi, 4843); M. de Mirville (Les Esprits, t. II, p. 373); 
l'abbé Freppel (Conférences), M. de Riancey (Histoire du 
monde). Ces travaux sont loin d'être d'égale valeur; plu- 
sieurs trahissent une connaissance très-superficielle des 
textes; d’autres ne touchent qu'en passant à Io. Nous 
avons tenu cependant à les énumérer, pour montrer 
quel grand nombre d’esprits s'intéressent de nos jours à 
ces recherches. Leurs idées peuvent se résumer ainsi : 
Prométhée était pour les anciens l’image de l’homme or- 
gueilleux et coupable, puni par la justice céleste, mais 
pardonné et délivré plus tard par la céleste bonté. On 
peut y reconnaître Adam, qui a voulu se faire l’égal de 
Dieu, et qui, pour prix de sa tentative insensée, s'est vucloué . 
sur une terre ingrate, le cœur déchiré par l’implacable 
vautour du remords. Auprès de lui, une femme partage sa 
triste destinée, comme lui malheureuse et poursuivie : 
mais des oracles certains annoncent sa gloire future. 
D’elle et d'elle seule, sans la participation de l’homme, 
par la volonté et l’hymen virginal d’un dieu, doit sortir 
un jour le libérateur, celui qui mettra fin au long supplice 
du grand coupable, et qui lui rendra sa place dans le ciel. 
Ce libérateur doit être un dieu, bien que sorti des flancs 
d'une femme. Il désarmera la justice de son père irrité 
contre l’homme et réconciliera la terre et l'humanité (1). 
I y a donc deux explications en présence : dans l’une 
Prométhée est un symbole du Christ, qui meurt pour les 
hommes, et lo, qui assiste à son supplice, Lo vierge et 


1) Nicolas, ouvrage cité. liv. FE. ch. IV. 


110 LE MYTHE D'I0.. 


mère à la fois, représente Marie; dans l’autre, Prométhée 
est l’image de l'humanité coupable et punie, du premier 
homme châtié de son orgueil, et alors Jo est sa compagne 
Eve, à qui est réservé l'honneur de le délivrer de son sup— 
plice par un de ses descendants, fils de la femme et fils 
d'un dieu. C’est, nous l’avons dit, le point de vue de la 
plupart des contemporains, sauf M. Guiraud, qui, expli- 
quant Prométhée d’après le second système, voit pourtang 
dans Io « la terre, qui a participé en quelque sorte à la 
faute de l'homme, et qui attend sa délivrance de celle de 
Prométhée. » Nous reconnaissons l’idée de.Macrobe ; mais 
ici elle a lieu de surprendre. 

Ces deux systèmes, du reste. se ramènent à une sorte 
d'unité si l’on se rappelle que dans le langage des docteurs 
du christianisme le Christ est souvent appelé le nouvel 
Adam, et Marie la nouvelle Eve. Pour nous en tenir à 
ce dernier point, le rapprochement de la femme qui a perdu 
le monde et de celle qui l’a sauvé revient sans cesse 
dans l’Ecriture ct dans ses interprètes. La première Eve, 
après son châtiment, recoit la promesse du rédempteur, 
la seconde la réalise. On a donc pu les voir toutes deux 
dans ce personnage d Io, d'abord persécutée et malheu- 
reuse, puis réhabilitée et glorifiéepar cette maternité divi- 
ne qui dès lors lui était promise. | 

Ils contiennent, du reste. un fond commun et reposent 
sur le même principe, c’est que l’antiquité païenne n’a 
point ignoré complètement les idées qui ont fait l'attente 
et l'espérance du monde juif avant de fair: la foi du 
monde chrétien. Si l’on admet ce fait, de quelque manière 
qu'on l'explique, on ne s’étonnera pas de trouver dans la 
poésie et dans la mythologie les traces des promesses 
faites au genre humain aux premiers jours du monde et 
des prédictions que l’on retrouve plus tard dans la bouche 


LE MYTHE D'I0. 111 
des prophètes. L'histoire d’Io devient dès lors la traduction 
grecque, traduction fort altérée et fort mélangée d’élé- 
ments hétérogènes, de ce fameux verset d’Isaïe (VII. 44) 
annonçant la Vierge qui doit enfanter un fils. Ce ne sont 
pontseulement, comme on pourrait le croire, les apologis- 
ts chrétiens qui développent ces idées et soutiennent ce 
prncipe. On les trouve, non sans étonnement, sous la plu- 
me d'un écrivain peu suspect de christianisme, M. Edgar 
Quinet, qui, dans le discours préliminaire en tête de son 
Prométhée, s'attache à montrer dans ce mythe «un vestige 
de christianisme avant le Christ; » et conclut par cette 
phrase Sionificative : « Peut-être un jour viendra où Pin- 
dare, Eschyle, Sophocle, enfants du dieu de l'humanité, 
seront reconnus pour frères d’Isaïe, de Daniel et d'Ezé- 
chiel, D) 

Les Pères de l'Eglise n'allaient pas aussi loin; mais ils 
se Complaisaient dans des rapprochements où ils voyaient 
li confirmation de plusieursdes vérités qu'ils enseignaient: 
l'unité originelle du genre humain, l'unité des traditions 
historiques sur les premiers âges de l'humanité, l’unité 
des traditions religieuses, plus ou moins altérées chez les 
Gentils, mais conservées par la race d'Abraham dans 
leur Pureté primitive; c’est-à-dire l’unité des souvenirs 
étl'units des espérances. Les longs rapports des Israélites 
avec divers peuples étrangers, les Phéniciens, les Assyriens, 
les Eg Fptiens, les Perses, leur paraissaient aussi expliquer 

Süfisain ment que les promesses des prophctes se fussent 
rule Uées, sous une forme incomplète, altérée, obscur- 
“en dehors du monde juif. Mais quelques-uns d’entre 
+ Ÿ ajoutèrent une vue que la théologie moderne n’a 
| “int répudiée. [ls regardaient le paganisme comme 
FIVEe du démon. Non-seulement les honnnes avaient 
Gublie les vérités qui leur avaient d’abord été enseignées ; 


4149 LE MYTHE D'I0. 


mais encore l'ennemi de Dieu et de l’humanité s'était atta- 
ché à les tromper pour les perdre. Il avait attiré à lui 
les adorations qui ne sont dues qu'à Dieu. Bien plus, con- 
naissant à l’avance, par la prescience qui est un reste de 
son ancien état, le grand acte de la Rédemption, le grand 
effort de la bonté divine pour reconquérir et sauver le 
genre humain, il avait mis son habileté à profaner d’a- 
vance ce mystère, à l'envelopper d'erreurs, à le souiller 
par le mélange d'éléments impurs. De là les fables grossiè- 
reset souvent immondes qui déshonorent dans les religions 
païennes tant de grandes et admirables vérités; de là aussi 
les infamies de leurs divers cultes. C’est l’honneur de la 
Grèce d’avoir été moins loin que les peuples de l'Orient 
dans cette perversion. Les Grecs étaient retenus par le 
bon sens, par la délicatesse, par le goût de la mesure en 
toute chose, qui étaient les dons caractéristiques de leur 
race. Toutefois, ce que nous avons cité des Suppliantes 
d'Eschyle suffirait à montrer comment, même en Grèce, 
les idées les plus belles et les plus sublimes pouvaient se 
mélanger d'impuretés. 

Au reste, les Pères de l'Église ne se sont jamais occupés 
du mythe d'Io à ce point de vue. Il n'avait point assez 
d'importance à leurs yeux, ne leur présentant qu'une 
copie affaiblie des mythes orientaux. En effet, la maternité 
originale d'Io est bien loin d'être un fait isolé et unique 
dans la mythologie. C’est par là, au contraire, que la fa- 
ble grecque tient le plus intimement aux mythes de 
l'Orient, à ceux de l'Egypte en particulier. Isis, Pascht, 
Athor sont à la fois vierges et mères. Apis naissait tou- 
jours d’une génisse vierge, fécondeée par la sagesse di- 
vine sous la forme du feu céleste, de même que la vache 
mère de Phtah avait été fécondée par un rayon de soleil. 
N était d'autant plus naturel d'appliquer cette idée à Io, 


LE MYTHE D'i0. 113 


que l'identité d'Apis et d'Epaphus semble avoir été un fait 
généralement admis. Hérodote l’énonce à deux reprises 

(III, 27, 28) bien qu il n'identifie nulle part Io et Isis. 
= ya longtempsqu'on l’a remarqué, toutes ces déesses 
égyptiennes à la fois vierges et mères, toutes figurées par 
la vache, toutes représentant à la fois la lune et la fécon- 
dité terrestre, ne sont au fond qu’une seule déesse. Isis, 
Athor, Neith, Pascht, Termouthis (Mouth), à peine dis- 
tinguées par quelques attributs, par quelques légendes 
secondaires, semblent n'avoir été que les formes locales 
d'un type unique. La science moderne va même plus loin. 
Elle signale de capitales ressemblances entre ces déesses 
et celles qu'adoraient la Phrygie, la Syrie, la Babylonie, 
sous les noms de Cybèle, d’'Astarté, d'Aschéra, de My- 
litta. Nous avons vu plus haut que l'Héra grecque, elle 
aussi, reine du ciel et mère des dieux, rentre dans ce type; 
qu'Aphrodite, Déméter, Artémis semblent en être des 
fractions. Io en est une autre, moins importante et plus 
effacée. Si elle a été indentifiée particulièrement à Isis, c'est 
qu Isis avait peu à peu supplanté ses rivales égyptiennes. 
Plus tard, elle devait supplanter toutes les autres, et ré- 
gner presque seule à Rome , en Grèce, en Asie mineure 
comme sur les bords du Nil. 

On attribue aux Alexandrins la fusion de ces mythes 
divers. M. Preller met à leur compte l'identification d’Io et 
d'Isis. Pour ce chef au moins il est facile de les disculper. 
Nous avons vu qu Eschyle connaît Epaphus, c'est-à-dire 
Apis, suivant Hérodote, comme fils d’Io; les deux mythes 
sont déjà confondus. Les Alexandrins ont reconstruit l’u- 
nité des mythes, ils ne l'ont pas créée. L'histoire du pa- 
ganisme semble être celle de deux mouvements en sens 
contraires; d'abord le morcellement , le fractionnement 
d'idées communes , à mesure que les races, les tribus, 


8 


414 LE MYTHE D'I0. 


les familles se divisent,s éparpillent ;puis le rapprochement, 
la fusion des traditions locales et particulières, en vertu 
de ressemblances plus ou moins profondes, à mesure que 
les peuples se rapprochent, se mêlent et mettent en com- 
mun leurs idées. L'unité était à l'origine, elle se retrouve 
à la fin. 

Pour le mythe d’Io en particulier, il paraît évident que 
la marine phénicienne a été grand agent de cette fusion. 
Nous ne sommes pas compétent pour décider si Bochart a 
raison de faire d Inachus la personnification du peuple des 
Ben-Enak ; nous ne dirons pas comme Bottiger (1), que la 
jalousie d'Héra contre la jeune Argienne exprime en lan- 
gage mythique la lutte de deux cultes, les efforts de la 
grande déesse grecque pour renverser les autels de la divi- 
nité phénicienne. C'est à notre sens trop préciser et trop 
affirmer. Les Phéniciens n'apportaient pas en Grèce seule- 
ment leurs propres idées, mais les idées avec les marchan- 
dises de l'Egypte, comme le vaisseau dont parle Hérodote. 
(Ce qui prouve toutefois que les Phéniciens eurent une part 
dans la formation du mythe, c'est que de bonne heure 
leur dynastie nationale fut rattachée à la souche d’Io , du 
moins dans les traditions grecques. Le Phénicien Agénor 
est petit-fils d Epaphus. Par ses fils Cadmus et Cilix cette 
race féconde règne en Cilicie et à Thèbes comme en Phé- 
nicie, en Egypte, en Argolide. (‘e ne sont point là des in- 
ventions alexandrines. La fable des Phéniciennes d'Euri- 
pide roule en partie sur ces traditions. Le chœur composé 
de jeunes filles envoyées de Tyr à Delphes pour être con- 
sacrées au culte d’Apollon signale à plusieurs reprises 
cette parenté de diverses branches de la famille d'Io, et 
invoque son aïeul Epaphus (2). On peut s'étonner qu’une 

(1) Aunstmythologie, 11, pages 14 et suiv. 

(2: Euripide. Phéaiciennes. 247,677, édit, Fanchn. 


LE MYTHE D'I0. 415 


légende si importante au point de vue historique, ou du 
moins généalogique, n'ait pas donné à To un rang plus 
élevé dans le panthéon hellénique. Il faut en conclure que, 
même pour les Grecs, elle était plutôt humaine que di- 
vine, ce qui ajoute encore aux ralsons que nous avons 
données pour défendre le récit d'Hérodote contre des dé- 
dains excessifs. En outre, nous l'avons déjà indiqué, Îo 
une des dernières venues de l'Olympe, y trouvait toutes 
les places prises, soit comme Isis grecque, soit comme 
déesse lunaire. Elle ne put obtenir de part sérieuse ni 
dans le culte public, ni dans les adorations des dévots ; son 
histoire ne fut jamais qu'une fable poétique. Mais c’est 
une de celles où le génie de la Grèce a le mieux montré 
son don singulier d’idéaliser les données les plus gros- 
sières, et de fondre en un ensemble harmonieux les élé- 


ments les plus disparates. La véritable Io grecque est celle 
d'Eschyle. 


CONCLUSION. 


Nous croyons avoir montré que la fable d'Io est la com- 
binaison de plusieurs fables d'origines très-diverses. Elles 
viennent de plusieurs points œéographiques, et procèdent 
aussi de plusieurs opérations distinctes de l'esprit humain. 

En premier Leu , un mythe antique, peut-être aryen. 
Cest la seule partie de cette fable que l’auteur de l’Iliade 
paraisse connaître. Le géant aux cent yeux dont le nom 
semble désigner l'éclat du ciel, surveille, dans les prairies 
du firmament, la génisse errante. Hermès, le crépuscule, 
vient tuer le gardien et lui ravir sa captive, en les faisant 
disparaître tous deux. 


116 LE M\THE D'10. 

En second lieu, une légende argienne. Une jeune fille 
de la race des rois a disparu. Son nom, dans la langue 
sacrée du pays, signifie la lune. Elle devient par là même 
la rivale d'Héra , la grande déesse lunaire , et par suite 
l’amante de Zeus.De là encore sa métamorphose en vache, 
et ses courses désordonnées. 

L'élément égyptien est triple. C'est d’abordce mot d'Io, 
qui est le nom de la lune en Argolide comme aux bords 
du Nil, etquiavec le nom d’Apis, avec l’histoire de Danaüs, 
trahit des rapports très-anciens entre les deux pays. Puis, 
lorsque Io est devenue déesse lunaire, on les reconnaît 
dans Isis et on les identifie. De là les récits qui la montrent 
abordant en Egypte. Cette partie de la fable est déjà con- 
nue d'Eschyle, bien qu'Hérodote n’en fasse pas mentiou. 
Enfin la maternité virginale d'Io a passé aussi des légen- 
des égyptiennes dans la tragédie d’Eschyle. Le nom 
d'Epaphus en est-il la cause ou la conséquence ? I] est dif-, 
ficile de le démêler. La solution de ce problème se trou- 
vera probablement parune connaissance plus complète du 
mythe égyptien d’Apis et des divers noms par lesquels ce 
dieu était désigné. 

La part de la Phénicie est beaucoup moindre. L’identifi- 
cation d'Io et d'Astarté appartient sans doute à des temps 
postérieurs ; on n'en trouve pas trace avant Apollodore. 
Elle s’est faite vraisemblablement par l'intermédiaire 
d’Isis. La filiation d'Agénor remonte beaucoup plus haut ; 
mais c’est un détail secondaire. Ce qui revient en propre 
aux: Phéniciens dans la formation de cette fable, c’est d’a- 
voir mis ces divers éléments en contact les uns avec les 
autres, et den avoir préparé la fusion. 

Quelques particularités peu importantes sont dues pro- 
bablement à la poésie : par exemple l'intervention des 
Curètes dans l’histoire d’Io-Astarté, véritable superfétation 


LE MYTRE D'IO. 117 


imaginée sans doute par quelque poète maladroit, et dont 
critique ne doit point tenir compte. 

Enfin nous en avons noté plusieurs autres qui sont nées 
de la langue, et où les mots ont créé l’idée. Sans compter 
le faucon d’Apollodore, évidemment couvé dans l'œuf 
d’un contre-sens, les rapports d’To avec le Bosphore et la 
mer [onienne sont des associations d'idées produites par 
la ressemblance des noms. Si l’on admet le récit des sages 
de la Perse et de la Phénicie, il faut admettre aussi que le 
nom de la jeune Argienne est la vraie cause de sa trans 
formation en divinité lunaire. 

Mais il serait injuste envers l'école étymologique de 
réduire sa part à ces minces détails. Elle en a une beaucoup 
plus grande. A elle sans doute doit revenir l'honneur d’ex- 
pliquer la partie capitale de cette fable, le mythe d'Argus et 
d'Hermès. Ce mythe appartient aussi, nous l'avons vu, à 
l'école symbolique. Mais ces deux doctrines si opposées, 
si inconciliablés en apparence, ne le sont point en réalité. 
Pour prendre les exemples favoris de M. Max Müller et de 
ses disciples, pourquoi les interprètes pythagoriciens et 
stoïciens ont-ils pu faire de Typhon le symbole de l'orage, 
sinon parce quil était à l'origine l'orage même? Anaxa- 
gore n'avait-il pas raison de voir dans les traits d’Apollon 
les rayons du soleil, puisque originairement c'était la 
même chose? Il y a sans doute une seconde espèce de sym- 
boles, tout à fait artificiels et arbitraires, par exemple 
l fameuse allégorie de la toile de Pénélope, qu'on attri- 
bue, sans preuves suffisantes il est vrai, au même Anaxa- 
gore. C’est l’abus du système, qui ne doit point nous rendre 
injustes envers tant de symboles, où l'interprète n'a fait 
que retrouver et mettre en lumière un rapport exact de la 
fable et de la réalité, des choses et des mots. Ce rapport 
perdu, les étymologistes le cherchent par les mots,les sym : 


LE LE MYTHE D'10. 

bolistes par l'idée. Quand 1ls ne s’ég'arent pas, ils doivent 
aboutir au même résultat, qui est de rendre son vrai sens 
à une langue qu'on ne comprenait plus. 

Ainsi ces deux doctrines, dans ce qu'elles ont de vrai, 
s’entr'aident et se complètent au lieu de s’exclure. Elles ne 
sauraient non plus rejeter entièrement l’école historique, 
l’'évhémérisme, sans se mettre dans l'impossibilité d’ex- 
pliquer les détails locaux qui fixent sur un sol déterminé 
une notable partie des fables, de celles au moins qui for- 
ment les couches secondaires de la mythologie. L'analyse 
du mythe d’'Io nous a montré aussi que les fables de plu- 
sieurs peuples pouvaient se souder pour n’en former plus 
qu'une, et que la science a le droit de rechercher par 
voie de comparaison ces influences étrangères. Par là se 
trouve établi ce qui était le second objet de notre travail, 
que toutes les écoles mythologiques peuvent avoir leur 
part, une part lécitime, dans l'explication des mythes, de 
quelques-uns au moins ; que tous les systèmes sont vrais 
si on les ramène à leurs justes limites, qu’ils ne devien- 
nent faux qu'en voulant être seuls vrais. 

Dans la science des religions comme dans toutes les au- 
tres, l'esprit d'exclusion est une source certaine d'erreur. 
L’éclectisme ne saurait aller jusqu’à concilier ce qui est 
vraiment contradictoire ; mais il montre souvent, et c'est 
là son mérite, que la contradiction nest qu apparente, et 
qu’elle cesse du moment où les vérités qui semblaient 
s’exclure sont réduites à leurs véritables termes. Nous 
serious heureux si les recherches qui précèdent suffisaient 
à démontrer qu'il a un rôle dans la science des mythes ; 
et, en éclairant un point spécial, à mettre en pleine lumière 
ce qui est plus important, une question de méthode appli- 
cable à tous les problèmes de la mythologie. 


LE MYTHE D10. 119 


APPENDICE 


Depuis la rédaction de ce mémoire, j'ai eu connaissance 
de deux travaux allemands sur le mythe d’lo, l’un de M. 
W. Forchhammer, l’autre, en latin, de M. Richard Engel- 
mann. Le premier n'est qu'un tiré-à- part de quelques 
pages des Mémoires de la Societé des philologues alle- 
mands (1). Sous ce titre : Des connaissances mythiques et 
géographiques d’'Eschyle, ou les voyages d'Ilo, il contient 
une explication nouvelle et imprévue des courses errantes 
que raconte Eschyle dans le Prométhée et dans les Sup- 
plantes. M. Forchhammer croit en avoir retrouvé le sens 
exact que personne jusqu'ici n'avait entrevu, et ce voyage 
fantastique est devenu pour lui si réel et si clair qu’il en 
dresse une carte annexée à son mémoire. 

Voici quelle est cette explication. L'histoire d’Io est la 
traduction d'un fait physique, ou plutôt atmosphérique. 
lo est la vapeur d’eau, sortie du fleuve Inachus, et d’abord 
transportée par les vents, puis, lorsqu'elle s’est résolue en 
pluie, emportée par le courant des fleuves et des mers, 
se vaporisant de nouveau et parcourant le monde sous 
ces deux formes successives de gaz et de liquide. Là est 
l'origine du nom d’lo qui signifie la voyageuse. Zeus, 
l'amant d’[o, c'est le Jupiter pluvius des Latins, dont l’union 
avec les nuages est tout naturelle. Il change son amante 


(1) Abhandlungen der Versammlung Deutscher Philologen und 
Schulmänner. 


4920 LE MYTHE D'i0. 


en vache, par ce que le taureau et la vache sont des sym- 
boles de l'eau courante. Héra, la Junon grecque, est la 
déesse des nuages, par là même épouse et sœur de Zeus, 
et ainsi rivale d'Io. Enfin il n’est pas jusqu’à la mouche 
cruelle, le taon, qui n'ait sa place dans cette histoire. Il 
représente le vent, qui chasse les nuages devant lui et les 
fait tourbillonner comme des troupeaux affolés. 

Or, s il faut en croire M. Forchhammer, la direction que 
les vents et les courants impriment aux vapeurs sorties 
de l’Argolide, c'est précisément celle qu'Eschyle donne 
aux courses d’Io. Il essaie de le démontrer, d’un côté par 
une analyse détaillée des trois récits du Promethee et des 
Suppliantes, de l'autre par une série d'observations recueil- 
lies en Grèce, en Thrace, en Asie, en Egypte par divers 
voyageurs. 

Nous ne suivrons pas l'ingénieux écrivain dans cette 
étrangeinterprétation des vers d'Eschyle,oùilnousapprend 
que la chambre virginale d'Io c'est la plaine d’Argos, où 
séjournent d’abord les vapeurs ; que la mort d'Argus c’est 
la sécheresse de l'été ; que les Gorgones ce sont les vents 
brûlants de la Mésopotamie. Cette explication n’a pas en- 
traîné la conviction de ceux à qui elle s’adressait. A la fin 
de la brochure est résumée, comme dans les actes de nos 
congrès scientifiques, la discussion qui suivit la lecture. 
MM. Schômann, de Greisswald, et Brüggemann, de Berlin 
contestèrent par de bonnes raisons les conclusious de leur 
collècue. Toutefois, dans une assemblée française les ob- 
jections auraient été présentées avec plus de force, et l’in- 
vraisemblable système du savant mythographe plus pé- 
remptoirement refuté. 

On lui aurait dit d’abord que, même dans Eschyle, les 
voyages d'Io ne sont pas toute son histoire. Quand même 
cette explication physique et météorologique rendrait 


LE MYTHE D'IO. 191 


compte d’une partie de la fable, elle est manifestement inap- 
plicable aux autres parties. Cette vapeur d'eau personnifiée 
dans Io, comment devient-elle, aux bords du Nil, mère 
d'Epaphus ? Que signifie sa maternité virginale ? Comment 
s’est-elle identifiée avec Isis et, en général, avec les déesses 
vierges et mères de l'Orient ? Sans doute, et nous l’avons 
montré, les diverses parties du mythe ont des origines 
distinctes et doivent s'expliquer isolément ; mais du moins 
on comprend qu'elles aient pu se réunir et se souder pour 
former un tout. La prétendue explication de M. Forchham- 
mer ne saurait y trouver place ; elle est inconciliable avec 
le caractère purement humain de l’Io d'Hérodote, comme 
avec le caractère astronomique de déesse lunaire qu’elle a 
manifestement dans la partie de la fable où elle est unie à 
Hermès et à Argus. 

Le rôle que joue Io dans la mythe de la mort d'Argus 
suffit à démontrer que les. Grecs ont vu en elle tout autre 
chose qu'un symbole de l’eau ou de la vapeur. Nous avons 
montré que c’est un symbole de la lune, dont ses courses 
errantes représentent les phases et la marche en apparence 
irrégulière, dont sa métamorphose et ses cornes représen- 
tent le croissant. L'interprétation ici est certaine et ex- 
clut toutes les autres. 

Dès lors M. Forchhammer est contraint de faire cette 
distinction: Io, pour la généralité des Grecs et dans le 
mythe primitif, représente la lune ; néanmoins Eschyle, 
peu soucieux du vrai sens.de ce symbole, l'a détourné à des 
idées toutes différentes. 

Mais à cela que d'objections! 

Eschyle est athénien. S'il a observé la marche ‘habi- 
tuelle des nuages et s’ils’y intéresse, c’est sans doute celle 
des nuages qui s'élèvent de l’Attique. D'où viendrait cette 
étrange prédilection pour les vapeurs de l’Inachus ? Pou- 


122 LE MYTHE D'IO. 


vant mettre où il lui plaît le point de départ de cette longue 
promenade des eaux et des nuages, pourquoi choisit-il 
lArgolide plutôt que sa patrie, et cela devant un auditoire 
athénien ? 

Supposera-t-on qu'Eschyle a trouvé ce récit toutfait, et 
qu'il s’est borné à le mettre en beaux vers? Mais ou l’at'il 
pu trouver ? 

Qui possédait à cette époque ces connaissances si pré- 
cises sur les vents, sur les courants, sur la marche à tra- 
vers le monde des molécules fluides. tantôt liquides, tantôt 
gazeuses ? Admettons comme exactes les observations des 
voyageurs que cite M. Forchhammer, ces observations 
existaient-elles au temps d’'Eschyle, surtout réunies et 
systématisées”? N'en retrouverions-nous pas la trace dans 
les géographes, comme Strabon, dans les historiens, 
comme cet Hérodote, si voisin d'Eschyle, qui a parcouru 
précisément tous les pays visités par lo, la Grèce, la 
: Thrace, l'Asie mineure, l'Egypte ? 

Si cette doctrine sur la marche des eaux et des nuagesne 
se retrouve nulle part, elle n'était donc pas généralement 
connue ; et comment Eschyle aurait-il eu la pensée de la 
développer si longuement, dans deux tragédies différen- 
tes, devant un auditoire qui n’y aurait rien compris? 

Sans doute il y a dans la mythologie une part d’allégorie. 
Tantôt l'imagination populaire, tantôt la réflexion des pen- 
seurs a revêtu des vérités physiques ou morales d’un voile 
sous lequel il faut les chercher.Toutefois, les vrais mythes 
pe contiennent que des vérités d'un caractère très-général 
et très-simple. En particulier, on ne trouve nulle part dans 
Eschyle de ces énigmes où semblent s'être complu les 
mythographes de l'école d'Anaxagore. Nous avons vu 
même (4) qu'il avait entièrement supprimé de l'histoire 


(l) Page 177. 


LE MYTHE D'I0. 193 


d'Io le mythe astronomique pour laisser au drame divin 
toute sagrandeur. Combien moins aurait-il voulu le rabais- 
ser à en faire une thèse d’hydrographie! 

Tel est le travail de M. Forchhammer. Très-savant et 
très-ingénieux, il trahit ce besoin de faire du nouveau à 
tout prix qui égare si souvent la science d’outre-Rhin. 
Celui de M. Engelmann n'a pas les mêmes prétentions et 
nencourt pas les mêmes critiques; c'est une pure compi- 
lation archéologique, mais faite avec soin, où sont classés 
et décrits les divers monuments figurés relatifs à l’histoire 
d To. 

Divisant cette histoire en trois scènes : 4° Io avant la 
colère de Junon, 2 épisode d’Argus, 3° glorification d’Io, 
M. Engelmann trouve, pour la première, deux peintures 
de vases, pour la deuxième, une peinture de Pompéi (4), 
une d Herculanum (2), une pierre gravée. et neuf pein- 
tures de vases. Il n’y a, pour la troisième scène, que la 
grande peinture murale du temple d’Isis, à Pompéi (3). 

Ces divers monuments ayant été décrits bien des fois. 
soit par Panofka, dans son Argos Panoptès, soit par MM. 
Raoul Rochette, Fiorelli, Winckelmann, etc., il est fort 
inutile de les décrire de nouveau. Il vaut mieux signaler 
les additions qu’on pent faire à cette liste. | 

Ce sont cinq peintures murales de Pompéi (4), que M. 
Engelmann aurait pu connaître, car elles ont toutes été 
découvertes avant la publication de son opuscule, et enfin, 
une sixième peinture, celle de la maison de Livie, sur le 
mont Palatin, découverte tout récemment par M. Rosa. 
Î n’est point besoin non plus de les décrire ; la dernière, 


fl) C'est le n° 132 de M. Helbig. Wandgemälde, etc. 

(2) Helbig, n°. 136. Cette peinture n'existe plus. 

(3) Helbig. n°. 138. 

(4) Helbig, n°° 131, 133, 134, 135, 137. Le n° 133 n'existe plus. 


124 LE MYTHE D'I0. 


en particulier, a été signalée ‘au public français par un 
travail très-étendu de M. Georges Perrot, dans la Revue 
Archéologique (1. Au point de vue mythologique, elles 
n’apprennent rien, et la fantaisie de l’art hellénistique s’y 
est donné pleine carrière. 

Beaucoup d’autres représentations artistiques ont été, 
par erreur, rattachées au mythe d'Io. M. Engelmann ré- 
fute, chemin faisant, ces fausses attributions ; c’est la 
partie critique de son travail. Les dernières pages pas- 
sent en revue les statues ou peintures que nous n'avons 
plus, mais qui nous sont connues par les anciens, et 
aussi les dessins imaginaires que décrivent Moschus et 
Virgile. Tout cela est examiné dans la troisième partie 
de mon mémoire. 

M. Engelmann tire de l'étude de ces divers monuments 
deux conclusions : la première, c'est qu'aucune peinture 
de vase ne représentant Hermès endormant Argus avant 
de le tuer, et ce détail de la fable ne se voyant que sur 
une peinture d'Herculanum, il n'appartient pas au mythe 
primitif. En effet, Eschyle n’en parle pas, et nous le lisons 
pour la première fois dans Apollodore. C’est donc une ad- 
dition due aux temps hellénistiques, lorsque le sens de la 
harpé primitive étant perdu, on supposait Argus tué d'un 
coup de pierre, ce qui était difficile si ses cent yeux eus- 
sent été ouverts. 

La seconde conclusion est relative à la forme sous 
laquelle les artistes représentaient Io. Sur tous les vases 
à figures noires, c'est une vache, c'est une vache encore 
sur deux vases à figures rouges ; mais sur les dix autres 
c'est une jeune fille les cornes au front. C’est toujours 
une jeunefille dans les peintures murales ; enfin sur l'unique 


(1) Cahier de Juin 1870, p. 387. 


LE MYTHE D'I0. 155 


pierre gravée la vache reparaît. D'où l’on peut tirer cette 
loi que l’art le plus ancien la représentait sous les traits 
d’une vache , prenant ainsi le mythe dans son sens rigou- 
reux. Plus tard le sentiment du beau prévaut sur l’exac- 
titude, l’art préfère la figure humaine, sur laquelle il peut 
exprimer les sentiments de l’âme, et il ne conserve plus 
de l’animal qu'un trait qui fixe les souvenirs. Plus tard 
enfin, aux âges de décadence, on revient à la première 
forme, soit par goût d’archaïsme, soit par impuissance 
d'atteindre à la beauté des époques de perfection. Quant 
au passage de la forme animale à la figure humaine, M. 
Engelmann croit pouvoir en faire honneur à la tragédie, 
par des raisons analogues à celles que j'ai développées à 
propos de l’Io d’Eschyle (4). 


(1) Voir plus haut, pages 174, 175. 


ÉTUDE SUR LA GENÈSE DES PATOIS 


ET SPÉCIALEMENT 


DU ROMAN OÙ PATOÏIS LYONNAIS 


SUIVI D'UN 
ESSAL COMPARATIF DE PROSE ET PROSODIE ROMANES 
(SUITE (*) 


VII 


ESPAGNOL ET ROMAN 


J'aurais dû, peut-être, avant de passer à l'italien, et pen- 
dant que nous avons encore, pour ainsi dire, dans l'oreille 
les derniers échos de la cantilène provençale, étudier le 
roman dans ses rapports avec l’espagnol, resté, avec le 
provençal ou gascon, l’idiome le plus nettement tranché 
et le plus véritablement roman des dialectes du Miéjour. 
Mais cela eût nécessité toute une étude à part, qui m'eût 
entraîné bien au delà des limites que je me suis tracées 
dans ce travail. Je me bornerai donc, suivant la méthode 
que j'ai adoptée, à en offrir brièvement à mon lecteur quel- 
ques exemples, qui lui en feront, j'ose ‘e croire, tellement 
ressentir la similitude ou la consonnance, que celui au- 
quel les deux dialectes ne seraient point familiers croi- 
rait à peine avoir changé d'idiome. 

Qu'il ne s’y fie point trop cependant; car, pour peu quil 
voulût pénétrer plus avant, et renoncer à s'en tenir aux 
apparences, il ne tarderait pas à s'apercevoir que, bien que 
l'espagnol ait conservé, dans ses intonations et désinen- 


ÉTUDE SUR LE PATOIS LYONNAIS. 127 


cs, et Jusque dans sa syntaxe elle-même, une évidente 
communauté d’origine avec les autres langues néo-latines 
ses congéneres, il en diffère néanmoins au fond d'une ma- 
niere assez notable, par les racines de certains de ses ver- 
bes et substantifs, de provenance évidemment étrangère, 
arabe, basque, ou l'ancien ibere. 

Ne voulant l'étudier ici que dans ses rapports avec notre 
roman ou patois, Je laisse de côté tout ce qui a trait à 
cette origine étrangère, me bornant, pour le service de ma 
cause, à la citation de quelques exemples, que je ferai sui- 
vre, par ampliation, d'une série de mots ou locutions, se 
rapprochant de plus ou moins près à notre idiome. 

Voici tout d’abord, pour premier exemple, et comme pour 
servir d'introduction à la catholique Espagne, une canti- 
lène à la Vierge, la panagia des Grecs, toute sainte et 
toute belle : | 


Elmarinero que la manda 
Disiendo vien un cantar (1) : 


« May graciosa es la doncella, 
Como es bella y hermosa ! 


« Diga tu, el marinero, 

Que su las naves vivas, 

Se la nave, o la vela, 0 la estrella 
Es tan bella? 


« Diga lu, el caballéro 

Que las armas vestias, 

St el caballo, o tas armas, o la querra 
Es tan bella ? 


« Dign Lu, el paslorcilo 
Que el ganadico guardas 


1; Lemarinisr qui conduit la barque, vient disant une chanson: Oh 


Que gracieuse est lu vierge, comme celle cst belle et aimable ! 


12x 


ÉTUDE SUR LE PATOIS LYONNAIS. 


Si el ganado o las valles, o la sierra 


Es tan bella ? 


Oh ! que la Viergi est graciousa, 


Coma l’est bella et amitiousa! 


Dites-ou, vos, bons marinis, 

Que su le mers toujor vivis, 

S'o y a vaissiau vell'o etella 
Que sia may bella ? 


Redites-ou, biaux cavallis, 

Que de le-z-orme êtes vétis, 

S'o y a cavalla, orma novella 
Que sia may bella? 


Dis-ou etot, pouro bargi, 

Que los tropiaux fais champeï 

S'o y a valld, montagni, agnella 
Que sia may bella ? 


J'emprunte les citations qui vont 
cero du Cid, l’un des plus anciens monuments de la 
vieille langue espagnole ; mettant en regard de l’espa- 
gnol la traduction, aussi littérale que possible, en notre 
vieux patois. Bien qu'on ne puisse refuser au gascon, sous 
ce rapport, une primauté incontestable, il sera difficile, 
néanmoins, après cela, ce me semble, de refuser à notre 
langue un degré assez rapproché de parenté : 


Muy grandes huertas de Moros 
A Estramadura corrian, 
Captivan muchos cristianos, 
Acorro ninguno habian. 


LR 


(1) Majüs, de plus en plus. 


suivre au Roma- 


De may (1) grand’tropc de moros 
In Estramadura corrian. 
Capturan forci chrétiens, 

De pidi par oucun n'ayan. 


ÉTUDE SUR LE PATOIS LYONNAIS. 129 


4 Rodriga de Vivar 

Los acorra lo pedian. 

Don Rouriyo como buens (1) 

Sus genls suego upetlida. 

Amigos sun y parientes 

Todos los que le venian ; 

En busca va de los moros 

El iban por capitan, 

Sobre si buona loriga 
Crbalga sobre Babieca, 
Placer es de ver cual iba. 
Entre Atienza y san Esteban, 
Que de Gormaz se decia . 
Alcanzado Aabian los moros, 
Lid campal habian ferida, 
Don Rodigo los vencio, 
Libra Lo gente capliva , 
Siele liegas los séguia; 
Tanto e maté de Los moros 
Que contarse ne podian. 
4 Vivar- se habia tornado, 
COR gr-œn honra que adquira, 
todos es muy loado, 
l'des r'ey a maravilla. 


es alen de Valencia 

se Ouen Cid castellano, 
Jentes Lien ordonatas, 

Les de à 

Par COnt 


M: ra ese rey Moro 
ana mr 


toiin aumado, 


pie y las de à caballo, 


| 
| 
| 
| 


© 2 2e. 


À Rodrigo de Vivar 
Los morcorôs (2) s'adressian. 
Don Rodrigo,coma un bon (citoyen) 
Se gents appelle attenant (3) 
To sos amis, sos parents, 
Et cellos que vai lu venian. 
Par allo contra los moros 
I l'eian par commandant. 
So sa bonna curaci, 
Chivauchant su Babiceu, 
Plaïsi o faisiet de lo vair. 
Intra Aticnza ct san Bôstian, 
À Gormaz, com'o se dit, 
Ayan rincontro los moros, 
In batailh s’équian feris, 
Don Rodrigo lo vainquit, 
Delivrit tos los praisonis, 
Sept lie durant porseguit 
Los moros, dont tant » tuit, 
Que se comptè ne poyan. 
Pus à Vivar a S'intornit. 
Fier de l'honneur qu'a s'acquérit. 
De tos chôcuns bien loangi 
Et dou ray a marvilla. 


|_ Dija sortont de Valenca, 

| Avoï la bon Cid castillan, 

Se gints marchans in bon o dro, 
Los uns de pi, d’autros à chivau, 
Par allé contra lo ray môro, 
Miramomolin nommo, 


(1) Coma bueno (hombre), Excellent homme, bon citoyen. 


Morcords, aecora, dit le tente espagnol, les écœurés, les affliges, les 


‘eure brisés. 


G) Attenant, luégo, incontinent, tout de suite. 


120 ÉTUDE SUR LE PATOIS LYONNAIS. 


Que venia Contra el Cid 

A le quitar lo ganado. 
Cincuenta mil caballeros 
Trae el moro à su mandado. 
Las haces muy ordenadas 
Ambas se habian juntado, 
Como los moros son muchos. 
Y tan pocos los crislianos, 
Tienen los en grande aprieto; 


Mas el buen Cid ha llegado, (1) 


Armado de buenas armaus, 

Y en Babieca cabalgado, 

A grandes voces diciendo: 
Dios ajuda y Santjago ! 
Firiendo van en los moros, 
Firiendo van y matando. 
Grande favor habia el Cid 
Verse bien encabalgado 

En su caballo Babieca (2) ; 
Y el brazo lleva bännado (3) 
De la sangre de lus moros 
Fasta el codo ensangrentado. 
Non fière mas de una vez 

Al moro que osa aguardar lo. 


Cinco reges que ha vencido, 
Moros de la moreria, 

Al Cid llegan mensageros, 
Al cuen dicen humiliados : 


Que venict contra lo Cid 
Par gli repindre lo butin (4). 
Cincanta milla cavalis 


Segon lo moro à sos commauds (5). 


Los dous camps bien ordonnôs 
L'un l'autro s'équian jointôs (6), 
Coma los moros sont nombrous, 
Et tant pous sont los chrétiens, 
O los tient in grand dangi. 

Mais lo bon Cid est arrivo, 
Armô de se bonne-z-orme, 

Su Babiccd chivauchant 

Et à hanta voix disiant : 

Dieu nos aïda et san Jôcque ! 
Et tant an féru los moros, 

Que tos ferus s’in van morant. 
Grand plaisi preniet lo Cid 

A se vair si bien montô 

Su son bon chivau Rabican, 

Et a leve son bras bagnant, 

Dou sang de cellos moros 
Jusqu’ou codo insinglient; 

Sin feri mai que d'’ina vai 

Lo moro qu'ouse l'aviso. 


Cin rays qu'al a vaincu:, 
Tous moros de la moraria, 

Ou Cid inveion messagis, 
Ou-quun a diont humblamint : 


(1) Hegado, gliégado. a marché, a fait des lieues. 
(2) Babiéca, littéralement, bonne bête. bon-enfant, simple. 


(3) Pänado, pour bagnado. 


(a) Le texte, gagnado, ce qu'il a gagné son butin, son gain. 


(5) Vieille coutume de saluer : à vos comands ; à son ordre. 


(6) S'équian rrjoints, rencontrés. 


ÉTUDE SUR LR PATOIS LYONNAIS. 131 


Buen Cid, a li nos envian Bon cid vai te nes inveion 


Cinco reyes los vassalos, | Cin raïs tos vassiaux , 
A te pagar lo tributo | Par te paï lo tribut 
Que quèdaron abligados. | A qué se sont obligis. 
Ÿ por senal de amistad, | Etin signo d'amiti 


Te envian mas cien cuballes, 1 t'inveion mai cent chivaux. 
Veinte blancos como armino, Vient quesont blanes coma l'arminn, 
Y veinte rucios rodados, Et vient gris pommelôs ; 

Treinta {e envian morcillus, Treinta t'inveion que sont moros 
F otros tantos alazanos Et outant d'autres atezans, 

Con todos los guarnimentos Avoi tos glious garnimints 

De diferentes broeados. Tot brodés differintamint. 

Y mas à dona Jimena De may à dona Chimena 

Muchas joyas y tocados, Forci joyaux et toquets (2), 

Y a vuesas dos fljas bellas, Et a à voutre due fille belle 

Dos jacintos muy preeiados ; Due byacinthe très-préciouses, 
Dos cofres de muchas sedas Dous cofros d'étoffa de seia (3) 
Para vestir lus fidalgos. Par n'in veti voutra livreia (4). 
El Cid les dijera : Amigos, Lo Cid gliou disit : mos amis, 
El mensage haheis errado In messajo erré vos eis. 

Porque yo non soy senor, Par que je ne su lo Seigneur ; 
Adonde esta el rey Fernando : Adenc o v'est lo ray Fernand, 
Todo es suyo, nada (1) es mio, Tot est sino, et ren n'est mino ; 
Yo soy su menor vassalo. Je su son serviteur indigno, 


Aussi modeste que brave, comme on le voit, notre héros. 
Le roi, à qui on rapporte sa réponse, en est enchanté; mais 
pour ne pas être en reste avec lui, il lui confirme les pré- 
sents offerts, et veut qu’il soit traité en roi : 


Que, aunque yo es rey Su Senor , 
Com'un rey esta sentado, 


(1) Nada, d'ou vient le vieux mot roman nanany, rien, rien du tout. 
« un doux nenni avec un doux sourire...» 
(2) Toquet, coiffure du temps. 
(3) Seia, sedas, soies, soieries. 
(s) La livrée (les couleurs) dans le principe était l'habillement des page*, 
fijos, ou hijos d'aigos. 


132 ÉTUDE SUR LE PATOIS LYONNAIS. 


Y que cuanto yo poseo 
El Cid me lo ha conquistado. 


Mais le temps n'est pas venu pour Le Cid de jouir tran- 
quillement du fruit de ses victoires, et de s’amollir dans 
les délices de Capoue. Pour un royaume de conquis, — 
ils n'étaient pas grands, alors, — vingt autres attendaient 
leur délivrance. 


Defours ! Defours ! Rodrigo ! 
Lo vanitou castillan, 
Te sovento te durids 
De çu bon tian passd 


Que te armaron caballero Qu'i t'armiron chevali, 


Afuera ! ufuera, Rodrigo ! 
En el altar di Santiago ; | Su l’aut do grand san Jocque, 


El sobervico Castillano, 
Accordarsete debria 
De aquel buen tiempo posado 


Quand lo ray fut ton parrain, 
Et te, Rodrigo, lo filliou. 


Cuando el rey jue tis padrino, 
Tu, Rodrigo, el afijado ;.…. 


Ah |! c'était le bon temps, le temps des luttes, des com- 
bats héroïques ! non un temps de doute, d’écœure- 
ment et de décadence comme le nôtre. Tandisque, d’un 
côté, le fier baron, le rude gentilhomme, toujours armés 
et à cheval, accomplissant chaque jour nouveaux exploits, 
arrachaient bourg à bourg, ville à ville aux envahisseurs de 
la patrie, le laboureur, aujourd'hui colon et demain soldat, 
poussait d'une main sa charrue, caressant dé l'autre sa 


bonne lame de Tolède. 


En Burgos naciù el valor, 
Gloria y amparo de Espana. 
Aquel que vilorias sugas 

De eterna memoria eslampa 

En los dos polos su nombre, 

Y el Cielo dà gloria al alma. (1) 


(1) La valeur prit naissance a Burgos, ce glorieux rempart de l'Espague. 
La nu.emoirce éternelle de ses victoires sans nombre s'est ctendue aux deux 


pôles, et le ciel est le séjour de gloire de l'âme de ses héros. 


ÉTUDE SUR LE PATOIS LYONNAIS. 133 


En ce temps-là, vaillants et forts acquéraient l'estime 
générale. Une immonde canaille, toujours prête à fuir de- 
vant l’ennemi,ne leur jetait pas à la face, quand ils étaient 
malheureux, les mots de traîtres ou de lâches, ils allaient de 

l'avant, sans regarder derrière eux, méprisant la calomnie. 


Non pudieron las traiciones 

De muchos manchar su fama, 

Que contra la infamia de aquellos 
El Cielo se la limpiava. (1) 


Bien loin de songer à faire litière et à s'enrichir des mal- 
heurs de la patrie, ses fils respectueux et soumis savaient 
souffrir en silence, prêts, au besoin, à combattre et à mou- 
nr pour elle. Quel peuple ! quel caractère! Quelle fermeté 
et quelle constance dans les revers! Durant huit grands 
siècles, il a lutté contre le Maure et a fini par le rejeter, 
vaincu, dans les sables brûlants d'où il était sorti. Invin- 
cible et indomptable dans ses revers, nous l’avons vu, de 
noS Jours, lutter, sans se laisser abattre par la force et le 
nombre, contre le gigantesque conquérant quitintun mo- 
ment l'Europe étreinte dans ses serres. 


Alarma ! alarma/! sonavan 

Los pifanos y atambores; 

Guerra! Fuego ! Sangre! dizea 

Sus espantosos clamores.... (2) 

Es una fiera gente que la de Espana ! 

Que quanto à pechos non empresa toma 
Los trimble el mar, la muerte los estrana; 
Diga Numancia que je cuista à Roma ! 


(1) Ce n'est pas qu'il manquât de traitres pour essayer d'entaeher 
UT réputation, mais le ciel se chargeait de les laver de ces infamies. 
(2) Aux armes! aux armes! sonnaient les fifres et les tambours; guerre ! 
feu et Sang! disaient leurs épouvantables clameurs. C'est une fière nation, 
1ue cette nation espagnole! quand ils sc mettent à entreprendre quelque 
Chose, la mer tremble devant eux, la mort les fuit. Numance est là 
POur dire ce qu'elle coûla à Rome. (Et Saragosse?) 


434 ÉTUDE SUR LE PATOIS LYONNAIS, 


En Espagne, mœurs, coutumes, monuments, tout est en- 
core comme du temps des Maures. Le langage lui-même, 
tout en se perfectionnant lentement à l'instar des idiomes 
modernes, n’a pas sensiblement changé; à ce point que le 
langage en usage du temps du Cid est encore, à l'heure 
qu'il est, compris des habitants, de telle sorte que, si c'est 
chez les Bretons et les Gallois qu'il faut aller étudier les 
derniers vestiges du celte, c’est en Espagne, par contre, 
qu'il faut aller pour se faire une idée de notre vieux ro- 
man. (1) Un jour, Lopez de Vega, le poëte populaire, mû 
par un caprice d'artiste, s'amuse à écrire deux comédies 
dans le style des plus anciens monuments de la langue es- 
pagnole ; il les donne au théâtre, et elles ne sont par moins 
admiréss, pas moins applaudies, que si elles eussent été 
écrites dans la langue généralement parlée. 

Le mot roman, romanç, est encore fréquemment em- 
ployé par les Espagnols, pour désigner leur langue natio- 
nale. Ecrire en roman, hablar romanç, romancear, se 
prend égalemest pour écrire en espagnol ou en langue 
vulgaire. Au xvire siècle c'était l'espagnol qui avait le pri- 
vilège d’être le langage à la mode à la cour de France. Le 
cardinal de Richelieu, dans la conversation, quand il ne 
trouvait pas l'expression assez vive, assez énergique, em- 
ployait volontiers le mot espagnol correspondant. 

Le père Bouhours, dans son livre remarquable sur L'art 
de bien penser, subissant l'engouement du moment, cite 
volontiers des fragments de poètes espagnols,comme exem- 
ples de finesse et d'élégance. Testi, qui est l'Horace des 
Italiens, comme le Tasse en est le Virgile, voulant ren- 
chérir cncore, va jusqu'à dire que, depuis que Lopez est 


(1) En outre du dj et du tch communs à l'espagnol ct à l'italien, certaines 
de nos localités ont encore conservée l'aspiration partieulière du j ou jofa 
espagnol. À Saint-Didier-sous-Riverie, par exemple: Janefta, Bajord, La 
j'asserandire, Larajassi, se prononcent Haneila, Bahord, Hasserandire, 
Larahasai. 


ÉTUDE SUR LE PATOIS LYONNAIS. 135 


mort, « Apollon ne chante plus sur sa lyre que des motets 
espagnols : 


Ne piu de Greei accenti 

0 di Latini e teschi, il biondo Arcino 
Tempra le corde dell'anrata cetra; 

Sol d’Ispant concenti 

Rimbomban Pindo e Cirra (1). 

La facondia di Lope sol fu degna 

Di mutar lingua all'Avollineo regno (2), 


F. Monix. 


(1) Ce n'est plus de chants Grecs ou Latins que le blond Archerfaitréson- 
nerles cordes de sa lyre d'or. Seuls les accents espagnolsfont retentir les 
échos du Pinde et des Cyclades. Seul: la douceur des chants de Lopez a 
pu faire changer de langue au royaume d'Apollon. 

(2) J'imagine que le poëte a voulu désigner Cyra; la capitale des Cy- 
clades, parmi les quelles se trouve Délos, consacrée jadis à Apollon. 


À continuer. 


L'ORDRE DU MOMENT (1) 


ER 


A GRENOBLE. 


Quand je regarde ma colline 

Qui ne fleurit que pour Bacchus, 
Tout, dans mon âme, se mutine ; 

Je n’entends que glous-glous confus, 
Et, de ces belles grappes noires, 

Je vois sortir mille grimoires ... 

Las ! j'en vois trop, n’en parlons plus. 


À toi ! Grenoble, douce reine, 

Qui te prélasses dans tes monts 
Remplis d’échos pour l'âme en peine, 
De doux parfums, de joyeux sons ; 
Car les braves de ta Bastille 

Debout, dès que le soleil brille, 

Font retentir tous leurs clairons. 


À toi ! qui protéges la cendre 

Du noble chevalier sans peur, 

Du chrétien qui sut si bien rendre 

À Dieu son épée et son cœur. 
Orgueil de la chevalerie, 

Tout son sang fut pour la patrie, 

Et tous ses moments pour l'honneur. 


(1) Nous accueillons avec empressement, comme document histerique, 
une curieuse étude de mœurs sur ce XVIII° siècle paré, poudré, pompa- 
douré, où l’amabilité allait jusqu'à la coquetterie, l’enjouement jusqu'au 
badinage, la grâce et la courtoisie jusqu'aux limites extrêmes de la galan- 
terie. Aux noms honorables cités dans cet article et pris dans la meilleure 
société de Grenoble, sux documents cerlains que nous possédons, nous 
affrmons que, dans le sujet qui nous occupe . ces limites n'ont jamais été 
franchies. A. V. 


L'ORDRE DU MOMENT 137 


De France, de Créqui, de Bonne ! 

Gloire ! gloire à tous ces grands noms 

Dont tu te fais une couronne, 

Dont tu décores tes frontons. 

Amour ! à ton ciel diaphane 

Qui caresse ta gentiane 
Au centre d'or, aux bleus rayons. 


Noble amour, à tes gentes dames 
Dont les grands yeux doux et brillants 
Trouvent si vite au fond des âmes 

Ce que d’autres cherchent longtemps. 
De Bernard le gentil délire 
S'épanouit dans leur sourire 

Comme la fleur sous le printemps. 


Or, c’est à vous, dames si fines, 
Qu'humblement, je viens présenter 
Des chevaliers de belles mines 

Qui savaient très-bien vous chanter, 
Et de gentilles chevalières 

De fort bonton, sans être altières, 
Savantes, sans argumenlter. 


De la Bretagne, un sylphe sage 
Vint, dirigé par un bon vent, 
Pour vous offrir son gai servage 
Et l’art d'embellir le moment. 

Je tiens cela de ma grand'mère 
Très-véridique et très-sévère + 


En matière de sentiment 
Aglaëe GARDA7. 


Je Viens présenter aux lecteurs de la Revue du Lyon- 
= 2S la très-gracieuse et très-rare histoire des cheva- 

rS du Moment. 

Je ne suis pas du tout de l’avis de cet aimable Gaulois 
ion appelait M. Viennet ; il s'exprime ainsi dans sa 


f 
able des Deux Almanachs : 


138 L'ORDRE DU MOMENT. 
Ainsi tout change et passe en ce monde fragile, 
N'être plus de son temps, c'est comme n'être plus 


Résignez-vous à ces tristes pensées, 
Gens d'autrefois, puissances renversées. 
Vieux serviteurs, anciens soldats, 
Amants trahis, beautés passées, 
Vous êtes de vieux almanachs ! 


Je suis persuadée que mes chevaliers du Moment fe- 
raient encore la pluie et beau temps comme de nouveaux 
almanachs, s'ils pouvaient revenir parmi nous.... Eh 
bien ! écoutez-moi, jeune France, ou platôt écoutez ma 
bisaïeule, qui a bien voulu me laisser les statuts de cet 
Ordre, ainsi que les poésies et les correspondances de 
plusieurs aimables chevaliers et chevalières ; personne ne 
pouvait être mieux renseigné qu'elle puisqu'elle a été une 
de leurs grandes maîtresses. 

Peu s'en est fallu que j'ignorasse toujours ces char- 
mantes choses ; heureusement que, même dans les vies 
les moins accidentées, il y a des jours où le cœur a des 
enfantillages, où l'on se prend à désirer l'inconnu, où 
l'imagination ne peut colorer d'un jour nouveau ce qui 
nous entoure ; alors on cherche, on cherche..... Il y a 
quelques années, je me trouvai un jour sous le poids 
d'une de ces fantaisies, lorsque l'idée me vint de prendre, 
au hasard et les yeux fermés, un livre dans ma bibliothé- 
que; je suis mon inspiration, et je lis : Stratagèmes ou 
ruses de guerre recueillis par Frontin. Ah! mon Dieu! 
m'écriai-je, voilà qui est bien propre à rasséréner l'âme. 
Je replace le volume et je prends, toujours les yeux fer- 
més : Tableau historique des subtilités, ruses, tyran- 
nies, cruautés, feintises, inventions, tromperies, des- 
seins, elc., etc., des femmes, par L. S. R., 1623, avec 


L'ORDRE DU MOMENT. 139 


privilége du roi, cette fois je jetai le livre à terre. Il a 
bien fait de ne pas se nommer, cet auteur mal-disant. Oh! 
mon bon ange, m'écriai-je de nouveau, venez à mon 
aide Alors je saisis un petit manuscrit recouvert en par- 
chemin, que j'avais, il y a longtemps, ouvert une fois, et 
immédiatement refermé, parce que n'ayant vu que des 
additions sur la première page, j'avais pensé que c'était 
un livre de compte de ma grand’mère, mais comme cette 
fois j'avais invoqué mon bon ange, je feuilletai le petit 
livre, et je lus sur la troisième page : Statuts de l'Or- 
dre du Moment, fondé à Brest, le 29 mai 1766, et à 
Grenoble, le 25 août 4774. Ce qui m'intéressa vivement, 
c'est que je vis que c'était Madame Gardon Pascal, ma 
bisaïeule, qui était grande maîtresse de l'Ordre dans cette 
ville, et sa fille une des chevalières. Le directeur de la 
Revue du Lyonnais, à qui j'ai fait part de ma dé- 
couverte, a bien voulu s'intéresser à ce spécimen des 
mœurs de nos pères ; je vais donc transcrire mon ma- 
nuscrit tel qu il est, style et orthographe. Je possède aussi 
quelques lettres adressées à Madame Gardon Pascal, qui 
contiennent des détails assez amusants sur cet Ordre. 
J'en forai connaître quelques passages, sans en nommer 
les auteurs : mes lecteurs comprendront le motif de ma 
discrétion. 


ORDRE DU MOMENT 


Fondé à Brest le 29 mai 17766, et liste des noms 
des chevaliers et chevalières 
du jour de l'institution. 


Les dames de la Maisonfort et de Saint-Alluarn en 
donnèrent la première idée. — M° la marquise de la 
Maisonfort, grande maîtresse. — Mr de Saint-Alluarn. 
— Mr° de Rasmadée. — M. le comte des Roches, grand 


140 L'ORDRE DU! MOMENT. 


maître. — M. Dorvès. — M. Disiers. — M, le chevalier 
de Chateloguet. — M. le chevalier de Baracé. — M, de 
Saint-Alluarn. — M. de Hérouki. — M. de Gourmon. 
— M. de Mangon. — Mr° de Clugny de Nuits. — Mme de 
Braquemont. — M'° ]a baronne de Clugny. 

Du 30 mai. 

M. le comte de Roquefeuille, — M. de Braquemont.— 
M. de Vaugelas. — M. le chevalier de Mailly. — Me la 
comtesse de Roquefeuille. — Me de Disiers. — M. le 
baron de Clugny de Nuits.—M. le baron de la Maisonfort. 
— M. le vicomte de Rochechouart. — M. de Chataigné. 

Du 6 août 1766. 

Mr° Fressier.— Mr° et M. de la Brunerie.— M. l’abbé 

de Panamprat. — M. le baron d'Aché. 
Du 1‘ novembre 1766. 

M. de Kergadion. — M. le chevalier de Malartic. — 
M. de Laporte. — M. de Souville. — M. Guillard. — 
Mre Boissiet. — M"° de Grénier et M. de Grénier. 


ÉTABLISSEMENT DE L'ORDRE DU MOMENT 


à Grenoble 
le 25 août 1771, et noms des chevaliers et chevalières 
du jour de l'institution. 


Mne Gardon-Pascal, grande maîtresse. — M. le che- 
valier de Bayet, grand maître. — M. de Lafond. — 
M. Prunelle de Lierre. — M'e Pascal. — M. Malin. — 


M. Letourneau. 
Du 6 septembre 1771. 


Mrs de Lomet.—M. d'Haffonville. —M. Sutil.— M. de 


Lomet. 
STATUTS DE L'ORDRE DU MOMENT 


| ART. 1. 
Le véritable esprit de l'Ordre est de se rendre agréa- 


L'ORDRE DU MOMENT. 441 


ble à la société en général et, en particulier aux cheva- 
liers et aux chevalières de l'Ordre, lesquels doivent con- 
courir d'un zèle unanime à la gloire de l'Ordre et à la 
conservation des statuts. 


ART. 2. 


Les chevaliers et chevalières doivent porter sur la poi- 
trine une médaille d’or suspendue à un ruban lilas; la face 
extérieure de lamédaille représentera aux yeux indiscrets 
des non initiés un nuage emporté par le vent; la légende 
sera: Passe comme lui. La face intérieure n'est analogue 
qu'aux chevaliers et chevalières. Le champ de la médaulle 
leur offrira un trait lancé, dans l'exergue, on lira ces 
mots : Passe pour revenir. On ne montrera jamais aux 
profanes la face intérieure de la médaille. 


ART. 3. 


Quand une chevalière rencontrera un chevalier, si le 
moment ne lui permettait pas de s'arrêter, elle lui rap- 
pellerait fraternellement son devoir en lui disant le mot 
gravé sur la médaille. Tout chevalier doit se servir 
du même moyen pour rappeler à lui une chevalière 
fugitive. 

ART. 4. 

Il n'appartient qu'à une chevalière de proposer un 
prosélyte ; personne ne sera admis dans l'Ordre sans le 
suffrage unanime de toutes les chevalières et chevaliers 
présents ; lors même qu'il serait possible d'en donner 
avis aux absents, on attendra leur avis avant d'en rece- 
voir de nouveaux. 
| ART. 5. 

L'estime et l'amitié réciproques étant la base des enga- 
gements que l’on contracte, on doit se persuader qu'au- 
cun serment ne peut avoir plus de force sur l'esprit des 


142 L'ORDRE DU MOMENT. 


chevalières et chevaliers que celui que l’on prête à la ré- 
ception dans l'Ordre; aucun secret ne doit être plus 
inviolable. 

ART. 6. 


Lorsqu'une chevalière se mariera,son mari se trouvera 
dès ce moment agrégé à l'Ordre et il pourra dès le lende- 
main en porter les attributs, sans avoir assisté à aucune 
assemblée. Le chevalier qui se mariera jouira du même 
privilége; mais qu'on se souvienne que le secret de 
l'Ordre doit se perdre dans le sein de l'époux et de l'é- 
pouse. 


INSTRUCTION. 


Es 


D. — A quoi connaît-on un vrai chevalier et une vraie 
chevalière ? 

R. — A leur vivacité pour se rendre agréables et pour 
le plaisir. 

D. — Quels sont leurs devoirs ? 

R. — Rire, chanter, aimer et se taire. 

D. — Quels sont les attributs extérieurs de l'Ordre ? 

R. — Une médaille d'or, à deux faces, suspendue à 
un ruban lilas. 

D. — Pourquoi la médaille a-t-elle deux faces ? 

R. — Afin de rappeler aux chevaliers et chevalières 
que c'est la confiance réciproque qui doit les unir et 
qu'elle ne doit pas se communiquer aux profanes. 

D. — Pourquoi le ruban est-il lilas ? 

R. — L'éclat de cette couleur passant vite, est l’em- 
blème du moment, qui passe de même. 

D. — Qu'est-ce que le moment ? | 

R.— Tout ou rien, suivant l'usage qu'on en sait 
faire. 

D. — Comment vient-il ? 


L'ORDRE DU MOMENT. 143 


R.— Le caprice le décide, le plaisir lui donne l’exis- 
tence. | 

D. — Qu'est-ce qu'une assemblée complète ? 

R.— Le nombre ne signifie rien : elle est complète 
dès qu'il se trouve autant de chevaliers que de cheva- 
Lères. 

D. — Quel est le mot de ralliement ? 

R. — Le temps passe, auquel on répond : Comme un 
éclair. 

D. — Quel estle mot secret de ralliement ? 

R. — Chacun le sait et ne le dit qu'à propos. 

D.— Quels sont les devoirs des chevaliers envers les 
chevalières ? 

R.— Complaisance et discrétion. 

D. — Quels sont ceux des chevalières envers les che- 
valiers ? 

R.— Douceur et amabilité. 

D. — Que signifie la lumière que l'on éteint à la ré- 
ception ? 

R.— Elle avertit le récipiendaire que lorsque le mo- 
ment est venu tout est dit. 


DE LA RÉCEPTION. 


Pour recevoir une chevalière ou un chevalier, il faut 
être au nombre de quatre au moins. Quelque nombre que 
l'on soit, la grande maîtresse, ayant à sa droite le grand 
maitre,ira s asseoir au milieu des siéges rangés en demi- 
cercle; toutes les lumières de l'appartement seront distri- 
buées en dehors du demi-cercle, derrière les chevaliers et 
Chevalières. Chacun prendra séance par rang d’ancien- 
neté dans l'Ordre, à la droite et à la gauche de Îla prési- 
dente, en observant que les chevaliers et les chevalières 
se placent successivement et se séparent autant que pos- 
sible. 


144 | L'ORDRE DU MOMENT 


On ne peut recevoir en même temps qu'un seul cheva- 
lier et une seule chevalière; mais on peut en recevoir 
plusieurs alternativement à la même assemblée. 

Le récipiendaire demeurera séquestré dans une cham- 
bre isolée jusqu’au moment où on ira le chercher, en 
observant toutes les cérémonies suivantes. S'il y a plu- 
sieurs récipiendaires , la grande maîtresse pourra les 
renfermer ensemble, ou séparément à son gré. 


ORDRE DES CÉRÉMONIES. 


Tout étant ainsi préparé pour la réception, la grande 
maîtresse impose silence et adresse ces mots au dernier 
des chevaliers: Quelle heure est-il ? Le chevalier répond : 
Le moment est venu. La grande maîtresse adressant la 
parole à l’une des chevalières à son choix, dit : Hätez- 
vous de l’annoncer à celui ou à celle qui l'attend. Alors 
la chevalière indiquée se lèvera et elle se rendra, conduite 
par deux chevaliers, à la porte de l'appartement séparé 
où sera le récipiendaire ; elle l'appellera par son nom et 
dira : Le moment est venu. Après, en gardant le plus 
profond silence, ainsi que les deux chevaliers, elle fera 
signe au récipiendaire de se mettre à genoux; elle lui 
bandera les yeux avec un voile, le fera lever, le prendra 
par le bras, le conduira jusqu'à la porte de l'assemblée et 
elle y frappera quatre coups très-distincts; toute l’assem- 
blée répondra en frappant un seul coup, tous ensemble, 
d'une main sur l’autre, en suivant, pour mieux s'en- 
tendre, le mouvement de la grande maitresse, aussitôt, le 
dernier chevalier de la droite ira ouvrir la porte et fera 
entrer la chevalière, le récipiendaire et les deux cheva- 
liers; les trois messieurs reprendront leur place, la che- 
valière seule amènera le récipiendaire aux pieds de la 
grande maîtresse, où il s'agenouillera, après en avoir été 


L'ORDRE DU MOMENT. 14) 


averti; la chevalière introductrice se remettra à son rang, 
et la grande maitresse, en appelant le récipiendaire par 
son nom, demandera : Est-ul venu? Tous répondront par 
un battement de mains de quatre coups seulement; le 
consentement de l'assemblée ainsi donné, la grande 
maîtresse fera les questions suivantes au récipiendaire : 

1, — Vous êtes-vous jamais opposé aux plaisirs des 
autres ? | 

2° — Les avez-vous troublés ? 

3. — Si vous l’avez fait, promettez-vous de ne plus 
le faire et d'en procurer désormais dans la société ? 

Si le récipiendaire parait, par ses réponses, disposé à 
etre sociable, on le recevra; s'il ne le paraît pas, il sera 
renvoyé comme il est venu, les yeux bandés. 


FORMULE DU SERMENT. 


Si le récipiendaire a répondu au gré de l'assemblée, la 
grande maitresse ou la chevalière qui la représentera. si 
elle est absente, exigera que le prosélyte, à genoux et 
toujours les yeux bandés, s'engage de la manière sui- 
vante au secret et à l'observation de l'Ordre ; elle articu- 
lera lentement tous les mots de la promesse et le réci- 
piendaire les prononcera distinctement après elle : « Je 
« promets par ce moment même, par celui qui va faire 
« mon bonheur en m'agrégeant à la Société des frères et 
«“ sœurs, ici présents et de ceux même qui sont absents, 
» de ne leur jamais nuire en quoi que ce soit, et mème 
« de rechercher toutes les occasions où je pourray leur 
» être utile, de leur rendre tous les services qui dépen- 
« dront de moy; d'entretenir l’union, la paix, la joie, la 
»* douce liberté soumise à la décence, entre tous les frè- 
« res et sœurs, de garder un secret inviolable sur tout ce 
« qui concerne l'Ordre très-auguste, très-respectable, 

10 


146 L'ORDRE DU MOMENT. 


« très-désirable et très-aimable du Moment. Je travail- 
“ lerai même à l'augmenter de très-bons et très-utiles 
« sujets. » 

La promesse ainsi faite et reçue, la chevalière qui 
aura présenté le récipiendaire se lèvera et lui Ôtera le 
bandeau qui l'empèchait de voir ce qui se passait; au 
même instant la grande maitresse prendra une lumière 
qui aura été posée pour cet effet en dedans du demi-cer- 
cle entre elle et le grand maître, elle la soufflera aussitôt 
que le bandeau s'enlèvera en disant d’un ton très-doux : 
Qu'est-il devenu ? Elle ajoutera cet avertissement : 
N'ayez jamais à vous reprocher de n'avoir pas saisi le 
moment; celui-ci doit ètre toujours présent à votre 
mémoire. Après cela, le récipiendaire, si c’est un cheva- 
lier, baisera la main de la grande maîtresse, qui lui or- 
donnera de se lever, et en lui permettant de prendre un 
baiser sur chaque joue, elle lui dira à l'oreille le mot 
secret de l'Ordre et lui passera la médaille à la bouton- 
nière. Le chevalier reçu la saluera ainsi que toutes les 
chevalières assises; après tous les chevaliers se lèveront, 
resteront debout chacun à sa place et donneront succes- 
sivement l'accolade au nouveau, qui ira se placer ensuite 
au dernier rang à gauche. Si c'est une chevalière qu'on 
a reçue, la présidente de l’assemblée ou grande maîtresse 
en la faisant lever se lèvera elle-même, l’embrassera, lui 
donnera le même secret de l'Ordre et lui passera la mé- 
daille au cou. La nouvelle chevalière ira, de la même 
façon, embrasser tous les chevaliers présents, et ensuite 
elle ira prendre le dernier siége de la gauche; quand elle 
y sera assise, tous les chevaliers, par rang d'ancienneté 
dans l'Ordre, iront la saluer un genoux en terre pour lui 
baiser la main, et avec sa permission se lèveront pour 
ja baiser sur les joues. La cérémonie achevée, on mettra 


L'ORDRE DU MOMENT. 147 


Lwutes les lumières en dedans du demi-cercle et on fera 
lecture des statuts et de l'instruction. 
Rédigés et approuvés par le grand maitre sous l’autn- 
rité de la grande maitresse, à Brest, le 29 mai 4766. 
Maintenant voici leur profession de foi : 


Voulez-vous, jeunes prosélytes, 
Connaître l'ordre du Homent ? 
Il est fonde sur le mérite, 

Et sa base est le sentiment ; 
Joindre l'utile à l’agréable. 
Respecter les dieux et le roy, 
Danser, chanter et boire à table, 


Tel est le precis de nos loix. 
Par un CHEVALIER. 


Toutes les poésies qui sont dans dans mon manuscrit 
sont signées: Par un chevalier. J'ai quelques motifs pour 
Croire que celle-ci est de M. de Mailly. 

Voici un envoi anx chevalières : 


Beau sexe, de votre présence 
Honorez l'Ordre du Moment, 

Il vous a dû son existence. 
Soyez-en toujours l’ornement, 
Fidèles à suivre vos traces, 
Soyez favorables à nos vœux : 
Le moment passé près des Grâces 
Est le moment le plus heureux. 


Ces messieurs, commme on le voit, n'observaient pas 
toujours bien, dans leurs vers, le nombre des syllabes, 
Mais qu'importe, cela est courtois, gentil, mythologique 


“urtout ; Lamartine n’a pas passé par là. En voici quel- 


Dans les jardins de la nature 
Toujours nouveaux, toujours charmants, 
On voit, sur un lit de verdure 


148 L'ORDRE DU MOMENT. 


Sans cesse folâtrer le Moment. 

De Ceérès, de Bachus, de Pomone 
Empruntant les traits tour à tour, 
D'utiles bienfaits il couronne 
Chaque instant de chaque jour. 
Heureux Moment ! le goût l’arrête 
Et tout prend un lustre nouveau, 
Apelles te doit sa palette, 

Phidias son savant ciseau. 
Sublimes écarts du génie 

Brillans éclairs du bel esprit, 
Joyeux propos, vive saillie, 

C'est le Moment qui vous produit. * 


Là je trouve un astérique ainsi fait qui me renvoie, en 
marge, à cette belle réflexion : Tout ce qu'il y a de beau 
-et de bon, est l'ouvrage d’un moment heureux. 

Mais voici une délicieuse chanson qui vient de Brest ; 
l’auteur est certainement poète. ... Hélas ? à mon grand 
regret, c'est encore signé : Par un chevalier; j'en 
éprouve un véritable chagrin, car j'ai pris la peine d'y 
mettre un air avec accompagnement de piano, et je la 
chante de tout cœur. Oh! voyez comme c'est parfumé 
des brises de la mer, comme le soleil breton y rayonne : 


Buvons aux chevalières 
De l'Ordre du Moment, 
Qui sur nos boutonnières 
Ont mis un talisman ! 


Buvons à la Bretagne, 

A ses bons matelots 

Que la gloire accompagne. 
Qui se narguent des flots. 
A Brest la valeureuse 

Qui se rit des brisants. 
Qui sur la mer houleuse 
Trouve de bons moments. 


L'ORDRE DU MOMENT. 149 


Buvons aux chevalières 
De l'ordre du Moment, 
Qui sur nos boutonnières 
Ont mis un talisman ! 


Pour le moment qui passe, 
Oh ! soyons sans regret 
S'il doit laisser la trace 
D'un souris, d’un bienfait. 
Semons tous sur la vie 
Gaite, jolis moments, 

Et vive la folie ! 

Quand elle arrive à temps. 


Buvons aux chevalières 
De l’ordre du moment 
Qui sur nos boutonnières 
Ont mis un talisman. 


Tout Breton, de la gloire 
Sait trouver le moment 
Et fleurir son histoire 
D'honneur, de sentiment. 
Il sait à la sagesse 

Faire un fin compliment 
Et jamais sa promesse 

Ne fut un vain serment. 


Buvons aux chevalières 

De l'Ordre du Moment 

Qui sur nos boutonnières 

Ont mis un talisman. 

Ce talisman est, sans doute, la médaille de l'Ordre. Si 

M. Viennet avait connu ces deux vers : 

Et fleurir son histoire 

D'honneur, de sentiment. 
il aurait été forcé de convenir qu il y a des choses qui ne 
“leillissent pas. Voici une gavotte sur l'air : O mai! 6 joli 
MOIS de mai ! adressée à madame Gardon-Pascal, qui 


450 L'ORDRE DU MOMENT. 


était musicienne ainsi que sa fille ! C'était sur la guitare 
que brillaient ces dames ; dans la lettre d'envoi, l'aima- 
ble auteur,qui est encore un chevalier, les compare à Ter- 
nsichore, c'était la mode alors, cela tenait lieu de beau- 
coup de phrases. 


GAVOTTE. 


C'est dans cet ordre charmant 
Où règne la décence, 

Que nous pouvons librement 
Dire sans conséquence : 

Ma sœur, ma sœur, 

Je t'aime de tout mon cœur. 


Que nous pouvons librement 
Dire sans conséquence 

Tout ce que le cœur ressent, 
Et tout ce que l’on pense, 
Ma sœur, ma sœur, etc. 


Pour nos sœurs, le sentiment 
N'est jamais une offense ; 

On doit fraternellement 

Se chérir en silence. 

Ma sœur, etc. 


On doit fraternellement 

Se chérir en silence 

Et cacher exactement 

Aux profanes ce qu’on pense. 
Ma sœur, etc. 


Et cacher exactement 

Aux srofanes ce qu'on pense. 
C'est de l'Ordre du Moment 
La règle et la créance. 


Ma sœur, ma sœur, 
Je t'aime de tout mon cœur! 


L'ORDRE DU MOMENT. 151 


Je veux encore citer ces couplets sur l'air du menuet 
d'Exaudet : 


En ces lieux 
Sous les nœux 
Duimystère, 
Un serment nous réunit, 
La gaîté nous conduit ; 
Soumis à l’art de plaire, 
Des désirs, 
Des soupirs 
Le langage 
Sert à notre amusement, 
Il est, pour leisentiment, 


Ur hommage, 
Mais du bon ton, la décence 
Nous interdit la licence, 
Les travers 
Des faux airs, 
L'épigramme ; 
Nous rejetons tous les traits 
Faits pour troubler la paix 
De l’âme, 
Le projet 
Du secret 
Qui nous lie 
Est,* pour un tendre cœur, 
Le charme de la vie, 
L'agrément 
Du moment 
Nous enchaîne ; 
Le temps prêt à s'envoler 
N'y voit pas succéder 
De peine. 


Cette naïveté a un charme qui fait penser... oui, pen- 
ser à toutes sories de choses aimables, quand on n'a pas 
l'esprit de travers. Cependant, je vois dansle manuscrit 
de ma bisaïeule, que ces bons chevaliers ont eu des dé- 


4 ‘52 L'ORDRE DU MOMENT. 


tracteurs, des zoiles, des satires amères qui parvinrent 
jusqu'à l'oreille de M. de Praslin, ministre de la ma- 
rine, qui s'en était beaucoup ému. Il paraît que, jadis les 
ministres étaient plus impressionnables que maintenant. 
Quel est donc,aujourd’hui, celui qui ne laisserait pas tous 
ces aimables personnages s'amuser en paix? chanter leurs 
gavottes et repéter : 


Ma sœur, ma sœur 
Je vous aime de tout mon cœur ? 


M. le duc de Praslin avait appelé l'Ordre du Moment: 
une nigauderie équivoque. 

En vérité, je ne vois pas ce qu'un ministre de la marine 
avait à voir là. Hélas! il y a un siècle la Francen’avait pas 
à payer cinq milliards à M. de Bismark, et comme il faut 
toujours s'émouvoir de quelque chose,on s’effrayait d'une 
chanson. Mes charmants chevaliers s'étaient exprimés 
ainsi sur les satires amères : 


Laissons les caustiques zoïles 
Exalter leur fiel impuissant : | 
De leur sarcasmes futiles 
Faisons triompher le Moment, 
Avec grâce et délicatesse, 
Epurant toujours le désir, 
Sans effaroucher la sagesse, 
Sachons fixer le plaisir. 


Le manuscrit de ma bisaïeule finit là. 

Mais je peux suppléer par quelques correspondances 
à certains détails qui ne manquent pas d'attraits; lors 
même que ces dames et ces messieurs étaient de très-bon 
ton, 1ls n'étaient pas exempts de certaines petites faibles- 
ses ; de quelques infractions à la douceur à la tolérance, à 
cette égalité d'humeur qui fait le charme du Moment 
dans la douce orgie, c'est aïnsi qu'ils appellent un bon 


L'ORDRE DU MOMENT. 153 


diner ; en rédigeant les statuts on avait prévu tout cela ; 
il yavait des punitions infligées aux coupables avec un cé- 
rémonial digne des parfaits troubadours. Dans une lettre 
datée de 1768 et adressée à Mme Pascal, je trouve cette 
plaisante historiette : 

« Vous connaissez M'° Saint-S""”", la mère de cette de- 
« moiselle blonde dont les cheveux pleurent toujours ; 
« vous connaissez la vivacité de la mère et la froideur 
« de la fille. Il faut que je vous raconte ce qui s’est passé 
« la semaine dernière, à la soirée de Mr° la baronne de 
« C“**, Mec Saint-S"*" a été l'héroïne de la fête, M. de 
» L“*, toujours aimable, a demandé à la société : Qu'’est- 
« ce qui plaît le plus aux dames ? Chacun a dit son mot 
« sans deviner; alors M. de L“”,a prétendu que Voltaire 
« seul avait su résoudre le problème : C'est,a-t-il dit, de 
« leur laiser faire, en tous temps, en tous lieux, ce qui 
« leur plait, autrement leur volonté... Alors Mme Saint- 
«Sa répondu avec mauvaise humeur : Taisez-vous, 
« Monsieur, Voltaire savait beaucoup mieux ce qui plai- 
{ sait au roi de Prusse que ce qui plait aux dames. M. de 
« L””, en galant chevalier, s’est incliné sans rien dire, 
« mais a froncé les sourcils. Ce taisez-vous, monsieur, 
« est une impolitesse qui a répandu la froideur sur toutes 
{ les figures. Il aété question, pendant quelques heures, 
« de rayer le nom de Mr° Saint-S*** de l'Ordre du Mo- 
{ ment, mais comme la grande maîtresse l'aime et l’es- 
« time beaucoup, il a été convenu qu'on lui infligerait 
seulement la pénitence. » 

Me Gardon-Pascal a écrit sur la page blanche de la 
lettre le cérémonial que je transcris. Avait-elle peur d'en 
oublier les détails ? a-t-elle voulu les transmettre à la 
postérité? Je l’ignore,mais je trouve qu’elle a eu une heu- 
reuse pensée. | 


154 L'ORDRE DU MOMENT 


« Lorsqu'une chevalière aura offensé un chevalier, la 
grande maitresse réunira au moins quatre cheva- 
lières et quatre chevaliers de l'Ordre ; la coupable se 
présentera devant le chevalier offensé avec une branche 
de houx à la main, s'inclinera devant lui jusqu’au mo- 
ment où celui-ci voudra bien rendre le salut ; alors, un 
des chevaliers assistants, à qui la grande maîtresse 
remettra une bougie allumée, dira à l'uffensé : Qu'est 
devenu le moment? Ce dernier répondra : 1! est passé, 
et prendra la bougie des mains du chevalier assistant 
et mettra le feu à la branche de houx que tient la cou- 
pable ; celle-ci la laissera tomber et dira : Il est passé 
pour ne plus revenir. Alors le chevalier s'inclinera et 
donnera l’accolade à la chevalière,que le chevalier re- 
conduira à sa place, en lui donnant la main. Si c'est 
un chevalier qui à offensé une chevalière, le même cé- 
rémonial aura lieu, seulement, il restera un genoux à 
terre, devant celle-ci,au lieu de s’incliner comme elle, 
et quand il se relèvera, elle lui donnera la main et ils 
iront tous deux s'incliner devant la grande maîtresse, 
qui dira au grand maitre : Est-ce le Moment? Si celui- 
ci répond : Ouwé, la chevalière offensée donnera sa joue 
à baiser au coupable, qui après s'inclinera et retour- 
nera à sa place. » 

J'ai trouvé dans les papiers de mon père, qui avait re- 


cueilli avec beaucoup de soins tout ce qui était relatif à 
ma famille maternelle,une note ainsi conçue: Renseigne- 
ments à prendre sur l'Ordre du Moment chez M. de Do- 
lomieu et chez M. Bareil. Or, il y a cinquante-six ans de 
cela, et voici probablement tout ce qu'il avait pu se pro- 
curer, puisque c'est joint à la note: Sattre sur les cheva- 
hers du Moment et histoire de la belle Mion Marguerite 
de Poiron. Voici donc une de ces saftres amèies dont 
parle Me Pascal : 


EE 


L'ORDRE LU MOMENT. 155 


AUX FRÈRES ET SŒURS DU MOMENT. 


Des bons moments, messieurs les amateurs, 
Vous qui trouvez tant de charmantes sœurs, 
Qui cultivez des roses sans épines, 

Vous êtes tous et cousins et cousines 

Des francs-maçons. Sur vos rubans lilas, 
Sur vos secrets on ne s’abuse pas. 

De bons diners vous parfumez vos heures, 
Et l'on entend sortir de vos demeures 

Plus d’un niais ou comique refrain 

Propre à berner ce bon Monsieur Praslin, 
Et le grand-maitre et la grande-maitresse 
S'en vont par-ci, et puis encor par-là.… 
Pour le moment, taisons-nous sur cela. 


Maintenant je vais conter l'histoire de la charmante 
Mion, sur le nom de laquelle un chevalier du Moment 
avait fait cet acrostiche : 


Æ& ignonne fleur, paquerette causeuse, 

— nstruit, dit-on, tout cœur qui veut savoir, 
© r tout oracle, à belle curieuse, 

2 e sait offrir que le blanc pour le noir. 


Je ne puis pas dire quelle était la famille de cette de- 
moiselle ; mon père m'apprend seulement qu’elle était de 
Voiron, et qu'on l'avait surnommée Marguerite parce 
qu'elle avait la manie d’effeuiller sans cesse des margue- 
rites pour connaître le destin. Voulait-elle savoir si son 
serin et sa serine auraient des petits mâles dans leur ni- 
chée ? vite, elle effeuillait une marguerite. Elle en met- 
tait sécher dans deslivres, comme dans un herbier, pour 
avoir des oracles en hiver. Voulait-elle savoir s'il fallait 
mettre Sa robe rose ou sa robe vert céladon ? elle effeuil- 
lait une marguerite en disant : vert, rose, vert, rose, etc. 
M les messieurs qui lui faisaient la cour l'aimaient beau- 


156 L'ORDRE DU MOMENT. 


coup ? vite, elle disait sur sa marguerite : un peu, beau- 
coup, un peu, beaucoup... Hélas ? c'est parce que jamais 
une de ces malencontreuses marguerites n’a voulu dire : 
beaucoup que Mademoiselle Mion a coiffé sainte Cathe- 
rine. 

Le chevalier du Moment qui avait fait l'acrostiche 
que j'ai cité mourut d'amour pour elle ; ne doutez pas, 
lecteurs, ceci est de l'histoire... Mourir d'amour! quellesu- 
blime poésie ! quelles douces émanations du ciel dans ces 
deux mots ! L'incrédule demoiselle fut alors convaincue, 
et détestales marguerites trompeuses; elle était,ainsi que 
sa mère, chevalière du Moment ; mais, elles se retirèrent 
de l'Ordre après ce triste événement. Mion était blonde, 
avait des yeux noirs,un teint blanc et pâle.. On dirait au- 
jourd'hui: un teint de clair de lune ; elle était spirituelle, 
vive, railleuse, éournait très-bien un quatrain, ainsi 
s'exprime l'historien; mais suréout sensible, aimante au 
possible. Sa triste fin prouve bien la vérité de cette as- 
sertion. L'infortuné chevalier qu’elle avait fait mourir 
se nommait Louis P°”, et avait fait tourner la tête à 
plusieurs belles de Voiron et des alentours; furieuses de 
la préférence qu'il avait donnée à Mion, elles résolurent 
de se venger, mais de quelle effroyable manière, mon 
Dieu ! Avec de l'argent, elles séduisirent la domestique et 
la chargèrent de mettre une couronne de marguerites sur 
le lit de sa maitresse pendant qu'elle dormirait; à son 
réveil, celle-ci fut si vivement impressionnée de cette vi- 
sion qu'elle poussa un cri et devint folle de douleur ; elle 
mourut deux mois après, sans avoir recouvré la raison. 
Dans une lettre que mon père s'est procurée et qui est 
datée de Brest, je trouve ce curieux passage : « On ne 
« se lasse pas, paraît-il, de clabauder contre notre Or- 
» dre; quand on a enterré la fameuse Mion, pendant 


L'ORDRE DU MOMENT. 157 


a que sa dépouille était à l'église, le prêtre s'est écrié, 
« après les prières en usage : Voilà une victime de cette 
« Société futile, déréglée et mondaine ! Surexcitée par 
« les discours passionnés et pervers de ces chevaliers 
« beaux diseurs, cette malheureuse s’est habituée à ne 
« plus penser à Dieu, à se livrer à des rêves insensés..…. 
« Nous l'avons tous vue se promener au clair de lune, 
« effeuillant niaisement des marguerites auxquelles elle 
« croyait mieux qu'à l'Evangile; elle a vécu supersti- 
« tieuse , elle est morte privée de raison. » 


Je crois que ce qui a le plus excité l'envie et la colère 
contre les chevaliers du Moment,c’est leur refus constant 
de recevoir dans leur Ordre des gens mal élevés et sans 
amabilité; leur profession de foi que j'ai citée prouve que 
leur but principal était de se rendre agréables en société 
avec bon ton et décence; or, pour cela il faut être gens 
d'esprit. Cette douce orgie, qu’ils ont chantée, n’est ni la 
débauche, ni un club politique; on se réunissait pour 
faire de la musique, de jolis vers et du sentiment, un peu 
comme à l’hôtel de Rambouillet, mais sans affectation, 
puisqu'ils ne voulaient n? faux airs, n1 épigrammes. 
Rappelons-nous qu'on y chantait : 


Ma sœur, ma sœur 
Je vous aime de tout mon cœur. 


Cela est tout uniment délicieux, français et un peu 
gaulois sans être suranné. O ! mes bons chevaliers ! vous 
ne fumiez pas; vous ne laissiez pas les dames se contem- 
pler entre elles dans un coin du salon; vous n'écorchiez 
pas leurs fines oreilles avec ces vilains mots anglais bien 
faits pour exprimer les exploits de la gent chevaline ; 
Vous n'aviez pas la prétention d’être tous de fins diplo- 


158 LIORDRE DU MOMENT. 


mates et d'habiles ministres, et cependant, malgré votre 
ignorance, vous saviez 


Fleurir votre histoire 
D'honneur, de sentiment. 
Et faire à la sagesse 

Un très-fin compliment. 


Aurions-nous perdu notre talisman ? 

Si c'était la médaille de l'Ordre du Moment, pourquui 
n'en ferions-nous pas frapper de nouvelles? Essayez, mes 
chères compatriotes, charmantes dames /yonnoises dont 
la beauté à inspiré tant de poètes... Mais peut-être que 
ces messieurs de maintenant,qui n'ont plus de jabots de 
dentelles pour y faire flotter le ruban lilas, ne voudront 
pas l'attacher à leurs boutonnières.Je laisse aux savants 
collaborateurs de la Revue du Lyonnais le soin d’élu- 


cider cette grave question. 
Aglaée GARDAZ. 


Ce 18 janvier 1872. 


N.-B.— Malgré toutes mes recherches, je n'ai pu découvrir l’exis- 
tence de l'Ordre du Moment ailleurs qu'à Brest ct à Grenoble. L'his- 
torien de la Côte-Saint-Andre est dans l'erreur quand il avance qu'il v 
a existé; ma grand'mère, fille de Madame Gardon-Pascal, s’est mariée 
avec son cousin M. Pasral,médecin,mais elle est morte jeune et avant 
sa mère, et n'a pas pensé un instant à implanter cet Ordre à la Côte- 
Saint-André. A. G. 


CHRONIQUE LOCALE 


Jamais le cliché célèbre « nous dansonus sur un volcan > n'a été plus 
apportun, plus utile et plus employé. Jamais la comparaison poétique de 
la société moderne avec Îles populations :nsouciantes ct joyeuses qui habi- 
tent sur les flancs du Vésuve n'a été plus juste et n'est revenue plus à pro- 
pos. 

Nous voyons les agissements des partis, nous sentons le sol trembler, et 
nous courons aux affaires ou aUX plaisirs avec la verve et la gaité de gens 
tout à fait désintéresses. 

On a saisi à Lyon et dans les environs des fabriques de poudre, de 
ertouches et autres engins de guerre qui foncetionnaient avec une grande 
activité. 

Mais on s'occupe non moins activement de créer un chemin de fer 
suterrain de Lyon à Fourvières ; On Vè établir une voie ferrée aquatique 
le long des beryes du Rhône, de Saint-Clair à la Mulatière ; il est ques- 
ion de planter des poteaux du Pare à la Vitriolerie pour supporter un 
chemin de fer aérien dont le spécimen fonctionne déjà dans un clos 
de la Guillotière ; on parle d'une troie ferrée le long du grand chemin de 
Lyon à Crémieux; on demande la concession d'un embranchement de 
Tassin à Francheville, Brignais el Givors, sans dot! c'est à die sans sub - 
vention! et l'infatigsble Compagnie Mangini jette, comme une toile d'arai- 
unée entourant Lyon de ses fils, des lignes de fer qui cout ent de Bourg à 
Nentua, de Bourg à Chalon, de Lyon à Montbrison en attendant qu'on pose 
des rails dans toutes les rues de a ville au grand désespoir des cordonniers. 
Hitous-nous, hätons-nous, le temps presse ; les jambes sont trop courtes, 
les chevaux trop lents ; la vapeur seule convient à notre activité qui scra 
de la lenteur et de 11 paresse quand nos neveux se serviront de la naviga- 
tion aérienne et auront dompte l'électricite. 

_. L'Exposition universelle étend ses longues galeries le long du Rhône 
et chaque jour elle occupe une plus grande étendue de terrain. C'est que 
les adhésions pleuveut de toutes parts et qu'il faut faire face à loules les 
demandes. Là seront les machines, là les produits 3 ici l'Angleterre, ici les 
États-Unis; ne leur parlez pas de j'Alabama, la question est résurvée; là est 
l'talie, iei l'Egypte, la Turquie, Îles Indes, la Chine; là est Lyon avec 
sa magnifique industrie et Ses tissus que les fées contemplent avec des 
yeux jaloux. 

—'Etici, autre Exposition ; les artistes ne se sont pas découragés ; ‘a 
Socicté des amis des arts a ouvert ses salous et voici Allemand avec Ses fins 
paysages ; APPIAn; le maitre du fusain, revenu d'italie avec le soleil au 
bout de ses piuCe:ux ; Bail qui gaspille un talent magistral à peindre une 
ignoble brasserie ct qui, pour cc crime, devrait être passé par les armes 
comme exemple, avec une couronne de lauritrs sur la tête ; Bonnet dent ie 
ciscau a créé des portraits de la plus grande beauté, y compris le sien ; 
Chatigny et son Ecvuteuse , Chouu et son rideau de neige glacial ; Dansuin 
ct ses gravures de Si grand effet ; Flandrin plein de style ; de Gravülon , 
peintie, écrivain, philosophe, poêle, qui à trouvé sa voic en faisant de la 
sculpture avec chaleur, vie et originalité : Père, viens diner / sera populaire: 
Jacquand et ses étoffes cnimitables ; Lépagnez dont un crêpe accompagne 
le beau tableau ; Perrachon et Scs vieux meubles; Pontus-Cinier qui à 
peint Rome, Florence, Venise avce une palette dérobée aux maitres 
vénitiens ; Reignier trop souveul éloigné de la lutte, mais qui rentre celte 
année avec des Fleurs sur un lembeau, tuile d'une incomparable beaute ; 
est-ce tout? on cherche les Fabisch. le père était occupe... ailleurs ; le fils 
était Drisonnier de guerre. Qui dira les pensées de l'artiste oblige d'echan- 
ser Le ciseau contre Île fusil ? on est stupefait de voir comment les Li annais 


160 CHRONIQUE LOCALE 


ont pu tant et si bien produire avec les évènements qu'on a traversés, la 
guerre si près de nous, la société ébranlée, les fortunes chancelantes ct 
l'avenir en noir? | 

Il en manque cependant. Où est Bonirote, où est Lortet ; où est Maisiat ? 

Un autre jour, nous reviendrons étudier Castex ct sa Nature morte, 
Flachéron et ses vues du Midi, Girier, Hirsch, Levigne, Roubaud, Sicard, 
Textor, et admirer les toiles de Mes Lecomte-Cherpin, Puyroche-Wagner. 
et Salles- Wagner, toujours Lyonnaise, malgré son éloignement ; aujour- 
d'hui l’espace et le temps nous manquent. 

En sortant du Palais-des-Arts, on passe devant les vitrines de Dusserre ; 
là autre exposition, pourquoi ? nous l’ignorons. Voilà un splendide panier 
de fraises, de Lays. Quel Déjeuner frugal et comme il donne appétit ! 
Voilà des Raisins pendus à une fenétre ; ils sont inondés de luinière, mûrs 
à point; quelle heureuse main va les cueillir ? et voici la Revanche par 
Armbruster, la Revanche, figure énergique, ardente, qui abandonne son 
glaive brisé pour le livre qui doit instruire, le flambeau qui doit éclairer. 

Ce tableau nous rappelle que les Prussiens sont encore en France. Qui 
donc y pense ? Allons, réveillons-nous. Les provinces du Nord souscrivent 
pour bâter la délivrance du territoire et Lyon se dispose enfin à les imi- 
ter. Les élèves du Lycée ont versé 400 fr., les ouvriers typographes don- 
neront 25 centimes par semaine, jusqu'au paiement finxl; la Société des 
sciences médicales a voté 2,000 fr., les internes des hôpitaux ont aban- 
donné un mois de leur traitement; chacun se fouille et s'ingénie, de, 
Commissions s'organisent et déjà un comilé de Dames, les premières de la 
ville, préparent un grand concert pour le 26. Puisse-t-il être fructueux ! 
il le sera, 

— Le Conseil municipal de Lyon vient de voter une conccssion prr- 
pétuclle et gratuite de terrain au cimetière de Loyasse en faveur d'un 
artiste lyonnais, mort dernièrement, M. Auguste Lehmann, graveur. 

Une souscription pour lui ériger un modeste lombeau est ouverte chez 
MM. Meunier père et fils, et Aisné Vingtrinier, rue Belle-Cordière, 14. 

Le 2, l'empereur et l’impératrice du Brésil sont cescendus à l'hôtel 
Collet, l'hôtel à la mode, dont ils vnt occupé tout le premier étage. 

Simples et dans un demi-incognito, ils ont visité en touristes intelli- 
gents les curiosités de la ville. Le lundi 5, ils sont partis pour Marseille, 

— Le #, une aurore boréale des plus belles a illuminé tout Lyon. 

— Le 13, le premicr coup de marteau a été donné dans les vicilles 
constructions qui entourent Fourvière. L'édification de la nouvelle église 
va commencer. 

— Le 15, le nouvel évêque de Belley a pris possession de son siege 
“piscopal. La voix publique annonce que Mgr Devie, le grand ct saint 
prélat, aura trouvé un dizne successeur. 

— Qui donc disait que le règne du sabre était fini? c'est une erreur. 
On vrganise un camp de 40,000 hommes à Balan, près de Montluel. 
Quelle belle plaine pour la cavalerie, l'artillerie et les engins de l'art de 
tucr ! La Valbonne, la bonne vallée qui a vu déjà les Romains, les Arabes, 
les Dauphinois et les Savoyards, va entendre de nouveau le clairon des 
soldats ct les hennissements des chevaux. Tout scra prèt pour le 1er mai. 

— La vente de la belle collection artistique de M. Thierriat a commence 
le 21 fevrier. Bons ouvrages, beaux meubles antiques, précieux dessins, 
tableaux de maitres, toiles enviées, pochades, croquis, autographes réunis 
pendant une vie longue, tranquille et heureuse, se dispersent et vont faire 
ic bonheur des amateurs qui se les disputent, ear il y a encore des ama- 
teurs à Lyon. AV: 


Lyon, imp. d'Ainé VINGTRINIER ,directeur-géran . 


MA MÈRE. 


A celle qui 
Toujours a bu l'absinthe et m'a laissé le miel. 


(Victor Hugo.) 


Une voix me disait : « Laisse dormir ta lyre. 

« Sur ses cordes n'éveille aucun frémissement; 

Nul ne t'écoutcrait, car la France soupire, 

Et les bons sont livrés aux fureurs des méchants. 


= 


« Ils se riraient de toi, si tu chantais encore 

« Nos immortels destins, les peuples ennemis; 

« Etchacun pleurerait, si ta lyre sonore 

« Disait les grands malheurs que le Ciel a permis. 


« Oh! tu n'oserais pas, te couronnant de roses, 
« En fils d'Anacréon, célébrer le plaisir ; 

« Tu verrais des cyprès parmi les fleurs écloses 
« Et ton cœur attristé ne saurait que gémir. 


Dans l'univers troublé qui, comme un fou, chancelle, 
« I n'est pas un héros digne d'être chanté; 

« Si quelque homme de bien à tes yeux se révèle, 

« Pleure, pleure sur lui, c’est un persécuté. 


[1 


162 


POÉSIE. 
Crois-moi, mon fils, crois-moi, laisse dormir ta Îvre. 
Sur ses cordes n'éveille aucun frémissement ; 
« Nul ne t’écouterait, car la France soupire, 
« Et les bons sont livrés aux fureurs des méchants. » 


« 


« 


Je n’écouterai point cette voix trop discrète, 

Non, je ne tairai pas les accents de mon cœur; 
Un nom sacré pour tous, un nom cher au poète 
Eveille en chaque fibre un chant plein de douceur. 


Quand les mortels entre eux font une affreuse guerre, 
Quand le bonheur a fui, que l’on souffre en tous lieux, 
Du moins je trouve encor, dans l’âme de ma mère, 
L'image de la paix et de l’amour des Cieux. 


Si la gloire à mes yeux se montrait souriante, 


: Si des lauriers paraient mon front d’adolescent, 


Ah ! j'en couronnerais ma mère triomphante 
Et dirais : C’est le prix d’un amour incessant. 


Mais le génie, hélas ! n’habite pas mon âme, 

Mon luth ne jette pas de ces accents si beaux 
Qu'ils réveillent le monde, et ces reflets de flamme 
Qui font briller un nom au-delà des tombeaux. 


Si Dieu ne m'a donné ni grandeur, ni génie, 
Mère, si je n’ai pas de palmes pour ton front, 
Je sens au fond du cœur, sans cesse rajeunie, 
La flamme d'un amour que mes vers te diront. 


Conserve intacte, Ô Dieu, ma lyre virginale, 
Que nul souffle menteur ne la fasse frémir. 
Ah ‘ brise-la plutôt avec ta main royale 

Que de permettre au mal de jamais la ternir. 


Car elle doit chanter d’une voix sainte et pure 
Le chant le plus suave et le chanter toujours. 
N'écoutant que la voix du Ciel, de la nature 

Pour redire à jamais le plus doux des amours. 


POÉSIE. 163 


Oui, vous êtes plus doux que les précieux baumes 
Que l'abeille ravit au calice des fleurs, 

Saint amour d’une mère! et de divins aromes 
Echappés de l’Eden ont formé vos douceurs. 


Contre l’effort du mal, quelles sont donc vos armes ? 
Quel pouvoir surhumain Dieu mit-il dans vos cœurs ? 
Augustin fut sauvé par sa mère en alarmes 

Et l'enfer conjuré succomba sous des pleurs. 


Comme la lampe d’or qui brille au sanctuaire 

Et guide dans la nuit l'enfant vers le saint lieu, 
Éclairant le chemin de sa douce lumière, 

C'est cet amour sauveur qui nous conduit à Dieu. 


Je veux toujours marcher à cette clarté sainte, 
Sûr de ne pas errer aux sentiers ténébreux ; 
Comme les rois pieux, qui, sans aucune crainte, 
Traversaient le désert en regardant les cieux. 


Et si, dans l’avenir, la voix de la patrie, 
M'appelait à l'honneur de lui prêter mon bras, 
Couvert du souvenir d’une mère chérie, 

Je courrais au devant d’un glorieux trépas. 


Non, je ne craindrais pas que mon âme faiblisse, 

Car elle me dirait, oubliant sa douleur : 

«“ S'il faut que quelque chose en toi, mon fils, périsse, 
Oh! que ce soit ta vie et non pas ton honneur » 


En la voyant aimer, j'apprends comment on aime, 
En voyant ses douleurs. comment on doit souffrir, 
Qu'en ce monde souvent pendant longtemps on sème 
Et que ce n’est qu'au Ciel qu'on pourra recueillir. 


164 POÉSIE, 


Puis, quand l'heure viendra de quitter cette terre, 

Je redirai ce vers si touchant et si beau : 

« Heureux l’homme à qui Dieu donne une sainte mère » 
Et descendrai sans peur les degrés du tombeau. 


G. MaAISONNEUVE. 


1* janvier 1872. 


LA FERME 


A MADAME ‘** 


Voyez cette blanche maison 

Dont le toit sous les arbres fume, 
Un jardin que clôt un buisson, 
Des carrés où croît le légume : 


Un verger planté de pommiers 

Dont les pommes tombent dans l’herbe. 
Une aire étroite où les fermiers 

Battent en cadence la gerbe. 


Sous le jardin, un ruisseau clair 
Où la laveuse qui se penche 
Blanchit le linge qu'au grand air 
Elle fait sécher sur la branche. 


Des champs de maïs chevelus 
Que pendant l'hiver on égrène 
Voilà tout... que faut-il de plus ? 
Tout ce qu'enferme le domaine. 


Ah! qu'il serait bon d'oublier 
L'univers en cette chaumière : 
J'en voudrais être le fermier 


Si vous en étiez la fermière. 
P 


ÉTUDE HISTORIQUE 


SUR 


LE CANTON DE MORNCANT 


RHONE (1) 


Il 
SAINT-DIDIER-SOUS-RIVERIE. 


Saint-Didier-sous-Riverie possède sur son territoire 
deux restes, fort dignes d'intérêt, du grand aqueduc ro- 
main du mont Pilat, qui conduisait l’eau du Gier dans 
la ville de Lyon. Le premier consiste dans une arcade 
du septième pont de cet aqueduc, située sur la rive 
gauche du grand Bosançon, au-dessous du hameau de 
Barbieux. Cette arcade, mutilée à son sommet, est 
la seule qui subsiste des cinq que ce pont devait avoir 
dans son état primitif. 

Le second , qui se trouve au-dessous de la maison 
Raymond, est une pile du huitième pont jeté sur le 
petit Bosançon. La solitude de la vallée sauvage au 
fond de laquelle elle est située, les roches nues et les 
arbres verdoyants qui l'entourent, donnent à cette ruine 
un caractère particulier de tristesse. Soucieu et la 
Vallée de Beaunan ont conservé des restes plus gran- 
dioses; mais nulle part l'œuvre romaine n'offre un as- 
pect plus saisissant. 

Entre les débris de ces deux ponts, mais surtout dans 


() V. livraison de juin 1871. 


166 ÉTUDE HISTORIQUE 


le voisinage du dernier, on retrouve encore, en plusieurs 
endroits, des restes assez bien conservés de l’aqueduc 
souterrain, qui a été creusé parfois dans le roc vif. 

Malheureusement ces derniers débris d'une civilisa - 
tion qui nous étonne encore par la grandeur et la du- 
rée deses œuvres, tendent chaque jour à disparaître. 
L'isolement et la solidité de ces ruines les ont plus 
protégées jusqu'ici contre une destruction complète que 
le sentiment de respect, inconnu de l'homme du peuple, 
que nous éprouvons à la vue des monuments de nos pères. 

Si le bourg de Saint-Didier a pu exister à l’époque 
gallo-romaine, nous ignorons quel fut son nom primi- 
tif. Car saint Didier, évêque de Vienne, sous le vo- 
cable duquel est placée son église, ne souffrit le mar- 
tyre qu’en l’année 608, par les ordres de la reine Bru- 
nehaut. Ce n'est même qu'en 984 que le nom de ce 
village apparaît pour la première fois dans l'histoire. 
A cette date, Burchard, archevèque de Lyon, énumé- 
rant, dans la charte qui porte son nom, les diverses 
possessions de l'Eglise de Lyon, nous apprend que cette 
Eglise possédait des vignes à Corsonnat et à Saint-Di- 
dier : Zn villa Corsenatis vineas et vineas quæ sunt 
sancti Desiderii (1). 

Une autre charte de l'an 1070, qui renferme une 
donation faite à l'abbaye de Savigny, par un nommé 
Pierre, de trois fosserées (2) de vigne, situées au lieu 
de Chapon, nous apprend aussi que, depuis une épo- 
que fort ancienne, la vigre a été l’objet d’une culture 
assez étendue, sur le territoire de Saint-Didier (3). 


(1) Menestrier, Hist. civ. et consul. de Lyon. Preuves, p. 3. 

(2) La fosserée représentait la surface qu’un homme pouvait tra- 
vailler en un jour ; c'était l’hommée actuelle, 4 ares, 28 cent. environ. 

(3) Cartul. de Savigny, ch. 799. 


SUR LE CANTON DE MORNANT. 467 


Il en est de même d’une foule d’autres documents du 
moyen âge. Ainsi, dans un traité de l'an 1233, nous 
voyons Artaud IV de Roussillon, seigneur de Riverie, 
céder au Chapitre de Saint-Paul de Lyon tous les droits 
de dime qu'il avait sur ane vigne située à Saint-Didier, 
aulieu de Favaud (1). 

Comme Riverie, Saint-Didier avait, en effet, pour pa- 
tron temporel, le Chapitre de la collégiale de Saint-Paul, 
qui nommait à la cure et percevait, dans l'étendue de 
la paroisse, les droits de dime etles autres redevances, 
telles que celles de cire et d’encens (2). Ce droit résul- 
tait déjà de la donation qui lui en avait été faite, au 
xl siècle, par Guillaume de Riverie, chantre de Saint- 
Paul, etl'un des représentants dela famille des pre- 
miers seigneurs de Riverie. Il s’accrut encore par l’a- 
bandon que lui firent, en 1255, Girin, Pierre et Jean de 
Lavieu de tous les droits de dime qu'il possédaient À 
Saint-Didier, à Riverie, à Montagny, à la Plaine et à 
Chavagneux. Aussi voyons-nous, qu'en 1408, le curé 
de Saint-Didier reconnut devoir, au Chapitre de Saint- 
Paul, une somme de 8 florins, pour droits de patro- 
nage. 

Mais, à toutes les époques, ce Chapitre eut de fré- 
Guentes contestations au sujet de ces divers droits de 
dime, soit avec les curés de Sarnt-Didier, soit avec 
les habitants de cette paroisse. Tantôt il y avait litige 
sur le lieu où devait se percevoir la dime ; tantôt le 
débat portait sur la quotité même de ce droit. Ces 


(1) Archives du Rhône. Inventaire des titres de Saint-Paul. 

(2) Pouillés du diocèse de Lyon. — A compter du xiv* siècle, 
Saint-Didier porte, dans ces pouillés, le nom de Sanctus Desiderius 
sublus Riviriacum, et. jusqu’au siècle dernier , il fait partie de l’ar- 
Chiprètré du Jarez. 


168 ÉTUDE HISTORIQUE 


difficultés, qui se terminèrent toujours par des transac- 
tions, n'offrent généralement aucun intérêt historique. 
Rappelons seulement que, nar un traité passé en 1479, 
entre le Chapitre de Saint-Paul et les habitants de 
Saint-Didier, il fut convenu que la dime du blé serait 
payée désormais à raison de la onzième gerbe et celle 
du vin, à raison de la onzième benne. La dime du 
chanvre «t des autres grains devait être perçue dans 
les mêmes proportions (1). | 

Au moyen âge, une seule terre avait, à Saint-Didier, 
le rang de fief ; c'était Chambost. Cette terre fut ven- 
due, le9 mai ]3S7, par P. du Pont (de Ponte). clerc 
notaire royal de Dargvire, à noble Girin Guichard, aussi 
appelé Aymard de Riverie, damoiseau, au prix de 70 li- 
vres tournois, valant 70 francs d'or. Ce dernier, qui ha- 
bitait au moment de l'acquisition une maison située 
dans l'enceinte du chàteau de Riverie, appartenait à 
une ancienne famille chevaleresque, que nous trouvons 
possessionnée à Fontanez dès la fin du xin° siècle, 
et à la Fouillouse ainsi qu'à la Tour en Jarez, au com- 
mencement du siècle suivant (2), Girin Guichard ren- 
dit hommage à Humbert VII de l'hoire-Villars, sei- 
gneur de Riverie, pour sa maison forte de Chambost 
et les prés, terres, bois, vignes et bruyères en dépen- 
dant, le 10 mars 13568 (n. st.) (31. 

Plus tard, cette terre passa aux mains des Arod, fa- 
mille ancienne qui avait donné plusieurs baillis à la 
baronnie de Riverie. Elle était possédée ainsi en 1520, 


(1) Arch. du Rhône. Inventaire des titres du chapitre de Saïint- 
Paul. 

(2) Noms féodaux. — Aymar de Riverie, chanoine de Lyon en 
1420, appartenait aussi à cette même famille. 

(3) Archives du Rhône. Hommages aux seigneurs de Roussillon. 


SUR LE CANTON DE MORNANT. 169 


par demoiselle Marie Arod de Riverie, dame de Cham- 
bost, qui, à sa mort, arrivée vers 1559, laissa ce fiefà 
noble Antoine de Gumin, seigneur de Romanesche, en 
Dauphiné, son héritier {1}. | 

À la même époque, nous voyons encore en possession 
de divers fonds de terre à Saint-Didier, René de Bron, 
seigneur de ia Liègue, Louis Arod, seigneur de Sene- 
vas, Jean Arod, seisneur de Ronzières et Flory Arod, 
seigneur de Lay. Philippe Charésieu, notaire royal et 
lieutenant au bailliage de Riverie, qui avait épousé une 
sœur d'Etienne du Tronchet, secrétaire de la reine Ca- 
therine de Médicis, possédait également dans cette pa- 
roisse des propriétés importantes, et, à plusieurs re- 
prises, il fit don à ce dernier du produit de ses vignes. 
Aussi voyons-nous Etienne du Tronchet lui adresser, 
dans une lettre. ses plus vifs remercîments « pour le 
bon et excellent vin de Lyonnois qu'il a eu l’honnesteté 
de luienvoyer, suivant sa louable coutume, quand la 
saison s’y peut accommoder » (2). 

Le souvenir le plus important de l’histoire de Saint-Di- 
dier est celui de sa destruction par les royalistes vien- 
nois, en 1590. L'année précédente, Lyon s'était rallié à 
la Ligue, et la province avait été livrée aussitôt aux 


(1) Hazures de l’Ile-Barbe, p. 21F.— Terrier du Chapitre de Saint- 
Paul, f 2. 

(2) V. Leltres missives et famili'res d'Etienne du Tronchet, n° 179. 
Etienne du Tronchet n'était pas riche, et ses lettres nous montrent 
Combien il savait solliciter des cadeaux de toute nature. Il ne s’en ca- 
Chait point d’ailleurs, et le sommaire dont il fait précéder sa lettre à 
Philippe Charésieu nous apprend ainsi que ses remerciments avaient 
Pour but de générer noutelle courtoisie. (V. la Notice d'Elienne du 
Tronchet,. par M. de Chantelauze, Revue du Lyonnais. 2 série. 
t, XII, p. 344. 


170 ÉTUDE HISTORIQUE 


horreurs de la guerre civile. Diverses alternatives en 
signalèrent le commencement. Les Ligueurs occupaient, 
aux environs de Lyon, Saint-Andéol, Dargoire, Sainte- 
Croix en Jarez, Riverie et même Saint-Symphorien-le- 
Château. Mais, au mois de juillet 1590, pendant que Mitte 
de Chevrières, seigneur de Saint-Chamond, qui comman- 
dait les troupes de la Ligue, était occupé au siége de 
Thizy, les royalistes de Vienne, déjà en possession de 
Condrieu et de Givors, s’avancèrent dans le Lyonnais et 
s'emparèrent de Châteauneuf et de Riverie, où ils placè- 
rent une garnison de 200 cavaliers et de 400 arquebu- 
siers, sous le commandement d'Antoine d'Hostun, sei- 
gneur de la Beaume. 

Maîtres de cette forte position, ils mirent aussitôt à 
contribution les villages des environs, en menaçant toute 
résistance de pillage et d'incendie. Mornant paraît avoir 
refusé impunément de satisfaire à ces réquisitions ; 
mais Saint-Didier, qui, suivant la tradition, était favo- 
rable au parti de la Ligue, fut moins heureux. Le village 
et l’église furent livrés aux flammes. Plusieurs maisons 
voisines du bourg subirent le même sort, et dans ce 
nombre il faut compter, sans doute, l’ancienne maison 
forte de Chambost, qui n’a plus aujourd'hui que l'aspect 
d’une simple ferme. Le Consulat lyonnais fut vivement 
irrité de cette mesure rigoureuse. Aussi, quand le bourg 
de Riverie fut tombé aux mains des Ligueurs, écrivait-il, 
le 11 aout, à Chevrières de veiller à ce qu'on n'épargnât 
aucun des royalistes viennois réfugiés dans le château, 
«ne füt-ce que pour avoir brûlé un sibeau village et l'é- 
glise de Saint-Didier, oultre autres maisons proches » 1. 


(1) Archives de la ville de Lyon, AA. 109, fol. 181. — Voyez sur 
les divers evenements de cette guerre, la Notice sur Riverie. 


SUR LE CANTON DE MORNANT. 474 


L'inscription suivante, qu'on lit encore sur une clo- 
che fondue, la même année, avec les débris de quatre 
autres qui périrent dans l'incendie de l'église, nous a 
conservé aussi le souvenir de ce douloureux événement : 


DE QUATRE JE SVIS PAR LES SEVLS 
HATANS DE CE LIEV CI FAICTE 
LORS QVE SAS PAPE ET ROI D'EAVX 
DE FLAMBE ET DE FER LA FRANCE 
FEVST RVYNEE ET DV PEYPLE 
VIENNOIS CE LIEV MIS A NEAT. 


XPS VINCIT XPS REGNAT XPS IMPERAT 
XPS AB OMNI MALO NOS DEFENDAT 
JEAN PETIT PIERRE LVMINIER. 

1590. 


Au moyen äge, Saint-Didier était entouré de murail- 
ls et de fossés. Ces fossés, qui se trouvent mentionnés 
dns le terrier du Chapitre de Saint-Paul de l’an 1559, 
‘nt encore apparents, au midi du village. Mais, déjà 
à cette époque, un chemin public en occupait l’empla- 
“ment qu côté de lorient, et il n’est plus fait aucune 
"tion des murs d’enceinte. 

Ancienne église de Saint-Didier, démolie en 1868, 
“à faire place à un nouveau monument du style ogi- 
: * COnservait encore des traces de créneaux, qui nous 
one Raïent qu'elle avait été fortifiée au moyen âge, 
de Me beaucoup d’autres églises rurales, pour servir 
ie © Tuge aux habitants en temps de guerre: Les par- 
ni ee avaient sans doute été épargnées par l'in- 
" 1e de 1590, car le chœur et deux chapelles laté- 

$S au moins appartenaient à l'architecture du xv° 


“ècle. Et en effet, un document del'an 1408 nous ap- 


79 ÉTUDE HISTORIQUE 


prend cu à cetie date ily fut fait des travaux impor- 
tants de restauration (1). Jusqu'au moment de sa des- 
truction, on remarquait aussi sur le mur extérieur de 
droite des restes de l’ancienne litre funèbre du seigneur 
du lieu 2). Enfin, à la facade, étaient sculptées les ar- 
mes des Bénéon, seigneurs de Riverie : d'azur à la fasce 
d'argent, accompagnée de trois éloiles d'or. Au dessus 
de ces armes, timbréesd'un casque, sur lequel était gra- 
vée l'image du soleil, on lisait la devise suivante : Sol 
el stellæ stant in ordine suo. 

Vers la fin du xvr° siècle, on trouve établie à Saint-Di- 
dier-sous-Riverie, la famille lyonnaise du Soleil, par 
suite du mariage d'Alexandre du Soleil, bourgeois de 
Lyon, avec demoiselle Catherine Pascal, qui possédait 
de grands biens dans cette paroisse. Leur fils, Alexan- 
dre François du Soleil, conseiller à la cour des mon- 
naieset siège présidial de Lyon, fut échevin en 4723 
et 1724 et déclara vouloir jouir du privilége de no- 
blesse à l'expira''nn de ses fonctions consulaires (3). 
Au nombre de ses enfants, on remarque Jean-Bap- 
tiste du Soleil, écuyer, avocat en parlement et aux cours 
de Lyon dès l’année 1754. Ce dernier, qui vivait encore 
en 4:87, demeurait alternativement à Lyon et à Saint- 
Didier, dans une maison qui porte encore son nom. 
La famille du Soleil, éteinte aujourd'hui, avait les ar- 
mes suivantes : d'azur à la fascc d'argent, accoin pagnée 
de trois croissants de mème, rangés en chef, et d'un 
soleil d'or en pointe. 


(1) Inventaire du chapitre de Saint-Paul, fol. 70. 

(?) On appelait ainsi une bande de mortier ou de plâtre, placee sur 
le mur intéricur ou extérieur d'une église, et qu'on peignait en noir, 
avec les armoiries du seigneur, à l'epoque de son décès. 

(8) V. de Valous. Origines des familles consulaires. 


SUR LE CANTON DE MORNANT. 173 


Avant la Révolution, Saint-Didier était administré 
par quinze consuls nommés chaque année, un jour de 
dimanche, à l'issue de la messe, par les consuls en 
exercice, assistés des principaux habitants. Ces fonc- 
tionnaires étaient charzés non-seulement de l'admi- 
nistration municipale, mais encore de la perception des 
impôts. Le lum'nier, auquel était contiée la gestion des 
bizns de la fabrique, était nommé de mème, chaque 
année, à l'issue de la messe, par le curé et les notables 
de la paroisse. Toutes ces élections étaient constatées 
dans un acte dressé par un notaire de la baronnie (1. 

Aux assemblées générales tenues à Lyon, aux mois de 
mars et d'avril 1789, pour l'élection des députés aux 
Etats-Grénéraux, les représentants du tiers-état, pour la 
paroisse et communauté de Saint-Didier-sous-Riverie, 
furent les sieurs Jean Vindry et Pierre Buer, laboureurs, 
et PierreChapoton cordonnier, Dans l'ordredu clergé, M. 
Claude Borderon, prêtre curé de la paroisse de Saint- 
Didier-sous-Riverie et de Sainte-Catherine, se fit repré- 
senter par M. Doutre, curé de Saint-Maurice-sur-Dar- 
goire (2). 

Sous la Terreur, Saint-Didier-sous-Riverie vit substi- 
tuer à son ancien nom celui de Basse-Montagne. À la 
Même époque, M. Claude Joseph Perronet de Beaupré, 
ancien capitaine au réclinent d'Aquitaine, et Jean-Fran- 
Çois Delanglade, notaire, demeuraut tous deux à Suint- 
Didier, furent l'un et l'autre victimes des vengeances 
révolutionnaires (3). 


(1) Actes divers aux minutes du notariat de Riverie. 
(2) Procès-verbaux des séances générales des trois ordre:, p. 26 
et 61. 
3) Liste générale des contre-révolutionnaires mis à mort à Com- 
Mune-Affranchie, p. 70 el 95 


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174 ÉTUDE HISTORIQUE 


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Vers 1830, des recherches furent faites sur le terri- 
toire de Saint-Didier, à Flacieu, dans le but de découvrir 
des gisements de houille; elles n’obtinrent aucun résul- 
tat. Mais diverses sources ferrugineuses , que l'on ren- 
contre à Favaud, à Chambost et aux 1nversis, font pré- 
sumer que le sol de cette commune renferme des dépôts 
de minerais de fer. 

Le dénombrement du royaume fait en 1720 nous 
apprend que Saint-Didier comptait, à cette époque, 
240 feux, c'est-à-dire, d'après le calcul ordinaire de cinq 
habitants par feu, 1,200 habitants (1). L'état général du 
diocèse, dressé, en 1753, sous Monseigneur de Tencin, 
lui attribue 760 communiants, ce qui représente une 
population à peu près égale à celle du dénombrement de 
1720. En 1851, Saint-Didier comptait 1,324 habitants ; 
mais il n’en compte plus que 1273 d’après le dernier 
recensement de 1866. 


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Deux montagnes, appelées le Grand et le Petit Châte- 
lards qui dominent le village de Sainte-Catherine, du 
côté du midi, présentent tuus les caractères des anciens 
oppidums gaulois, lieux de refuge où les populations 
celtiques se retiraient avec leurs troupeaux et leurs 
richesses, quand les dangers de la guerre les forçaient de 
quitter leurs demeures (2). 


(1) Dénombrement général du royaume. (Bibhoth. de Lyon, 
n° 25,720.) 

(2) De Caumont. Cours d'antiquités monumentales, I, p. 170 et 
suiv. — Congrès archéologique de France, 13° session, p. 413. 


SUR LE CANTON DE MORNANT. 175 


Le plateau du Grand-Châtelard, situé à 804 mètres au- 
dessus du niveau de la mer, commande au loin tout le 
pays d’alentour. Les pentes ardues et les rochers qui 
l'entourent rendent ses abords fort difficiles , sauf du 
côté du sud-ouest. Mais dans cette direction l'accès 
était défendu par la montagne du Petit-Châtelard, dont 
le voisinage prévenait toute surprise tentée de ce côté. 
Et telle était, sans doute, la raison qui avait fait choi- 
sir cette position , beaucoup moins forte que celle du 
Grand-Chäâtelard, pour en faire un poste d'observation, 
qui permettait aussi de surveiller la partie supérieure de 
la vallée du Gier. 

Les conditions topographiques des deux Chätelards de 
Sainte-Catherine offrent ainsi la plus grande ressemblance 
avec celles des oppidums celtiques reconnus jusqu’à ce 
jour. Ajoutons qu'indépendamment des murailles formées 
degros blocs de pierre qui entourent une partie du som- 
met du Grand-Châtelard et le nom significatif (Castel- 
lum arduum) que portent ces deux montagnes, leur 
destination primitive est confirmée encore par l'existence 
d’un vieux chemin celtique, se dirigeant du village de 
Saint-Romain-en-Jarez sur le sommet du Petit-Châtelard 
Où il se perd dans les bois. Sa situation sur le plateau de 
la montagne, sa direction d’instinct et se pliant à tous les 
accidents du sol, la faible largeur de la voie roulière et 
Surtout ses ornières creusées dans le roc à une profon- 
deur qui varie entre 10 et 20 centimètres, tout démontre, 
en effet, que cette ancienne voie publique, abandonnée 
depuis un temps immémorial, remonte à l'époque anté- 
historique (1). 


(1) Paul Bial. Chemins, habitations et oppidums de la Gaule au 
cemps de César, p. 16, 17 et 75. 


176 ÉTUDE HISTORIQUE 

Plus tard, quand vinrent les désordres des premiers 
temps de la féodalité, on vit s'élever entre Riverie et 
Sainte-Catherine, sur un rocher qui commandait l'ancien 
chemin de Vienne à Saint-Symphorien-le-Château , une 
forteresse dont il ne reste plus aujourd'hui que des ruines 
informes. Ces débris et le nom de Chäteauvieux sont les 
seuls souvenirs qui nous rappellent son existence. Nous 
croyons pourtant que là était, plutôt qu'auprès d’Iseron, 
la demeure féodale des Aibraud de Riverie, seigneurs de 
Châteauvieux au x1r1e siècle et de Senevas au siècle sui- 
vant. Cette famille s'éteignit, en effet, dans les Arod, 
entre les mains desquels nous voyons, au xvi* siècle, 
les ruines de Chäteauvieux et la ferme de Lay, dont 
nous parlerons plus loin (1). 

L'histoire n’a pas gardé plus de souvenirs de l’ancien 
oratoire de Saint-Cyprien qui a dù exister, à une époque 
fort reculée, au lieu qu'occupe aujourd'hui le hameau de 
Saint-Subrin (2). Quant à l’église de Sainte-Catherine, 
simple chapelle à l'origine, c'est seulement en 1408 que 
nous constatons pour la première fois, son existence, à 
l'occasion de réparations importantes qui y furent faites 
à cette époque (3). Cette chapelle bâtie au point où l'an- 


(1) De estte famille, nous eennaissons seulement Îles personnages 
suivants: 1° Aibraud (Sbraldus), de Riverie, témoin dans une infor- 


mation dirigée contre lion de Riverie (1118-1128). — 2° Girard Aiï- 
braud de Riverie, chanoine de Saint-Jean, en 1299. — 3° Girard Ai- 
braud, damoiseau , possessionné à Rontalon, en 1235. — 4° Ilugues 


Aibraud, scisneur de Senevas, à la fin du xive siècle. (Obitunrrium 
Lugdun. eccles., p. 173. — Mazures del'Ile-Barbe, p. 212. — Invent. 
des titres de Saint-Jean (Job), fol. 97.— Terrier du chapitre de Saint- 
Paul, fol. 49. — Armorial du Lyonnais.) 

(2) Saint-Subrin est la corruption du nor de Saint-Cyprien. V. de 
la Mure, Hist. du diocèse de Lyon, p. 271. 

(3) Inventaire des titres du Chapitre de Saint-Paul, fol. 70. 


SUR LE CANTON DE MORNANT. 471 


cien chemin de Vienne à Saint-Symphorien-le-Château 
franchissait le col des montagnes du Lyonnais, devait 
à sa situation le nom de Sainte-Catherine du Pertuis, 
qu'elle a porté jusqu'à la fin du siècle dernier. Ce 
monument fut reconstruit, à la fin du xvie siècle, 
comme nous l’apprend l'architecture de son ancien por- 
tail, formé de deux pilastres cannelés, supportant une 
archivolte à plein cintre, qui sert, depuis 1859, d'entrée 
au presbytère. La date de cette reconstruction nous est 
indiquée aussi par celle d'une ordonnance de Monsei- 
gneur d'Apinac, archevêque de Lyon, qui autorisa, en 
1586, les habitants de Sainte-Catherine à placer dans 
cette chapelle des fonts baptismaux et un tabernacle afin 
de pouvoir y célébrer les offices du culte. Mais, à cette 
époque, cette chapelle n'avait encore ni desservant à 
résidence fixe, ni le rang de paroisse et les fidèles étaient 
tenus de remplir leurs devoirs religieux à Saint-Didier. Ce 
ne fut que le 48 décembre 1682 que, sur la demande des 
habitants, l’archevêque Camille de Neuville lui accorda 
seulemont le titre d'annexe et succursale de l’église de 
Saint-Didier et confia le soin de la desservir à un simplé 
vicaire, pour l'entretien duquel Jean et François Bénéon, 
barons de Riverie, s’engagèrent à payer annuellement la 
somme de 50 livres (1): Cette église n'avait encore que le 
rang de chapelle vicariale, quand elle fut en grande par- 
tie reconstruite, en 14780. De l’ancien monument, on ne 
Conserva que la sacristie, le chœur, le clocher et une 
faible partie de la nef. La pose de la première pierre 
semble avoir été faite avec une certaine solennité, car 
cette pierre, retrouvée àe nos jours, portait l'inscription 
Suivante : 


(1) Ordonnance de Mgr de Neuville (ex biblioth. auctoris.) 


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178 ÉTUDE HISTORIQUE 


F. J.3. GRIMOD DE 
BÉNEON BA- 

RON DE RIVERIE L' 
DE MM. L. M DE 
FRANCE À POSÉ 
CETTE PIERRE 
EN 1780, 

C. BORDERON 
DOCTEUR EN 
THÉOLOGIE 


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CURÉ. 
Sur le côté droit, on lisait : 


M. DEVIDAL VICAIRE 
C. NEEL CINDIC. 


Sur le côté gauche : 
C. V. ENTREPRENEUR. 


Enfin sur le revers étaient gravées les armes des 
Grimod de Bénéon : d'azur à la fasce d'argent, accom- 
pagnée de trois étoiles d'or. 

L'église de Sainte-Catherine a été érigée en paroisse 
indépendante , desservie par un curé , seulement à 
l’époque du Concordat (14802). En 1859, une nouvelle 
églises à trois nefs, bâtie dans le style ogival du 
xin* siècle, a remplacé l’ancienne chapelle de Sainte- 
Catherine du Pertuis, devenue insuffisante pour les be- 
soins du culte. Malgré la simplicité de son appareil, ce 
monument plait par son aspect élégant et élancé.A l'inté- 
rieur, on remarque quelques ornements assez riches : des 
fonts baptismaux, deux autels et une chaire en bois 
sculpté, mais dont le style est malheureusement peu en 
harmonie avec celui de l’ensemble de l'édifice. 

Des derniers temps de l'époque féodale, Sainte-Cathe- 


SUR LE CANTON DE MORNANT. 479 


rine a conservé, jusqu’à ces dernières années, une vieille 
croix gothique, portant au pied du tôt l’écusson des ducs 
de Bourbon, comtes de Forez, avec l'inscription suivante: 


Lan mil cecc et cinquante un. 


On sait, en effet, qu’à cette date, les ducs de Bourbon 
étaient possesseurs de la baronnie de Riverie. Malheureu- 
sement ce monument, que son antiquité devait faire res- 
pecter, a été détruit en 1863, avec l'autorisation de l’ad- 
ministration municipale du lieu, sous le prétexte qu'il 
génait la circulation sur la voie publique. 

A cette même époque remonte aussi l’ancienne ferme 
fortifiée de Lay, située à cent mètres seulement des 
ruines de Châteauvieux, dont les débris servirent sans 
doute à sa construction. Avec ses tours en ruine, et les 
murs élevés qui formaient autrefois l'enceinte de sa 
cour, cette métairie nous offre un exemple de ces fermes 
du moyen âge que leurs possesseurs mettaient, par des 
travaux de défense, à l'abri d’un coup de main (1).”La 
date de 1571, que nous retrouvons à Lay , semble indi- 
quer qu'il y fut fait des travaux importants à l’époque 
des guerres de religion, car dès l'année 1559 nous 
voyons déjà cette ferme en la possession de Flory Arod, 
seigneur de Lay, près de Rive-de-Gier, qui, selon toute 
vraisemblance, lui avait donné le nom de sa demeure 
principale. Mais, plus tard, elle forma une dépendance 
de la terre de Riverie. En 1636, elle était possédée ainsi 
par Claude-Charles de Bron, comte de la Liègue, et en 
1680 par Jean et François Bénéon, barons de Riverie, 
qui la transmirent à leurs successeurs (2). 


(1) De Caumont, Archit. civile et milit., p. 512. 
(2) Terrier du Chapitre de Saint-Paul. fol. 40. — Acte recu 
Me Gayte, le 29 mai 1680, aux minutes du notariat de Riverie. 


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10 ÉTUDE HISTORIQUE 


Une autre construction, que certains détails d’archi- 
tecture font remonter au commencement du xvr siècle, 
est l’ancienne ferme de Charésieu, dont le nom primitif 
de Bourdelière fut remplacé, au siècle suivant, par celui 
de la famille Charésieu,qui la posséda pendant plusieurs 
siècles. Suivant M. Steyert (l1}, les Charésieu étaient 
possessionnés à Mornant déjà en 1498. Mais leur filiation 
certaine remonte seulement à Philippe Charésieu, notaire 
royal et lieutenant au bailliage de Riverie, en 1559, le- 
quel épousa une sœur d'Etienne du Tronchet, secré- 
taire de la reine Catherine de Médicis. Son fils, ap- 
pelé aussi Philippe, exerça, comme son père, les fonc- 
tions de notaire royal à Riverie. Marié en deuxièmes no- 
ces à Marguerite Brouliat, il eut pour fils Philippe Cha- 
résieu, troisième du nom, aussi lieutenant au bailliage de 
Riverie, qui vivait en 1604 et exercait encore, en 1627, 
l'office de notaire royal, hien qu'il résidät habituellement 
à la Bourdelière, d'où il datait ses actes. Ce dernier 
épousa Marguerite Marceau. dont il eut Jean-Baptiste 
Charésieu, lieutenant au bailliage de Riverie, qualifié 
de bourgeois de Lyon, dans un acte de 1642. Son fils, 
Antoine Charésieu, avocat au Parlement et ès-cours de 
Lyon, en 1680, prit le titre de sieur de la Paponière, du 
nom d’un territoire voisin du bourg de Riverie, dont il 
possédait une grande partie.Antoine Charésieu,qui vivait 
encore en 1692, remplissait, en 1682, les fonctions de ca- 
pitaine châtelain et de lieutenant du Juge de la baronnie 
de Riverie. Les Charésieu de la Christinière, possession- 
nés à Saint-Sorlin et à Mornant, appartenaient à une 
branche collatérale de la même famille (2). 


(1) Armorial du Lyonnais. 
(2) R. de Chantelauze, Etienne du Tronchel. (V. Rerue du Lyon- 
nais, 2e série, t. XII, p. 344.) — Terrier du Chapitre de Saint-Paul 


SUR LE CANTON DE MORNANT. 481 


À l'époque de la Révolution, la terre de Charésieu n'ap- 
partenait plus déjà depuis longtemps à cette famille. Elle 
était possédée alors par un propriétaire du nom de Piégay. 
À ce lieu se rattache le souvenir d’un crime épouvanta- 
ble, dont les habitants du pays parlent encore avec ter- 
reur. Dans la nuit du 3 au 4 brumaire an VII (du 24 au 
25 octobre 1798), Piégay, sa femme Antoinette Crozier 
et leurs cinq enfants, dont l’ainé avait 14 ans et le plus 
jeune 5 ans, furent égorgés avec leurs deux domestiques. 
Un voisin, qui revenait de Saint-Symphorien àonze heures 
du soir, entendit un grand bruit dans la maison et s'enfuit 
à la hâte à son domicile ; une mendiante, couchée dans 
la grange, se cacha, épouvantée, dans le foin, jusqu’au 
Matin. Ce furent les seuls témoins de ce drame affreux. 
Quandle lendemain, les habitants du voisinage, surpris de 
Voir cette maison silencieuse et fermée, eurent pénétré À 
l'intérieur, un spectacle horrible s'offrit à leurs regards : 

le domestique, le sieur Dussurgey, et la servante, la fille 
F Ournel, qui s'étaient défendus courageusement avec des 
fourches, étaient tombés morts au milieu de la cour. 
P légay, sa femme etses enfants avaient été saignés au cou. 

Le plus profond mystère a régné jusqu’à ce jour sur 
Cet événement. La police ne fit que de faibles recherches 
et ne découvrit rien. Quant à l'opinion publique, elle 
ACCusa les parents des victimes. Mais les renseignements, 
Que nous avons recueillis sur les lieux, nous font croire 
Qu'il faut plutôt attribuer ce crime aux Chauffeurs (1). 


de 1559, passim. — Arch. du Rhône. (Registres de Sainte-Croix). Acte 
du notariat de Riverie. (Fonds Gayte et Delolme). — Noms féodaux. 
() Telle est aussi l'opinion de M. A. Vingtrinier, qui a raconté, 
SOus forme de Nouvelle, cet horrible événement, dans les Vieux 
Papiers d'un Imprimeur (Scènes et récits), p. 245. Il en tenait tous les 
détails de sa grand'Mère Madame Martinière , de Thurins , désignée 
dans la Nouvelle sous le nom de Mm* Maurice. 


1892 ÉTUDE HISTORIQUE 


Car à cette époque nos campagnes étaient malheureu- 
sement infestées de bandes de voleurs, qui pillaient 
impunément les maisons isolées et ne reculaient point, 
au besoin, devant l'assassinat (1). 

Sainte-Catherine a été le berceau de la famille Mazard, 
dont l'une des rues de Lyon porte aujourd’hui le nom. 
Simple laboureur, l'auteur de cette famille quitta, vers 
le milieu du xvri° siècle, ce village où il était né, pour 
venir exercer à Lyon la profession de chapelier. D’après 
les mémoires du temps, il fut le premier dans notre ville 
qui vendit des chapeaux fins (2). De ses deux fils, l’aîné, 
nommé Jean, avait le goût des lettres et des beaux-arts 
et laissa, en mourant, une riche collection de livres et 
d'estampes à son ami Brossette. Le plus jeune, Etienne, 
fut l'inventeur de perfectionnements importants dans la 
fabrique des chapeaux, où il acquit une fortune considé- 
rable pour l'époque. Né en 1660, et mort, sans postérité, 
en 1736, Etienne Mazard a attaché à son nom le souve- 
nir de la reconstruction, à ses frais, de la nef de l’église 
de Taluyers et celui d’un legs à l'hospice de la Charité 
de la somme de 40,000 livres et d'une maison valant 
110,000 livres, pour doter, chaque année, 33 pauvres 
filles, dont l'une devait appartenir à la paroisse de Ta- 
luyers (3). 

Avant la Révolution, Sainte-Catherine était adminis- 


(1) V. notamment Péricaud, Tablettes chronolngiques, 12 mai 1769. 
Un fait analogue se passa. en 1794, dans la commune des Hayes 
(Rhône). V. Cochard, Notice sur la commune des Hayes, p. 21. 

(2) Morel de Voleine. Petite chronique lyonnaise (Revue du Lyon- 
naïis, 2e série, II, 194). 

(3) Catalogue des Lyonnais dignes de mémoire.— Pernetti. 11,270. 
Clerjon. Hist. de Lyon, VI,319. — Dagier. Hist. du Grand-Hôtel-Dieu. 
II, 97. 


SUR LE CANTON DE MORNANT. 183 


tré par neuf consuls, dont le premier portait le nom de 
syndic, et qui étaient élus chaque année, au mois de 
juin, par les consuls en exercice, réunis aux priacipaux 
habitants. Aux assemblées des trois ordres, tenues à 
Lyon, en 1789, pour l'élection des députés aux Etats-géné- 
raux, cette commune fut représentée par Claude Néel,ha- 
bitant, et Benoît Dussurgey, l'aîné, procureur à Lyon(1l). 
Ce dernier fut , plus tard, après le siége de cette ville, 
l'ane des victimes de la Terreur (2). A la même époque, 
Sainte-Catherine vit son ancien nom remplacé par celui 
de Riard-sur-Riverie (3). 

En 1720, cette commune comptait 115 feux, c’est-à- 
dire environ 575 habitants. Le pouillé de Monseigneur de 
Tencin de l’année 1753 lui attribue 350 communiants. 
Enfin, d'après le recensement de 1866, Sainte-Catherine 
possède une population de 819 habitants. 


A. VACHEZ. 


(1) Procès-verbaux des séances générales des trois ordres, p. 57. 

(2) Liste générale des contre-révolutionnaires mis à mort à Com- 
mune-Affranchie, p. 46. | 

(3) Riard était le nom d’un celèbre démagogue lyonnais. 


(À continuer.) 


ÉTUDE SUR LA GENÈSE DES PATOIS 


ET SPÉCIALEMENT 


DÙU ROMAN OÙ PATOIS LYONNAIS 


SUIVI D'UN 
ESSAI COMPARATIF DE PROSE ET PROSOPNIE ROMANES 


(sure (*) 


El temido de los moros, 
Aquella gloria de Espana, 
Et que nunca fué vencido, 
El rayo de las batallas, 


Le grand, le fort, l’invaincu, le bon Cid n’est plus. Quo- 
mod cecidit vir potens?Cet homme quitaillaitavec son épée 
des royaumes à son prince, ce héros qui décidait à lui seul 
du sort des batailles, 1l est là couché sur son lit de mort. 
Mais avant de passer de vie à trépas, il a tenu à prendre 
congé de tout ce qu'il aimait. Après s'être fait apporter 
ces bannières qui guidaient ses troupes à la victoire, 


Bandieras antiquas y tristes 
Da vitoria un liempo amadas, 


Il demande ses épées de combat. Dès qu'on les lui a 


apportées, il s’assied sur son lit,les prend dans ses mains, 
et leur adresse ces paroles : 


(*) Voir les précédentes livraisons. 


ÉTUDE SUR LE PATOIS LYONNAIS. 485 


Colada y Tisona mia, 

No colada,mas colada (1), 
Por mail contrarias armeses, 

Y por mil contrarias armas... 


« Colade et toi ma Tizone, vaillantes épées de bonne 
trempe, mais mieux encore trempées du sang de vos en- 
nemis, que ferez vous maintenant sans moi ? et à qui vous 
confier qui ne ternisse point votre honneur ?.. » 

Puis 1l se fait amener son bon cheval Babieca. Comme 
l’Arabe à son coursier, il veut dire un dernier adieu à cet 
ami, compagnon fidèle de ses bons et de ses mauvais 
jours. Le cheval entre, plus docile, dit le texte, qu’un do- 
cile agneau ; ses yeux étonnés et grands ouverts se fixent 
sur son maître, mais en voyant l'air de souffrance répandu 
sur son visage, il semble deviner son malheur et baisse 
tristement la tête. Alors le Cid: Voilà qu'il va falloir nous 
quitter, cher ami, combien ton maître va te faire faute, lui 
qui aurait tant voulu te récompenser ! puisqu'il n’en peut 
être antrement, contente-toi, ami, de voir ton nom immor- 
talisé par les exploits que nous avons accomplis. 

Enfin, tous les soins que l’on peut donner aux choses de 
la terre étant accomplis, el buen campéador quiere orde- 
nar su alma, le bon Cid campéador pense à mettre ordre 
aux choses de l’âme.Mais en homme prévoyant et qui pense 
à tout, il a pris soin de dicter son testament. Donc eu pré- 
sence de quatre témoins assistés d'un notaire, 


Y présente 1lvar Fanez 
Que es escribano (2) de fama, 
Y con el cuatro testigos, 
Asi comienza sus mandados : 


(1) Colada, la Lien trempée : Tisona. la flamboyante. Il y a ici un jeu 
de mots sur Colada, épée de bonne trempe, et Colada, trempce de sang 
des Mores. 

(2) Seribano, scribe, écrivain, garde-notes, notaire. 


186 ÉTUDE SUR LE PATOIS LYONNAIS. 


Laque a nadie perdona 

À reyes ni a ricos homes 

À mi fincando a Valencia 

Liegô à mi puerta y lammôme ; 
Y fallandome dispuesto, 

À su mandalo conforme 

Fago asi mi teslamento : 

Et alma incomiendo a Dios 

Qui en su reino la coluque ; 

Y el cuerpo fecho de tierra 
Mando que à su centro torne,,, 
Mi a!/ma quien ta crid 

Es muy justo que aa hayas. 

A mi queridu Jimena 

Mando que le sean dadas 

Las mis tierras que gané 

Con mi valor y ni espada, 

A Mortin Pelaez le mando 

EU mi tr'oton y dos lanzas 

Mi sayo eon mi jubon 

Y junlamente mis calzas.… 
Îlem, mando que Babieca 
Despues de muerto le entieren, 
Non Coman Canes Caballo 

Que Carnes de Canes rompe.…. 
Îlem mando que no alquilen 
Planideras que me lorcen, 
Bastan las de mi Jimena 

Sin que otras lagrimas compre.…. 


Cella que nanni pardone 

A rays ni à richos homos, 

De me soffrant in Valenci 
Liquette (1) a la pôrta et me sonne; 
Et me trovant tot dispos 

Et à sos mendamints conformo, 

Je foi «ainsi mon testamint : 

Je recommando mon üina à Dicu ; 
Que in son regno a la colloque ; 

Et par mon côrps fat de terra 
Commando qu'à son cintro a torne 
Mon dmo à que l’a creo, 

O v'est mai justo qu'a l'aya. 

A ma chira Chiména 

Mando que gli seian donnè 

Le terre par me goniè 

Par ma valeur et mon épeia, 

À Martin Pelaez je lego 

Mon (chivau) trottou et due lancie, 
Ma saya avoi mon jupon ; 

Y jugnant etot me chousse…. 
Coumando incore que Babieca 

In depu <a mort i l’intarran. 

O ne faut que los chins migean 
Chivau q'à piato (2) tant de chins. 
Et recommando qu'i ne loïan 

Gin de plourouse que me plouran. 
Boôsta y ara de celle de Chimèna 
Sin qu'o y achite d'autre lorme... 


(1) Liqueto, loqueter, gratter à la porte, en agitant le loquet, pour se 


faire ouvrir. 


(2) Piato, fouler aux pieds, textucllement, il ne faut que les chiens man- 
gent cheval qui a rompu les chairs à tant de chiens. Il y a ici un jeu de 


mots sur carnes ct canes, intraduisible en français : 
carne carnis conditor, 


Suspensus cs! palibulo. 


I est facile de voir par cet exemple combien l'espagnol est resté proche 


du latin ; c’est une réflexion que l’on ne peut s'empêcher de faire à chaque 
instant en parcourant ses prosateurs. | 


5 — Tu Un um n 


ÉTUDE SUR LE PATOIS LYONNAIS. 487 


Tout mort qu'ilest, le Cid s'en va encore gagnant des ba- 
tailles. Recouvert de ses armes, attaché sur Babieca, droit 
et vivant en apparence,on le met en tête de l’armée qui mar- 
che contre les Mores. Bubar et les autres rois ses alliés, 
prisà sa vue d'une irrésistible panique, fuient en toute hâte 
et sont moissonnés par le fer des compagnons du Cid, ou 
périssent dans les flots. 

Ainsi vont-ils durant quelques jours,poursuivant le cours 
de leurs victoires : 


E & buen Cid era finado Lo bon Cid équie defini. 
Cavallero va en Babieca À chivau va su Babieca 

Con los suyos a su lado, Avoi los sinos à son lo. 

Los que no saben su muerto Cellos que ne seian sa mort 
Por vivo lo avian juzgudo. Par vivant l'arrian jugi. 

Cada vez que haven jornadu Choque vaï qu'i faisian (1) jornô 
Quitavanlo del cavallo. lo quitovon (2) d'à chivau. 


Les victoires gagnées, les cérémonies des funérailles 
achevées, on veut descendre le corps dans sa tombe : mais 
dona Chimène s’y oppose; le corps embaumé et toujours 
en apparence plein de vie, est déposé près de l’autel de Car- 
dena tenant encore en main Tisonne sa bonne épée. Parun 
miracle dont Dieu se plut à honorer son serviteur, il resta 
ainsi dix années sans subir d’altération.La chronique rap- 
porte à ce sujet plusieurs prodiges, entre autres celui d'un 
Juif, qui voulant prendre irrévérentieusement dans ses 
mains la barbe duhéros, vit le bras du Cid se lever, brandir 
sur lui sa terrible épée, et tomba à demi-mort aux pieds du 
corps vénéré. Emu, transformé par ce miracle, le juif con- 
verti prit le froc et finit ses jours dans le monastère en fer- 
vent chrétien. 

Le romancero du Cid, de même que nos vieilles ballades 
ou chansons, comme on le voit, est écrit en vers blancs, 


(1) Chaque fin de jour. 
(2) I lo quitèvon, ils le descendaient de cheval. 


188 ÉTUDE SUR LE PATOIS LYONNAIS. 


c'est-à-dire sans rime obligée, si ce n’estune certaine as- 
sonance, repétée tous les deux, trois ou quatre vers. Tantôt 
la répétion symétrique d’une consonance féminine : 


Dia era de los reyes 

Dia era senndlado 

Cuando duenas y doncellas, 
Al rey piden aquinaldo ; 

Si no es Jimena Gomez, 

Hija del conde Lozano, 

Que, puestla delante el rey 
Desta manera ha hablado : 
Rey que no hare justicia 

No debiare de reinare, 

Ni cabalgadar en caballo..... ° 
Ni espuela de ora çalzare, 

Ni comer por en manteles (1), 
Ni con la reina holgare, 

Ni oïr miza en sagrado. (2) 


Ou comme dans nos vieilles chansons, dans lesquellesla 
rime masculine est de rigueur, le reste étant ad libitum : 


Saliero el cuerpo del Cid 
Con gente muy esforzada, 
Ciento el cuerpo Ilevavan, 
Saliera luego el recuage. 
Otros tantos lo gardavan, 
Tras el va dona Jimena 


(1) En patois, manti, une nappe. 

(2) Longtemps déjà avec les rois, longtemps on avait parlementé. Les 
duègnes et les demoiselles (d'honneur) s'efforcant d'obtenir quelques mar- 
ques de libéralité (aguinaldo, dons de quelques guinées). Si non Dona 
Chimène Gomez, la fille du comte Lozano, qui postée devant le roi, de cette 
manière a parie : Roi qui ne rend justice, ne mérite pas de régner, ni pars- 
der sur un cheval, ni éperons d'or chausser, ni manger sur de la toile fine, 
ni avec la reine reposer, ni ouir messe dans le saint lieu. 


ÉTUDE SUR LE PATOIS LYONNAIS. 489 


Con seisciéntos caballeros 
Que para guarda le davan. 
Callando van y tan paso 
Que veinte no semejavan (1). 


Ce n'est pas qu'ils ne connussent l'usage de la rime, 
mais 1ls la reservaient pour les morceaux d’apparat : 


Con el Cuerno que agoniza 
Despidiendose del alma, 


(1} On sortit le corps du Cid à l’aide de force gens. Cent hommes éle- 
vant le corps le placérent sur le char funèbre ; cent autres montaient la 
Farde antour du corps ; derrière marchait dona Chimène; en avant mar- 
chaient six cents cavaliers, marquant le pas si doucement qu'ils semblaient 
à peine être vingt. 

Ce rhythme me roppelle involentairement une vieille chanson satyrique, 
composée à propos du départ de l’un de ces condottieri qui se ruaient sur 
l'Italie, terre de promission, toujours enviée, et si souvent fatale à ses con- 
quérants : 


lmodon par l'Italia, In ôno chargi de rove 

Ron, taa plan, gara, gara, gara ! Suiviove lo régiment ; 

| Veniet pus la cantiniri 
modon par l'Italia, 


Fifr'in lêta, tambor haltant. 
fs Q . Q 
. ei par artillerie Quand i furon su la montogni, 
Fais canons de far blanc. I disiron : Que lo mond’est grand ! 


In se lentibardanan. 


Ran, tan plan, gara, gara, gara ! Et quand i-z-in descendiron 


Ran, tan plan, gara de davan ! Tot s’insovove in coran. 


Los piquis, los mosquetairos, Ltroviron le charrire 

Uron la moreh' in avan ; Tapissiè de matafans ; (4) 
Tot darris los volontairos Qus branche de le maire 
Pêla méla Jos scguian. Le bugne (8) brandigolian.… 


(a) Sorte de crêpes. 
G) Bugnes, échaudés, pâte frite dans da beurre, fort usités dans nos pays. Matefaims 


lpissant les murs, bagnes pendues aux arbres , l'Italie était, comme on voit, un vrai 
pays de Cocagne. 


490 ÉTUDE SUR LE PATOIS LYONNAIS. 


Diciendo tales razones, 
Que tierna lastima causan 
El malagrado don Sancho 
Asi le dice y abraza(1): 


Famoso rey, que ya la terra fria 

Triunfa de tu valor y brazo fuerte, 

De quien el mundo todo se temia, 
Procurando rendido obedecerte ; 

De qué te aprovecchô tu valentia, 

Pues por tu dura, y por tu avara suerle 
Vencido quedas en tierra dura, 

Con muy estränna y grave desventura ? (2) 


Miraras rey, que al fin era tu hermana 
La que su casa y tierra defendia, 

Y le razon que el Cid, aunque liviana, 
Le dijo para el fin desta perfia : 

Agora que dara leda y ufana 

Viendo muerto a quien tanto la ofendia, 
Tendido en esta tierra fria y dura 

Con tan estrânna y grave desventura. (3) 


(1) Pendant que du corps agonisant, l’âme prend congé, le triste don San- 
che le tenant embrasse et murmurant ces paroles entrecoupées qu'inspire la 
pitié, s’exprimait ainsi : 

(2) Ray si fameux que, so la terre fraïda, 
T'in vai subi la dura loi dou sort, 
Coma porrit Le vegni orc 1u aida 
Ta vaillantisi ct cu bras rudo ct fort 
Que corbict tot desso ta man si raïda ? 
Que fa la gloiri à celu que la mort 
Retient couchi desso la terra dura 
In grand'angoissi et grand'mesaventura ? 


(3) Ore te pos mesuré l'infortuna 
Qu'eit La sucer fcrua par trahison 
In defindant se terre et sa maison ; 
Et ce que disit lo Cid, quand par saiquna 
Ligiri offensa, ell'eprovit çu sôrt : 
À l'homo dut qu'a violentô la môrt, 
La môrt viendra in terra fraid'et durs, 
In grand'angoiïssi ct grand'mesaventura. 


ÉTUDE SUR LE PATOIS LVONNAIS. 191 


C'est dans le même rhythme qu’exhale encore ses plaintes 
dona Chimène : beau morceau plein de sentiment, que Je 
ne puis m'empêcher de citer ici. C’est l'Andromaque espa- 
gnole en basquine et bas de soie : 


Cuando llorosa y humilde 
Le dice Jimena Gomez : 


Rey de mi alma y desta terra Conde, 
Per que me dejas ? Donde-vas ? adonde? 


Que si eres Marte en la guerra, 
Eres Apolo cn la corte 

Donde matas bellas damas 
Come allà moros feroces, 

Ante lus 0j0s se postran 

Ÿ de rodillas se ponen 

Los reyes crislianos nobles : 


Rey de mi alma y desta fierra conde, 
Por qué me dejas ? Donde vas ? adonde ? 


Ya fruecan todos las galas 

Por lucidos morriones, 

Por arneses de Milan 

Los blandos pännos de Londres; (1) 


(1) Humble et en pleurs Chimène Gomez lui dit : 

« Roi de mon âme et comte de cette terre, pourquoi me laisses-tu ? où 
done, où donc vas-tu ? 

« Que si tu es un Mars dans la guerre, tu es un Apollon à la cour, où 
tu blesses les belles da:nes comine tu fais 1à-bas les Maures féroces. Devant 
tes ÿcux se prosternent et se mettent à ::enoux les 1ois maures et les filles 
des nobles rois “hréliens...., 

Voila que vous changez vos habits de fête en brillants morions,les blan- 
Ches toiles de Lontres en harnais de Milan, les chaussures en grèves de fer, 
et en gantelets les gants parfumés; mais nous aussi nous changeons nos 
sentiments et nos cœurs. 


199 ÉTUDE SUR LE PATOIS LYONNAIS. 


Las calzas por duras grevas, 
Por mallas quantes de flores ; 
Mas nesotros trocaremos 

Las almas y corazones. 


Rey de mi alma y desta lierra conde, 
Por qué me dejas? donde-vas ? adonde ? 


Viendo las duras querellas 
De su querida consorte 
No puede sufrir el Cid 

Que no la cansuele y llore, 
Enjugad, senora dicc 

Los ojos hasla que torne. 
Ella mirando los suyos 

Su pena publica à voces ; 


Rey de mi alma y desta lierra conde, 
Por qué me dcjas ? donde-vas? adonde (4) ? 


Ces productions, comme on le voit, tournaient facilement 
au madrigal; car les graves Espagnols, tout comme les 
Italiens légers et frivoles, ont aussi leurs concetti et 
madrigaux : ou plutôt, c'est chez eux, comme l'indique son 
nom, qu'est né le madrigal (2), importé de le cour galante 
des Abencerages, et transmis à toute l’Europe, sans 
avoir pour cela cessé de fleurir dans l’heureux pays des 
Sérenades , des Boléros et des Séguidilles : témoin cette 


(1) Voyant les plaintes de son épouse chéric. le Cid ne peut s'empêcher de 
la consoler ct de pleurer, Madame, dit-il, essuvez vos pleurs jusqu'à mon 
retour. Elle, regardant les siens, exhale sa peinc cn ces mots : 

« Roi de mon âme et comte de cette terre, pourquoi me quittes-tu? où 
donc, où donc vas-tu ? 

(2) Madrid-gallà, s'amuser à la mode de Madrid, amusement madrilène. 


ÉTUDE SUR LE PATOIS LYONNAIS. 493 


redondilla (1) de Quévédo, qui ne manque assurément 
ni de brio, ni d'humour : | 


Alinfierno el Thaceo Orfeo 
Su muger baxd (2) à buscar ; 
Que no pudo à pear lugar 
Llevarse tan mal deseo (3) 


Cantd, y al mayor tormento 
Pusû suspension y espanto ; 
Mas que lo dulce del canto 
La novedad del intento, 


El triste dio ofendido 

De tan estrano (4) rigor, 
La pena que hallo mayor 
Fue beluerla à su marido : 


YŸ aunque su muger le did, 
Per pena de su peccado ; 
Per premio de la cantado, 
Perder la facilitô. (5) 


(1) Redondilla, du verbe redondear,en notre roman,redondè, rebondir, 
rimes ou rhthme redoublé, stances, correspondant à notre rondeau (redon- 
deau d’où rondeau). 

(2) Baxd ou vaxd, vaqna, s’en fut, Busear, débusquer. 

(8) Deséo, dessein, uut-fl pu en autre lieu venir à bout d'un pareil 
dessein ? 

(à) Estranno, (prononces estragno),le triste Dieu offensé d’une si étrange 
détermination. Les Italiens disent sfraniero, d'où nous avons fait, estrange, 
étrange, étranger. 

(5) Ous infers lo chantro de Thraci 
Aillit sa fenna debuchi ; 
Qu'arrit pu en in autra placi 
Concliure un parai merchi ? 


À chantit, à cell’intrepraïsa 
Cris et tormints tot se quaisit ; 


13 


194 ÉTUDE SUR LE PATOIS LYONNAIS. 


Notre grand Corneille, qui doit tant aux Espagnols, a 
payé, lui aussi, son tribut à ce clinquant du jour, lorsqu'il 
ne craint pas, comme intermède sa grave prosodie, d'ex- 
primer en fades madrigaux les accents plaintifs de l'amou- 
reux de Chimene, partagé entre son amour et les rudes 
conseils du devoir : | 


Percé jusques au fond du cœur 
D'une atteinte imprévue aussi bien que mortelle, 
Misérable vengeur d’une juste querelle 
Et malheureux objet d'une injuste rigueur, 
Je demeure immobile, et mon àme abattue 
Cède au coup qui me tue. 
Si près de voir mon feu récompensé, 
O Dieu, l'étrange peine ! 
En cet affront mon père est l'offensé, 
Et l'offenseur le père de Chimène. 


Père, maitresse, honneur, amour, 
Noble et dure contrainte, aimable tyrannie, 
Tous mes plaisirs sont morts. ou ma gloire ternie. 
L'un me rend malheureux, l'autre indigne du jour. 
Cher et cruel espoir d'une âme généreuse, 

Mais ensemble amoureuse, 
Digne ennemi de mon plus grand bonheur, 

Fer qui cause ma peine, 
M'es-tu donné pour venger mon honneur ? 
M'’es-tu donné pour perdre ma Chimène ? 


Bien mai betout de la supraïsa, 
Que dou plaisi qu'o ressientit. 


Pluton inragcant de se vaire 
R:hauci jusqu'in son forni, 
S'inquért com'a porrit faire 
Par vair pochi micux l'in puni. 


{a punition de sa fredenna, 
À gli baillit d'abôrd sa fenna; 
Et, par prix d'avi chantd, 
De la pêdre facilito. 


ÉTUDE SUR LE PATOIS LYONNAIS. 495 


Et ainsi de suite durant six grands couplets, où l'on suit 
avec peine le chantre des Horaces. 

Mais c'est affaire aux Zoiïles de profession de s'amuser 
à signaler les taches du soleil ; n’arrachons pas à l'aigle 
ses plumes pour en voiler notrenudité, et revenons au rôle 
qui nous sied mieux, celui d'humble prosateur. Rentrant 
donc dans mon sujet, dont je n'aurais pas dû sortir, je vais 
présenteruent énumérer les mots similaires de l'espagnol 
et de notre roman ou patois. 

Ce sont d'abord les noms de nombre, si fréquemment 
usités dans le langage familier, qui se trouvent avoirentre 
eux la plus grande affinité : 

Un, uno; dou, duo (douo); trai, très; quatro, quatro; 
cin, cinco ; siei, seys ; set, siele; nou, noueve ; dis, diez ; 
onze, unze; doze, dose; trèze, {reze ; quatôrze, catorse ; 
quinze, quinze ; Dis-y-set, diez-y-siete ; dis-y-nou, diez-y 
noueve; veinte, veinte-y-uno, veinte-y-douo, treynta, 
quaranta, cincanla, etc. 


LES PRONOMS. 


Yo, jo, tu, el, ella , nos, vos, sé, si, de sé, à se, de si, a 
si. (Que sera-t-0 de me ? Que sera demi? )Me, me mêmo, 
mi, mi Mmesmo ; noutro, noutra, nouerto, nouerta; voutro, 
vouerlo, a; lo qu’un, la qu’una, quieno, quiena. Lequel, 
laquelle. 


PRÉPOSITIONS, ADVERBES. 


De vai, ina vai, due vaiï,tray vai, de vez, una vez. due 
vez, tres vez ; des fois, une fois, deux fois ; prot, pro (1). 
assez, assaz ( à prononcer at), mai, de mai ,tant mai, 
mas , de musiado , tambien . davantage , de vrai, in ve: 
ntù, de verras, in verilad, vrai, en vérité. Vayqua, veys 
aqui, voici, voilà. 

Selon, segun. 


(t) Abréviation de provecho, profit (assez dc). 


196 ÉTUDE SUR LE PATOIS LYONNAIS. 


Parqué, parqué, pourquoi, 

Jamais, Jamas. 

Depus, in depus, despues, depuis. 

O, o° ou ; onte: d’onte, onde. Dessus, de suzo ; sot, des- 
sot, solo, dessous. 

Arri, in arri, Arria, à ras, arri de se, arri de-Z-ellos, 
a ras de se, a ras de ellos ; arrière, en arrière, de son côté. 

Qu'un noviau ? Qu’ay de nuevo ? quoi de nouveau ? 

De travers, éravèés. 

A l’aventura, ventura, au hazard, à la quarda di Dios, a 
Dios y avenluros, à la gorda de Dieu | 

Haïilo, helo, hélas. 

De cela maniri, desta manera. 

Certains temps des verbes : 


LE FUTUR de l’auxiliaire estar, (ESTRE Où ÊTRE). 


= EE ne Cr 


Je serai Yo sere 
Te serai Tu seras 
À sera Aquel sara (1) 
No serons Nos seremos 
Vo seris Vos sereys 
I seran. Ellos seran. 
A L'OPTATIF. 
Que je seia Yo sea 
Que te seie Tu seas 
Qu'a seie Aquel sea 
Que no seions Nos seamos 
Que vo seiïs Vos seys 
Qu’i seian. Aquellos sean. 
LE PRÉSENT de l’auxiliaire Avoir, haver. 
J'ai Yo he 
T'ds Tu has 
Al ha Aquel ha 
Nos ons Nos hemos 
Vos eïs Vos heys 
Is han Aquellos han. 


(1) Le pronom «, du patois, est évidemment le contract de aquel. 


ÉTUDE SUR LE PATOIS LYONNAIS. 1497 


L’LMPARFAIT DU SUBJONCTIF, dont nous n'avons pu trouver 
l'équivalent dans le latin,a une origine commune avec l’es- 


pagnol : 


J'amarins 
T'amarids 

Al amarit 
Nos amarions 
Vos amarids 
Is amarian. 


Je vaudraï 
Te vaudrais 
A vaudra 

No vaudrons 
Vo vaudris 

] vaudran. 


Yo amaria 

Tu amarias 

El amaria 

Nos amariemos 
Vos amariades 
Ellos amarian. 


LE FUTUR ÉGALEMENT : 


Yo valdré 

Tu valdras 

El valdra 

Nos valdremos 
Vos valdreys 
Ellos valdrean. 


Même analogie pour les verbes suivants : 

Espedii, espedir, dépêcher, se défaire de quelqu'un, de 
quelques affaires. 

Guettd, agueytar, guetter. 

Affetô, afeytar, aiguiser, appointer. 

Arpeï, arpear, arpenter, herser. 

Essarté, ensartar, travailler (la vigne), d'enfilade. 

Labord, laboreur, labourer. 

Lid, Uiar, lier. 

Plourd, {iorar, pleurer, o moille, lioug, 1l pleut. 

Injaulô, enjaular, tromper, flatter. 

Pand, essuyer, panuelo, mouchnir de poche. 

Pard, apnar6, parar, arrêter, se garantir, attraper. 

Peld, pelar, peler. : 

Pind, peynar, peigner ; un pino, peyne, peigne. 

Picoto, picotear, béqueter. 

Pizi, pisar, fouler, battre avec une hie (la terre dont on 
fait des murs). 


498 ÉTUDE SUR LE PATOIS LTONNAIS. 


Pud, puodar, tailler (la vigne). Prova, provenna, preuve, 
provin. 

Quitto, quilar, quitter, ôter. 

Rechino, rechinar, crier, se débattre. 

Robo, derobù, robar, ravir, dérober. 

Piqué (se) picarse, se piquer, se passionner pour ou contre 
quelque chose. 

Boccd, aboccar, baiser, embrasser. 

Gaussd, goz30, joie, se rire de quelqu'un. 

Môlld, mollear, mollir, se relâcher, cesser les poursuites, 
môlà me, lâche-moi. 

Feri, feru, Ferir, frapper, blesser. 

Agrei, agradeur, agréer, avoir pour agréable. 

Batailli, batallar, combattre, anheler, avoir de la peine. 

Broto, brolar, bourgeonner 

Brisi, brisar, briser. 

Abimo, abismar, gâter, détériorer. 

Petassi, apedazar, raccommoder. 

Affand, affanar, gagner avec peine. 

Savi, saber (b pour v), le latin sapere, savoir. 

Vair, ver, voir. 

Chaire, caer, cadere, tomber. 

Hôchi, hachear, hâcher, réduire en morceaux. 

Ingenio (s”), tngeniar, s'aviser de, imaginer. 

Forci, forza, s’efforcer. 


Je retrouve encore parmi les noms usuels : 


Villajo, villord (lo) villetta (la), villar, villorio, villoria, 
bourg, hameau. 

Grangi, granja, grang}, granja, grangero, ferme, mé- 
tayer. 

Tarrin, bien tarrin, ferrino, un immeuble, 

Renta, renti, renta, rentero, rente, rentier. 

Jorno (la), jornada, une journée. 

Viajo, viage, voyage. 

Visajo, visage. 


ÉTUDE SUR LE PATOIS LYONNAIS. 499 


Riso, risa, risada, faire une risée. 

Cavalla, cavalla, jument. 

Polla, pollet, nolla, polludo, poule, poulet. 

Tortola, toriolo, tovrterelle. 

Torre, torriau, {oro, un taureau. 

Miron (lo), miron, le chat qui guette, mira. 

Rat, rata, rala, un rat, une souris. 

Sarvigna, salvagina, gibier, venaison. 

Frutta, fruta, lo frutti, frutero, fruit, fruitier. 

Noï (ina). de nuè, nuez, des noix. Noyella, nochielo,ivraie 
(racine, nochielo, noir). 

La pitansi, pifanza, ration, salaire, nourriture. 

Pan, man, patta, pansa, pan, man, pala, pansa, pain, 
main, patte (d’un animal), le ventre. 

Gorda-migi, guarda-manyiar, mublo, mueble, meuble. 

Planchi, plancha. lame mince de bois ou métal. 

Lousa, lousd, enlosar, pierre mince et plate dont on fait 
des pavés et couvertes de murs. 

Cipa, cepo; serpa, zarpa, un cep, une serpe. 

Serra, scie, de serrar, scier. 

Follieta, fullela. un septier, mesure. Roquilli, rosquilla, 
idem. 

Pala, palissada, pala, palizada, pêle, palissade. 

Silli, stleria, lieu où l’on enferme les vases vinaires ; le 
cellier, cuvier, d'où le français, cellérier, sommelier. 

Vaissella, vaisseli, vaxilla, vaiselle ; vazar (d'où bazar! 
étalage (en espagnol betv se confondent}. 

Jupa, jupon, jupon; jaquetta, jaqueta ; coïfli, coffia ; man- 
tilli, mantilla, jupe; jupon, jacquette, coiffe, mantelet. 
Je borne ici ces citations, dont j'aurais pu indéfiniment 

accroître le nombre, si j'eusse voulu y comprendre une 

foule de noms d’origine commune avec l'italien. Mais, tel 
que je l'ai présenté, ce tableau, tout imparfait qu'il soit, 
suffira pour démontrer combien notre branche romane se 

rapproche de celle espagnole. Tout ce que j'ai emprunté à 


celle-ci, n’était à autre fin. F. Mons. 
À continuer. 


LA FONTAINE DU DIABLE 


PRÈS VALENCE (Drôusx) 


Les Beaumes ! À ce nom seul, on sourit dans notre 
gracieuse ville, car il semble tout imprégné de senteurs 
agrestes, de douces brises et de champêtres souvenirs. 
Les Beaumes ! À ce nom seul, l'esprit se reporte avec 
délices dans un vallon ravissant, dans une petite Helvé- 
tie que Dieu a placée non loin de Valence, où l’ombrage 
des peupliers royalement élancés, des érables, des mû- 
riers, des saules et d'autres grands arbres, s'étale auprès 
de vastes prairies dont l’opulence ne peut être contes- 
tée, et sur le bord de ces eaux si limpides que leur trans- 
parence est une séduction de plus pour ce lieu enchan- 
teur. 

Cette plaine radieuse, tout enamourée du soleil, se 
trouve au.bas d'un coteau verdoyant appelé Lautagne, 
que l'on peut gravir par de petits sentiers chers aux 
jambes fines des jeunes bergères et des chèvres malicieu- 
ses , ou par une belle route contournant la montagne, 
d'où l’on découvre une imposante perspective sur la val- 
lée du Rhône, les ruines si pittoresques du vieux manoir 
de Crussol, les âpres rochers du Vivarais, la tour mé- 
lancolique de Soyons, que poétise une légende, les hauts- 
fournaux de la Voulte , qui rappellent que l’industrie a 


LA FONTAINE DU DIABLE. 201 


aussi sa place au milieu de cette magnifique et solen- 
nelle nature. 

Du côté opposé, l'œil du touriste aperçoit la chaîne des 
Alpes dauphinoïses et reste en admiration devant le 
grandiose de ces belles montagnes, devant leurs teintes 
variées, leurs couleurs tantôt d'un sombre azur, tantôt 
d'un bleu lazuli, auxquelles se mêlent des nuances de 
granit rose ou des reflets d'or, que le soleil couchant 
leur envoie comme des baisers d'adieu. 

Puis, lorsqu'on redescend dans le délicieux vallon, on 
retrouve avec transport l'ombre, la verdure, les fleurs, 
les petits ruisseaux que courtisent les libellules, pour s’y 
plonger dans un bain matinal ou pour folâtrer à l'aise 
tout à l'entour. On regarde les clochettes bleues qui se 
balancent, les marguerites, qui sont heureuses d’aspirer 
la brise, les douces violettes embaumant les airs, et l’on 
8 assied, écoutant la chanson nouvelle des chardonne- 
rets sémillants, des merles audacieux, des linots, du 
pinson, de la fauvette , quelquefois du rossignol , et l’on 
écoute encore, et l’on voudrait écouter sans cesse, ado- 
rateur que l'on est de toutes les blondes choses , de tous 
les sourires de la terre et du ciel ! 

Or, un soir de juillet de l’année 15.., la vallée des 
Beaumes était recouverte d’un voile orageux , qui déro- 
bait les charmes qu’elle laissait voir d'ordinaire aux 
étoiles mystérieuses et à la lune argentée; mais reine 
des nuits et astres divins avaient disparu ; le ciel était 
dan noir de mauvais augure ; le tonnerre se faisait en- 
tendre avec des grondements sourds, pour répondre à des 
éclairs rapides, se pressant les uns les autres, comme pour 
une magique illumination. Le mistral, que nous octroie 

bénévolement la Provence, soufflait , ce soir-là , à déra- 
Ciner les arbres ; et les nuages de se déchirer en zigzags 


202 LA FONTAINE DU DIABLE. 


de feu avec plus de célérité encore, et les éclats de la 
foudre de devenir plus terribles ; — c'était beau d'une 
beauté sublime, mais épouvantable. Enfin, les cataractes 
du ciel s’ouvrirent, une pluie torrentielle vint inonder la 
plaine et fouetter les riteaux d'un carrosse, véhicule en- 
core si rare à cette époque, dont les chevaux s’arrêtaient 
net quelquefois ou bondissaient de frayeur. 

— Jacques, allez toujours, disait une belle voix de 
femme, nous arriverons bien, cette nuit, au castel 
d'Etoile. 

On était alors sur le chemin qui conduit de Valence 
aux Beaumes, mais du côté de ce quartier appelé Faven- 
tines, où l’on peut voir les plus belles eaux des alen- 
tours. Tout à coup, des cris d’adolescent s'élevèrent : 

— Pour Dieu! madame, n'allez pas plus loin, ou il 
vous arrivera malheur !.. 

— Qu'est-ce donc ? reprit la voix de femme. 

Soudain , entre deux grands éclairs, les interlocuteurs 
s'aperçurent, et ces mots se croisèrent vivement : 

— Oh! la belle dame !. 

— Oh! le joli garçonnet! Comment te nommes-tu, 
petit ? 

— André le blondin, pour vous servir, madame. 

— Que fais-tu là, dans cet affreux moment ? 

— J'aime l'orage et je voulais en jouir; moi, je n'ai 
peur de rien, mais il faut que je vous avertisse du 
danger. 

— Et de quel danger, bonhomme f 

— Dam ! vous êtes près de la Fontaine du Diable ; il 
n'est pas prudent de passer là, un soir d'orage. Venez 
dans ma maisonnette, qui n'est pas éloignée ; venez , je 
vous en conjure, je vous expliquerai la chose, et ma mère 
sera heureuse de vous faire bon accneil. 


LA FONTAINE DU DIABLE. 203 


— Eh bien! sois notre guide, car nous nous fions à 
toi, mon angelet. 

André le blondin examina cette machine inconnue, mon- 
ta sur le siége, à côté du cocher, et, avec la hardiesse de 
son âge, prit, de ses petites mains brunes, les rènes des 
chevaux; bientôt on fut en présence de sa cabane. 

— Mère, cria le jeune garçon, je t'amène une grande 
dame, comme je n’en ai jamais vue, tant elle est belle !.. 

— Soyez la bienvenue, madame, dit une paysanne à la 
d ouce voix, et avec plus de politesse que l’on n'en eût 
a ttendu d'une campagnarde : Veuillez entrer, vous pren- 
d rez un cordial, vous vous reposerez longtemps, et vous 
Laisserez passer la tempête. 

La belle dame descendit de voiture , ayant avec elle 
u ne personne de distinction qu'elle appelait : mon amie. 

— Je vous remercie de tout cœur, ma bonne femme, 
e votre hospitalité ; vous voyez que je l’accepte avec 
empressement. Mais où suis-je donc ?... je crois rêver... 
ne portez-vous pas la coiffe bretonne ! 

—Oh ! si, madame; c’est, qu'en effet, je suis des envi- 

rons de Saint-Malo ; j'étais venue en Dauphiné avec la 
Première femme de M. le comte de Faventines, à qui 
J'étais très-dévouée, ayant été élevée dans son château 
Natal. Elle me maria auprès d'elle ; je fus la nourrice de 
SOn enfant. Mademoiselle Madeleine est la noble sœur de 
lait de mon fils. 

— Et elle est bien jolie, allez! mais moins que vous, 
Pourtant, madame, dit André, en joignant les mains. 

— Petit courtisan naïf! Ah! je connais la famille de 
Faventines ; j'admire comme toi le gracieux visage de 
la fille aînée du comte. Je suis bien aise d’être venue 
Chez d'aussi braves gens, car j'ai entendu fairs l'éloge de 

\a jeunc comtesse, trop tôt descendue dans la tombe, et 


904 LA FONTAINE DU DIABLE. 


puisque vous êtes la nourrice de sa fille, je n'en demande 
pas davantage pour jouir de ma halte sous votre toit. 

Yvonne apportait sur la table une de ces liqueurs de 
ménage que possèdent toutes les fermes en Dauphiné, 
pour les cas imprévus, pour chaque fois où l'on a besoin 
d'un réconfort. Mais la grande dame ne voulut, elle et 
sa compagne, qu'un simple verre d'eau, au grand désap- 
pointement de maitre André. 

Celui-ci ouvrait de grands yeux , il dévorait du regard 
l'imposante créature qui lui paraissait une reine. La 
voyageuse avait, en effet, une beauté spendide. À la 
clarté de la lampe, le profil de sa figure offrait le type 
idéal des statues grecques; mais rien n'égalait la ma- 
gnificence de ses yeux ; ils étaient à eux seuls quelque 
chose de si merveilleusement admirable, avec leurs 
rayons exceptionnels, qu'on en était comme fasciné. Sa 
prestance avait une noblesse infinie, et son costume de 
velours noir faisait ressortir encore l'éblouissante car- 
nation de son visage et la rare perfection de ses formes. 

L'étrangère s’aperçut aisément de l'effet qu'elle pro- 
duisait sur ses hôtes. Elle sourit, d'un sourire où il y 
avait beaucoup de bienveillance attendrie. 

— André le blondin, dit-elle au gentil bonhomme, 
sais-tu que l’on t'a donné un surnom bien mérité? mais 
ces jolies boucles d'or.iraient mieux à une jeune fille; 
pourquoi les as-tu volées, chérubin ? Et elle caressait la 
tête charmante où son image était entrée déjà avec pas- 
sion. 

— Est-ce là votre unique enfant, ma bonne ? ajouta- 
t-elle. 

— Oui, madame, à l'heure qu’il est, car j'ai perdu 
Jean-Marie, son frère, plus âgé que lui de cinq ans. Im- 
possible de me consoler de ce deuil... bien qu André soit 


LA ÇONTAINE DU DIABLE. 205 


un fils empressé pour moi. Mais que dis-je ? j'en ai deux 
autres, sa sœur de lait d’abord, mademoiselle de Faventi- 
nes, et puis un premier nourrisson, le fils d’une famille 
bourgeoise de la ville, un beau garçon, s’il en est, le plus 
intelligent, le plus brave jeune homme de Valence. Je les 
äime aussi, voyez-vous, comme si je les avais sentis pal- 
Piter dans mes entrailles. Oh ! oui, madame, Yvonne a 
{rois enfants et tout son bonheur est de les voir, quel- 
Quefvis, réunis dans sa demeure. Alors c'est une grande 
fête; mon mari, absent depuis deux jours, est aussi très- 
heureux de cela, car, je puis vous le dire, Pierre est 
le meilleur des hommes. D'ordinaire, il travaille aux 
Champs, puis on l’emploie chez M. de Faventines, et avec 
là rente viagère que nous a léguée notre chère comtesse, 
nous vivons tranquillement, sans rien désirer de plus. 

— Yvonne, vous me convenez tout à fait ; j'aime déjà 

votre cœur simple et droit ; je me sens joyeuse dans vo- 
tre chaumière, sous votre bon regard, sous celui de votre 
aimable enfant ! Quel bonheur que l'orage nous ait ame- 
nées ici! n'est-ce pas, ma toute belle, dit l'étrangère, en 
s'adressant à sa compagne de voyage. 

— C'est vrai, duchesse, je voudrais toujours y rester 
avec vous; mais si vous m'en croyez, nous profiterons de 
notre nuit orageuse et... charmante, pour demander à 
notre petit hôte les secrets de la fontaine du Diable. 

J’avoue que ce nom m'a intriguée. 

— Ainsi que moi, chère amie ; nous allons nous rensei- 
gner là-dessus auprès de notre mignon candide. Voyons, 
mon enfant, pourquoi l'abord de cette fontaine est-il si 
redoutable ? 

— Ah! c’est tout une histoire... Mais tenez, mesda- 

mes, voilà qui me sauvera, en vous racontant, mieux 

que je ne saurais le faire, ce qui cause de la frayeur à 


206 LA FONTAINE DU DIABLE. 


plus d'un. C'est une chansonnette composée par mon 
frère Joseph, le beau jeune monsieur dont vous parlait 
ma mère tout à l'heure. On l'appelle comme ca : poète. 
mais moi je lui dis Joseph tout court, en l'embrassant, et 
il aime bien son petit André. 

— Chante-nous donc cette complainte, mon joli gars! 

Et de sa voix pure et vibrante, l'enfant de quatorze 
ans entonna ce qui suit : 


LA FONTAINE DU DIABLE PRÈS VALENCE, (Drôme). 


Quand l'ouragan, dans la vallée, 
Mugit, de sa voix désolée, 

Que tout est noir, bien noir, bien noir, 
Lorsque la nuit étend ses ombres, 
N'entendez-vous pas des cris sombres 
Pleins d’un sinistre désespoir ? 


Le Diable vient, esprit de haine. 
Auprès de l'étrange fontaine 
(on dota de son nom maudit, 
Et dés qu’une fillette passe, 

[1 la lance au loin dans l'espace, 
Un brun farfadet me l'a dit. 


Car jadis une Catherine, 

De la plus ravissante mine, 
Refusa de donner de l’eau 
Pour élancher sa soif brülante, 
Et sa prunelle étincelante 
Foudroya le timide oiseau. 


Elle tomba, la jeune fille, 

Que l'on disait la plus gentille 
De tous nos riants alentours ; 
On l'enterra dans la prairie; 
Quelquefois son ombre chérie 
Redemande ses heureux jours ! 


LA FONTAINE DU DIABLE. 207 


À peine quinze ans !.. la pauvrette 
Possédait une exquise tête ; 
Bientôt son cœur allait s'ouvrir 
Au soleil de l'amour peut-être, 
Mais la suave fleur champêtre 

Dut, hélas ! trop tôt se fletrir. 


Ne venez pas, la nuit, seulettes, 
Blondes Jeannes, brunes Lisettes, 
Auprès de l'antique abreuvoir, 
Car le Diable rirait, sans doute, 
De se trouver sur votre route, 

Et se vengerait un beau soir. 


Le timbre sonore du garçonnet faisait un contraste 
Charmant avec les roulements du tonnerre qui ne ces- 
Saijent point, et l’on eût dit une voix d'ange, s'élevant, 
dans toute sa grâce et son ingénuité, comme pour apai- 
ser le Dieu des tempêtes. 

Lorsqu'il eut fini, la duchesse dit en riant : 

Ah!çài, mon ami, tu nous prenais donc pour des fil- 
lettes de quinze ans, faciles à enlever, lorsque tu as voulu 
nous sauver d’un péril imaginaire, en vrai petit cheva- 
lier que tu es ? 

— Oh ! madame, vous êtes assez belle pour exciter l’en- 
vie du diable! 

— En vérité, on dirait que tu sais la cour !.. Quelque 
moment nous visiterons ensemble la fameuse fontaine : 

tu seras notre cicerone, c'est-à-dire que tu nous ccndui- 
ras... Mais, qu'est-ce que j'aperçois sur cette petite ta- 
ble?.. des ébauches en terre glaise... un portrait... des 
fleurs. dites-moi ce que cela signifie ? 

— Madame, notre André s'amuse quelquefois à de pe“ 

tits essais de sculpture. Il est allé chez un artiste, l’a vu 


travailler, et l'enfant a pris beaucoup de goût pour ces 
sortes de choses. 


20% LA FONTAINE DU DIABLE. 

— Ce qu'il fait est déjà très-gentil, pour n’avoir reçu 
aucune leçon. Mais quelle est cette image? Vraiment, 
on peut la reconnaître. c'est Madeleine de Faventines, 
je crois ?.. 

— Oui, madame, c'est sa sœur de lait... il a tracé ce 
portrait de souvenir, pour la fête de mademoiselle, qui 
doit avoir lieu le 22 de ce mois. 

— Mais j'y songe, dit la duchesse vivement. il faudra 
que je m'occupe d'André... Il y a des indices de talent 
dans son travail. Mon Dieu! si je le plaçais un jour, à 
Paris, chez notre grand sculpteur Jean Goujon ? 

— Ah ! madame, dit Yvonne, me séparer de mon en- 
fant ! 

— Pourtant, si c'était dans son intérêt ?.. Que dit-il 
lui, de ce projet-là ? Voyons un peu. 

Les yeux de la duchesse rencontrèrent ceux du jeune 
André fixés sur elle avec enthousiasme, avec une expres- 
sion extatique. L'artiste se révélait dans ce regard ; il 
n'osait pas parler, mais son œil noir parlait pour lui. 

Yvonne avait des larmes plein les yeux; toutefois, il 
y avait aussi, dans ses appréhensions, comme une sorte 
d'orgueil maternel. André s'en aperçut et lui jeta ses 
bras autour du cou: 

— Ne pleure pas, ma bonne mère, dit-il, en lui don- 
nant de gros baisers. Ton André t’aime avant toutes 
choses, mais il serait si joyeux de devenir sculpteur! Et 
quand tu verrais dans notre église une belle statue de la 
sainte Vierge faite par moi, comme tu serais fière, n'est-ce 
pas ? Je travaillerais pour tes vieux jours, et Je ne vous 
oublierais jamais à Paris. toi et le père! 

Qu'il était gentil, le blondin, dans ses naïves supplica- 
tions ? Tout à coup il se mit à genoux devant la duchesse : 

— Madame, dit-il avec une ferveur touchante, ouvrez- 


LA FONTAINE DU DIABLE. 209 
moi les purtes de ce ciel que je rêve depuis quelque temps, 
le ciel des artis.es ! devenez ma protectrice !.. je ne serai 
point ingrat! C'est Dieu lui-même qui vous a envoyée 
sur ma route | 

Alors, comme pour lui donner le baptème de l’art, la 
duchesse se pencha vers l'enfant et déposa un baiser sur 
son front. 

— Cher petit, dit-elle, si tu savais comme j'aime à 
protéger les artistes ! c’est mon plus beau privilége et 
ma plus douce occupation. Je vais penser à toi, sois-en 
bien persuadé. Et vous, Yvonne, ayez confiance, nous 
ferons quelque chose de votre fils, 1l sera un peu à 


moi, voilà tout. 

— André vous aime déjà tant, madame ! il n'est pas 
difficile de deviner cela. 

— Ecorte, mon gars, voici l’aube qui se lève; l’arc-en- 
ciel apparait à l'horizon ; nous allons bientôt nous quit- 
ter, mais tu viendras me voir , dans quelques jours, à 
Etoile, et lorsque tu te présenteras au manoir, tu deman- 
deras simplement : Madaine Diane ; tu seras reçu aus- 
sitôt. 

— Et elle lui tendit sa belle main blanche, que l'enfant 
baisa avec transport. 

—— N'oublie pas ce nom de Diane, entends-tu ? 

— Oh ! madame, il est écrit dans mon cœur... 

Tandis que les voyageuses remontaient en voiture, 

Y vonne et André leur envoyaient des saluts naïfs et de 
Chaleureuses bénédictions. 


Il 
A trois semaines d'intervalle, par une délicieuse après- 


midi, la nature rayonnante étalait ses fantaisies adc- 
414 


210 LA FONTAINE DU DIABLE. 


rables et paraissait se reposer dans son bonheur. Une 
brise du nord avait rafraichi l'atmosphère, l'azur du 
ciel resplendissait ; le calme des champs avait cette 
mystérieuse douceur qui enivre l'âme, et toutes les voix 
de la création semblaient vous bercer, vous bercer er:- 
core, avec leurs cantilènes d'amour. 

Nous nous retrouvons dans le quartier de Faventine:. 
non loin d'une maisonnette entourée de grands arbres e: 
toute chargée de lierre, de volubilis, de jasmin et d'au- 
tres plantes grimpantes. Il est quatre heures du soir. 
Au travers de ces épaisses branches de saule, voyez. 
dans une prairie, une femme en costume breton, assise 
au bord de l’eau ; elle file une quenouille de chanvre, 
tandis que ses moutons et sa chèvre broutent l'herbe 
odoriférante. C’est notre nouvelle connaissance, oui. 
c'est Yvonne, avec sa coiffe blanche aux larges bords, 
son air avenant et ses mauières pleines de douceur. 

Aux pieds de la Bretonne, se trouve également assise 
une ravissante Jeune fille de quatorze ans, et tout en 
elle respire la distinction, une ineffable bonté et le 
charme suprème de l'adolescence. La tète a de suaves 
contours ; les cheveax, d’un beau noir, ruisselleat sur un 
cou charmant, pour en relever encore la blancheur mate. 
Quant à la couleur de ses yeux, Yvonne assurait que la 
comtesse de Faventines , en portant ce trésor dans son 
sein, avait dù rèver souvent à l'océan breton, parce 
quelle en avait donné toutes les nuances aux prunelles 
de sa fille. Dans leur expression, il y avait parfois une 
indicible mélancolie, mais de beaux rayons d'or venaient 
les illuminer tout à coup avec les illusions de la jeu- 
nesse et les reflets d'une intelligence d'élite. 

Qu'elle était jolie, la mignonne ! si jolie que l'on au- 
rait voulu être alors un petit sylphe malin pour aller, 


LA FONTAINE DU DIABLE. 211 

d'une aile légère, caresser amoureusement, et plutôt 
dix fois qu'une, cette figure de satin blanc et rose que 
J'on ne pouvait voir sans en être ravi. La jeune fille 
avait ses mains charmantes sur les genoux d'Yvonne, 
et ses logs yeux frangés de noir achevaient de lui tra- 
duire ses paroles et ses douces pensées. 

— Que je suis bien près de toi, nourrice ! disait-elle, 
ta petite Madeleine ne t'oubliait pas au couvent, où l'on 
m'aime beaucoup d’ailleurs, mais elle est fièrement con- 
tente d’être en vacances, pour te mieux voir à son aise. 
Aussi, combien de visites t'ai-je voulu faire depuis ma 
sortie du pensionnat | N'est-ce pas tout naturel ? 

Je crois que mon père m'aime un peu, ajouta-t-elle, 
après un instant de silence, mais il est presque toujours 
en voyage ou chez le roi de Navarre, son ami, et Mme de 
Faventines, ma belle-mère, est si froide pour moi, que 
mon jeune cœur a besoin de venir se réchauffer auprès 
du tien !.. Et puis, j'ai une blessure qui n’est pas encore 
guérie... Ah! que je regrette ma mère, moi qui ne l'ai 
pourtant jamais connue !... Mais l’on m'en a tracé un 
portrait enchanteur , et j'ai sa radieuse image dans ma 
chambre, où je l'embrasse tous les jours! 

Nourrice, tu sais bien que je ne puis pas être jalouse ; 
mais, vois-tu, j'ai l'âme serrée, malgré moi, lorsque je 
vois ma belle-mère idolâtrer ma sœur et que je songe 
qu’elle me regarde à peine, moi qui n'ai jamais reçu des 
caresses maternelles !... 

Ah ! pardon, nourrice, je me trompais!.. J'ai eu ta 
tendresse, tes baisers, ton amour !.. pardon mille fois 
car je t'afll'ge ! pardon! je te fais pleurer !.. 

Et la gentille enfant essuyait avec ses lèvres les lar- 
mes de la pauvre Yvonne. 

— Tu es ma seconde mère, toi! mais parle-moi de 


212 LA FONTAINE DU DIABLE 

l’autre, je l’en prie, parle-moi d'elle, nuurrice , parie- 
m'en toujours !.. Dis-moi si je lui ressemble et si elle 
m'aurait aimée ?.. 

— \h ! certes, ma chérie, vous êtes son portrait frap- 
pant, peut-être encore plus du côté de l'âme que du 
corps, et quant à vous aimer, qui donc ne le ferait pas ?.. 
Il faut le cœur dur de Me de Faventines, il faut vrai- 
ment son égoïsme pour résister à l'affection que vous 
inspirez dès l'abord ! 

— Mère Yvonne, je prends souvent dans mes bras ma 
jeune sœur, je la caresse, je lui dis tout re que mon ami- 
tié pour elle me suggère, mais l'enfant, élevée par sa 
mère, est indifférente et ne répond pas à mes avances. 
Ecoute, nourrice, lorsque vient la nuit, et que je réflé- 
chis combien je suis délaissée, je sanglote sur mon oreil- 
ler, en appelant ma mère... Quelquefois j'ai cru la voir 
dans mes songes ; elle était plus belle que jamais , je 
t'assure; elle penchait sa tète sur moi, m'embrassait 
longuement et murmurait : Madeleine !.. Madeleine !.…. 
d'une voix si douce, que rien au monde ne pourra jamais 
effacer cet accent délicieux... pas même... 

La jeune file s'arrèta... mais Yvonne, avec la double 
vue de l'amour maternel, sourit finement, regarda Ma- 
deleine et ne répondit pas. 

— À propos, nourrice, Je voudrais te conter quel- 
que chose qui me paraît inexplicable. Depuis mon 
retour, tu sais que J'ai vu deux fois, ici, mon frère Jo- 
seph. Eh bien ! il n’est plus le méme avec moi. Ne suis- 
je pas sa sœur, cette petite Madeleine qu'il aimait tant, et 
avec laquelle il a joue dans son enfance ?..Il palitet rougit 
tout à la fois et ne me dit pas grand chose... sa main a 
tremblé enserrant la mienne... c'est à n y rien compren- 
dre ! Il ne m aime peut-être plus, ou bien il estmalade ?.. 


LA FONTAINE DU DIABLE. 213 


— Chère enfant, votre frère Joseph est grand aujour- 
d’hui, et les soucis arrivent... 

— Alors, pourquoi ne les dit-il pas à sa Madeleine ?.. 
Je n'ai pas changé, moi, je ne changeraiï jamais !.. 

— Vous l'oublierez, mamzelle, quand vous aurez épousé 
le jeune baron de Crussol.… 

L'enfant se leva d’un bond : 

— Qui parle de me marier avec le fils du seigneur voi- 
sin ?.. On peut me briser le cœur, mais l'enchainer con- 
tre ma volonté, jamais ! Je suis tout à la fois dauphi- 
noise et bretonne; c'est dire que j'ai l'indépendance 
et la fierté de mes deux pays!... c'est dire que Made- 
leine de Faventines devine sa destinée et que l'on ne 
réussira pas à immoler son âme de toutes les façons !:. 

La jeune fille s'était transfigurée ; elle avait une véri- 
table auréole; c'était l'ange de l'innocence pressentant le 
dévoment et l'amour ; c'était la femme qui se révélait 
par son côté le plus noble ; on se fût mis à genoux devant 
elle. 

Yvonne la considérait avec affection et respect. Elle 
savait tout ce que son enfant avait dans le cœur de qua- 
lités précieuses; elle en était fière, elle l’admirait peut- 
être plus encore que si elle eût été sa propre fille, et 

n’était pas fàchée, du reste, de comprendre pour qui la 
noble enfant allait garder son amour. 

— Mais je te rends triste, mère, dit Madeleine, en- 
trons maintenant dans ta maisonnette, et parle-moi de 
mon frère André. 

Chemin faisant , la nourrice raconta la scène de l’o- 
rage ; elle dit que le jeune garçon s'était rendu à l'appel 
de la belle dame et qu'il se trouvait en ce moment à 
Etoile. 

— Le château d'Etoile! madame Diane !.. maisil s'agit 


214 LA FONTAINE DU DIABLE. 


de la fille du comte de Saint-Vallier, de la duchesse de 
Valentinois, ni plus ni moins !.. Voilà André bien sûr 
d'arriver à la gloire en entrant chez le fameux Jean 
Goujon. Nous connaissons madame Diane de Poitiers. 
Elle est hautaine avec les courtisans, mais très-bonne 
avec ses inférieurs ; je suis persuadée qu'elle protégera 
son petit compatriote. 

Une fois dans la maison, comme on discourait chau- 
dement sur l'avenir d'André le blendin, Yvonne sourit 
de nouveau... un jeune homme de haute taille se trou- 
vait sur le seuil de la chaumière. 

— Entrez, mon fils, dit-elle avec joie. 

Le beau Joseph, car c'était lui , s'avança vers elle, 
l'embrassa sur les deux joues , et se tournant vers Mie 
de Faventines, il s'inclina aussitôt, lui prit la main, qu'il 
baisa tendrement, et s'assit devant sa nourrice et sa 
sœur. | 

Il eût été difficile de trouver une plus belle tête, sur- 
tout sous le rapport du rayonnement de l'intelligence. 
Sur son front très-élevé, dans son regard bleu, plein de 
mâle profondeur et de vive lumière , le génie éclatait. 
Cette expression originale et saisissante était tempérée 
toutefois par un air de bonté charmante et d'incontes- 
table franchise. Une moustache d'un brun clair ornait 
sa lèvre, qui respirait la douceur, et ses cheveux chà- 
tains, relevés sur son grand front, lui seyaient à mer- 
veille. L'ovale et la pâleur de sa figure avaient un cachet 
de distinction native. Il était beau , spirituel et tendre; 
trois qualités que les cocodès de nos jours ne possèdent 
guère. Sa voix était particulièrement harmonieuse, — 
une voix de poète |! — elle avait des inflexions cares- 
santes qui venaient d'une belle âme. Ses dix-neuf ans 
avaient sonné depuis peu. C'était le fils aîné d'une très- 


LA FONTAINE DU DIABLE. 215 


honorable famille de Valence ; mais comme, dans la 
maison du comte de Faventines, grâce à sa morgue ex- 
cessive et à celle de sa seconde femme, on prisait sur- 
tout les quartiers de noblesse, et que les parents de Jo- 
seph ne possédaient que l'aristocratie de l'esprit et du 
cœur, il en résultait que le jeune homme n'avait que des 
entrées fort rares dans cette demeure blasonnée. 

Cela eût bien peu aflligé notre beau rêveur, mais de- 
puis que Madeleine était revenue du couvent, c'était au- 
tre chose ! Hélas ! il n’osait venir la voir que chez leur 


bonne nourrice. 

Il ne faudrait pas juger du talent poétique de Joseph 
par la bluette que nous avons citée plus haut , et qui ne 
signifie rien. Oh ! de grâce, ayez une meilleure idée de 
son savoir-faire. Après les devoirs de sa position, — car 
il travaillait, en qualité de secrétaire, dans la maison de 
l'échevin, lorsque le soir était venu, que les étoiles scin- 
tillaient au ciel , le mélodieux rossignol se mettait à sa 
fenêtre, Là, enivré de l’imposant spectacle des nuits et 
des émotions nouvelles d'un premier amour, il murmu- 
rait des vers charmants. Les grandeurs de la nature 
avaient pour lui mille attraits ; il préférait la campagne 
à la ville, profitant de ses moments de loisir pour aller 
rèver dans les champs et boire les parfums de l'air. 

Revenons dans la chaumière d’'Yvonne ; on était à 

s’observer en silence, lorsque la nourrice s'écria gai- 
ment : 

— Eh bien! pourquoi se taire ainsi?.. N'avez-vous 
donc rien à vous dire, Madeleine et Joseph ?.. 

Celui-ci devint pâle et commença par ces mots: 

— Mademoiselle... savez-vous qu'André aura un 


heureux sort ?.. 
— Vous me dites mademoiselle, comme à une étran- 


216 LA FONTAINE DU DIABLE. 


gère! appelez-moi donc toujours Madeleine, ou vous al- 
lez me faire pleurer !,. 

En effet, la jeune fille prit son mouchoir, y cacha sa 
jolie tête et sanglota malgré elle. 

— Aussi, Joseph, pourquoi causez-vous du chagrin à 
ma mignonne ?.. Elle à raison : vous devez vous souve- 
nir que vous êtes frère et sœur ! 

Madeleine se mit gentiment sur les genoux de sa nour- 
rice, comme lorsqu'elle était petite fille et qu’elle voulait 
se faire gàter, s'appuya sur l'épaule d'Yvonne, et, à tra- 
vers ses doigts effilés, elle regarda ce que pouvait pen- 
ser celui qui occupait déjà sa jeune âme. 

Mais le beau Joseph n’y tint pas : — Madeleine, dit-il 
avec tendresse, je suis désolé d'avoir fait couler vos lar- 
mes... Hélas! vous devenez grande, et une énorme dis- 
tance nous sépare... 

— N'en croyez rien, Joseph ! Ah! je vous en conjure, 
laissez-moi penser que vous êtes comme autrefois, . 
l'époque si douce où vous aimiez votre Jeune sœur, où 
vous le lui disiez souvent, où vous l'appeliez aussi votre 
petite femme... Ai-je oublié cela? Non! non! je men 
souviens toujours ! : 

Joseph pâlit davantage ; ses beaux yeux se fermèrent 
un instant, comme pour revoir un rève caressé plus d'une 
fois. Soudain il tressaillit : 

— Puisque vous le voulez... puisque tu le veux, Ma- 
deleine, je serai moins triste... mais, pour Dieu ! parlons 
d'autre chose... 

Et souriante, câline, adorable, la jeune fille l’interro- 
gea en ces termes : 

— Mon frère Joseph, ne chantes-tu donc plus, dis- 
moi ? Tu sais que je raffole de tes poésies ; elles me pa- 
raissent les sons les plus harmonieux que mon oreille 


LA FONTAINE DU DIABLE. 217 


paisse écouter ici-bas!.. J'apprends la harpe au couvent, 
mais ta lyre idéale me semble bien préférable. Et puis, 
c'est toi qui chantes, entends-tu?... c'est toi, Joseph, 
c'est toi!.. et ta petite sœur n’admire rien comme tes 
vers, parce qu'ils viennent de ton cœur si bon! de ton 
cœur dans lequel je veux une place... parce que, tiens! 
Je ne sais plus que te dire. 

— Madeleine, je chante encore, surtout depuis vos 
vacances. vous êtes mon ange inspirateur !… 

— Voyez-vous cela! Oh! j'en suis bien heureuse!. 
Et qu'ai-je donc inspiré, mon Dieu ? 

— C'est un secret, Madeleine, un secret que je dois 
garder pour moi seul. 

— Voilà! on me regarde toujours comme une petite 
fille. Pourtant, n'ai-je pas quatorze ans passés? je veux 
savoir quel est ce mystère... 

Pour dérouter l'enfant, Joseph lui parla de certaines 
poésies étrangères au sujet principal de ses douces chi- 
mères, et Madeleine se déclara satisfaite. Les confi- 
lences fraternelles allaient bon train, lorsqu'une joyeuse 
voix se fit entendre. | 

— Mère, je pars, dans quelques jours, pour Paris, 
avec madame Diane, et j'entrerai chez maitre Jean 
Goujon. 

Le blondin aperçut Madeleine et Joseph, et leur donna 
une franche accolade, après en avoir fait autant à sa 
mére. 

— Est-il heureux de nous quitter, cet ingrat, dit 
Yvonne. 

— Vois-tu, maman, c'est pour notre bonheur ! Comme 
dit madame Diane, je suis créé pour l'art; depuis bien 

des jours, je le sentais ! il faut que je travaille, que je 
suive ma vocation... c'était écrit, là-haut! mais un jour, 


218 LA FONTAINE DU DIABLE. 


vous viendrez près de moi, avec le père, et nous ne nous 
quitterons plus. 

—. André, raconte-nous ta petite excursion à Etoile, 
dit Madeleine. 

— Mamzelle..…. d'abord il faisait bien beau temps, et 
c'était plaisir que d'entendre les oiseaux babiller dans les 
bois de chênes qui avoisinent le château de Bressac, sur 
le chemin dont les détours conduisent au joli village de 
Lavache. Il vous venait des bouffées d'air pur dans les- 
quelles le thym et le serpolet entraient pour beaucoup. 
Je faisais un peu l’école buisonnière sur un monticule ou 
sur le bord d'un petit sentier, pour admirer le paysage. 

— Poète aussi, murmura Joseph en souriant. 

— Oh! si tu avais été là, mon frère, comme tu aurais 
joui ! Enfin, je me dis pourtant que madame Diane m'at- 
tendait peut-être; je pensai à mes travaux futurs et je 
crus me sentir des ailes. Je volais, je volais à travers la 
distance, lorsque tout à coup, je me trouvai devant le 
castel d'Etoile, 

— Madame Diane, s’il vous plait? 

— A-t-il de la chance, celui-là! Aller droit vers la 
belle duchesse! C'est peut-être que l’on veut en faire un 
page... il est assez gentil après tout!.. Viens donc, blon- 
din, ajouta le valet, sans se douter qu'il me donnait mon 
vrai surnom. 

J'étais un peu troublé à l'idée de me trouver devant la 
grande dame; aussi, je ne sais trop par quels couloirs on 
me fit passer. Mais, Jésus-Dieu! je crus être en paradis, 
lorsqu'on ouvrit la porte du salon dans lequel se trou- 
vait madame Diane. C’est si magnifique ! c'est si beau! 
plus beau encore que chez vous, mademoiselle Madeleine 
Mais le luxe de l'appartement disparut pour moi, lorsque 
je vis l’admirable duchesse. Tout de suite, je tombai à 


LA FONTAINE DU DIABLE. 219 


ses genoux, comme pour l'adorer. Elle se mit à sourire, 
en disant à une dame bien charmante aussi: — Voilà 
mon petit protégé, comment trouvez-vous ses cheveux 
d'or? N'’est-il pas ravissant ? 

— Ettu as bien retenu tout cela, remarqua Yvonne, 
en menaçant, de son doigt maternel, le narrateur in- 
génu. 

— Parce que cela valait mieux que des sottises, ma 
rnère, dit l'enfant; — André le blondin, continua la 
grande dame, ton père consent-il à te voir partir avec 
moi, pour que je te place chez notre célèbre sculpteur ? 

— Si telle est votre bonté, madame, mon père ne s’y 
oppose pas. 

— Âlors, je t'emmène dans huit jours, mais aupara- 
vant nous irons voir la fontaine du Diable. 

Quelle ne fut pas ma joie lorsque madame la duchesse 
me fit admirer ses statues, ses œuvres d'art et qu'elle 
me dit, pour m'encourager : — Mon jeune ami, tu feras 
comme cela ; conserve toujours l'espérance! 

J'étais fou de bonheur, si bien que, dans mes trans- 
ports, je m'écriai, hors de moi : — Oh! oui, madame, je 
Vous le promets! 

— « Anchio son pittor ! » murmura encore Joseph. 

— Bravo, dit Madeleine, viens que je t'embrasse, mon 
frère André. 

— Ah! j'oubliais de vous dire qu'au château d'Etoile, 
On m'a servi une si belle collation, que je n'osais guère 
Y toucher, vous pouvez m'en croire. Mais ce qui m'a 
inquiété beaucoup, c'est lorsque madame Diane m'a glissé 
Cette bourse pleine d'or entre les mains. 

— Non! non! madame, ai-je dit vivement, ma mère 

ne le souffrirait pas. 

— Ecoute, André, je suis comme ta marraine, à pré- 


220 LA FONTAINE DU DIABLE. 


sent, tu es devenu mon filleul, par conséquent, tu dois 
m'obéir. 

Cette somme est moitié pour tes vêtements nouveaux, 
moitié pour acheter une jolie robe à Yvonne et une 
veste à ton père. Porte-leur cela de ma part; dis-leur 
que j'irai, un de ces jours, goûter le lait de leur chèvre, 
avant de visiter la fontaine du Diable. Il n’y avait plus 
moyen de refuser; voilà donc la bourse, ma mère; je 
suis heureux de te l'offrir. 

Le bon Pierre revenait des champs, Madeleine s'é- 
lança vers son père nourricier, mit sa main délicate dans 
la rude main noire du brave homme : — Je vous em- 
brasse enfin, dit-elle, il est si difficile de vous rencontrer, 
mon vaillant travailleur. 

— Vous êtes le sourire de notre chaumière, mamzelle, 
s'écria-t-il avec émotion, et vous aussi, Joseph, mon cher 
fils ! | 

André raconta de nouveau son histoire. On fit mille 
projets d'avenir; on voyait Paris en perspective ; mais 
Pierre déclara qu'il ne quitterait jamais sa maisonnette 
et le Dauphiné, son pays. 

— Vous avez raison, mon père, dit Joseph, rien n'est 
beau en France comme notre province. Vous autres, 
hommes des champs, vous êtes plus près de la nature et 
vous la comprenez mieux; vous avez cet amour si saint 
et si doux pour le sol qui vous a vus naître, cet amour 
que je ressens fortement aussi et que je conserverai 
jusqu'à la mort. 


III 


L’habitation du comte de Faventines, située dans le 
quartier de ce nom, était très-belle et d'apparence anti- 


LA FONTAINE DU DIABLE. 221 


que. La rigide main du temps et le souffle âpre des révo- 
lutions ont passé là, si bien qu'il n'en reste aujourd'hui 
aucun vestige. 

Elle était spacieuse, agréable au coup d'œil et flanquée 
de deux tourelles que des roses trémières décoraient 
d'une façon charmante. Un large perron conduisait à la 
massive porte d'entrée chargée de gros clous de fer, 
come c'était alors l'usage pour les aristocratiques de- 
meures, On pouvait appeler cela le château de Faventi- 
nes, sans encourir le reproche d’exagération. Mais l'en- 
tourage surtout était délicieux. Une allée ombreuse 
Composée de vieux marronniers gigantesques se trouvait 
en face de la maison et un petit bois taillis lui donnait 
Sa fraicheur. Des hautes fenêtres sculptées, les yeux 
avaient l'avantage de se reposer doucement sur le tapis 

de velours vert des prairies les plus magnifiques, bordées 

de roseaux et de frênes. Des peupliers d'Italie secouaient 
leur feuillage päle sous les caresses du ventelet, en se 
üirant dans les eaux claires. 

On avait d'ailleurs pour voisinage ces Beaumes tant 
imées des Valentinois, ces Beaumes dont on était les 
tels seigneurs, et, il faut bien le dire, celle que les 
Ry Sans reconnaissaient surtout pour châtelaine de ces 
leu x favorisés du ciel, c'était l’aimable, la jolie Made- 
kine de Faventines, et non sa raide et maussade belle- 
1ère 
| La comtesse était un de ces types pleins d'arrogance, 
Nfatués d'eux-mêmes, lesquels sont antipathiques au su- 
ème degré. Ses traits avaient une régularité inflexible, 
M tenait du marbre. Son œil gris montrait suffisam- 

rent parses reflets d’acier,une parenté bien sensible avec 

LS Yeux de la race féline. Lorsque sa bouche essayait un 

SSurire, ce sourire faisait mal, tant il était forcé et peu 


99 LA FONTAINE DU DIABLE. 


naturel. Avec cela , une pédanterie bien accusée pour le 
temps, un esprit aussi revêche que sa personne, une ab- 
sence complète de sentiments généreux, et par-dessus 
tout une hauteur qui n admettait que des esclaves au 
dessous d'elle. Aussi, était-elle détestée de toute sa 
maison. 

Malgré son manque d’agréments, elle se croyait une 
créature privilégiée, parce qu'elle était l'héritière de je 
ne sais quel opulent seigneur, qui, en lui donnant une 
dot splendide, lui avait fourni des armes contre l'être 
infortuné dont l'existence était rivée à la sienne. 

Il est vrai que le comte de Faventines savait se déro- 
ber à ces liens cruellement importuns, en voyageant 
presque sans cesse,et en allant visiter, quelquefois, comme 
nous l'avons dit, le spirituel Henri de Béarn, à sa petite 
cour de Navarre, 

— Quel malheur se disait-il, que je sois allé chercher, 
aux confins des Pyrénées, cette irascible femme, pour 
succéder à ma première compagne, si douce, si belle, si 
dévouée, et morte, hélas! avant le temps. 

Il s'attendrissait alors, pensait à sa jeune fille Made- 
leine, mais comme il était fort léger, il voulait s’étour- 
dir, oublier ses chagrins de ménage, oublier tout, même 
l'enfant charmante qui l'eùt consolé, et il repartait pour 
ses longues pérégrinations, dans lesquelles il dépensait 
des sommes folles. 

De son côté, la comtesse n'était point en reste. Sa va- 
nité affichait le plus grand luxe, un équipage royal, un 
train de maison somptueux, un nombreux domestique, 
des fantaisies ridicules, et la sultane se prélassait, trd- 
nait, se pavanait au milieu de ces folies, qui lui parais- 
saient du plus grand air. 

Elle n’aimait rien au monde que ces caprices; pardon, 


LA FONTAINE DU DIABLE. 293 


elle semblait aimer, à force d'adulations, une petite fille 

de neuf ans, aussi mal douée qu'elle, mais qui avait le 

beau privilége à ses yeux de lui devoir le jour. 

Comme la gentille Madeleine faisait, À son insu, re:- 
Sortir, par le contraste, tous les défauts de sa jeure 
Sœur, il s’en suivit que la comtesse ressentit une haine 
invétérée, une affreuse jalousie contre notre ange. Le 
pére voulut protester, mais voyant que la méchanceté de 
sa femme s'augmentait alors, il n'osa plus rien dire, et 
ft comme tout le monde : il trembla 

Ce n'était qu'à la dérobée qu'il embrassait parfois sa 
Première fille, le portrait vivant de celle qu'il n’aurait 
point Oubliée, si l'état de ses finances n'avait exigé un 
second mariage, nn mariage brillant au point de vue de 
la fortune. 

Son audacieuse moitié le savait bien et ne négligait 
fucune occasion de le lui reprocher. Elle menait la mai- 
Son COmme elle l'entendait, c’est-à-dire selon son carac- 
tère fantasque. Lui, la créature passive, obéissait, se cour- 
bait, se taisait, et s'échappait au plus vita de cet enfer 
Maudit. Un chérubin y apparaissait de temps en temps. 
Alors, la comtesse, craignant la comparaison avec sa 
petite Elisabeth, isolait Madeleine, La pauvre enfant ve- 
Rat chercher des consolations auprès de ses bons parents 
NOUrriciers. | 

| I y avait cependant un point sur lequel les époux de 
Faventines étaient admirablement d'accord. C'était l'or- 
Bueil du nom et de la race. Leur écusson était leur dieu, 
tt, pour cette jolie Madeleine qu ils traitaient si froide- 
ment, ils révaient une opulente et magnifique union, cui 
fatterait leur amour-propre en l’éloignant de la demeure 
Paternelle. 


Le monde, qui se laisse prendre au dehors, parce qu'il 


224 LA FONTAINE DU DIABLE. 

n à qu un regard superficiel, croyait naivement, en voyant 
cette existence quasi-princière, que rien n'était plus heu- 
reux que mademoiselle de Faventines, d'autant que cha- 
cun en faisait un touchant éloge. Ah! certes, jamais 
éloge mieux mérité, mais jamais aussi prisme plus trom- 
peur que celui avec lequel on s'imaginait voir dans sa 
jeune vie! 

D'ailleurs, la comtesse, auprès des étrangers, savait 
jouer tous les rôles, et se serait mème fait passer pour 
victime, pour peu qu'on lui eùt aidé dans ce stratagème. 
Mais comme elle n'était nullement sympathique, tout en 
ne soupçonnant pas l'entière vérité, on ne pouvait arri- 
ver à la plaindre. 

Laissons ce portrait aux sombres couleurs, pour reve- 
nir à un sujet plus intéressant. 

Le comte de Faventines, sa femme et leur Elisabeth 
etaient dans les Pyrénées depuis quelques jours. Made- 
leine restait au logis, avec la gouvernante et deux autres 
bonnes qui l’adoraient. Dans ce moment-là, elle se trou- 
vait à travailler dans sa chambrette de jeune fille, nid 
délicieux qui reposait le regard et faisait sourire ! Il était 
bleu tendre, avec de légers rideaux blancs, au travers 
desquels se tamisait notre lumière méridionale. La porte- 
fenêtre gothique, enguirlandée de roses, s'ouvrait sur 
une petite terrasse qui contenait des vases de fleurs, soi- 
gnés par Madeleine avec amour. La plupart ne lui avaient- 
ils pas été offerts par Joseph ? — Une cage, suspendue au 
balcon, gardait prisonnières deux aimables fauvettes, À 
tête noire, dont la voix suave éveillait si doucement 
Madeleine! Encore un don du frère bien-aimé! Aussi 
les préférait-elle à tout le reste de ses petites posses- 
sions. 

Ses richesses naïves consistaient en une mignonne bi- 


LA FONTAINE DU DIABLE. 29b 


bliothèque, véritable objet d'art; en quelques peintures 
assez bien réussies, ayant pour sujets des enfants, des 
paysages et des fleurs. Au milieu de tout cela, le portrait 
de Sa mère, gracieuse et belle comme une madone de Ra- 
phaël , le portrait de sa mère s’épanouissait pour rece- 
voir les témoignages d’une touchante adoration. Puis, à 
ôté, on pouvait voir une simple ébauche, mais bien pré- 
ieuse pour son jeune cœur, l'image de Joseph, sculptée 
àmiracle par les mains novices d'André le blondin! Oh! 
l'univers entier était là pour Madeleine. 

Sur sa petite table, non loin d'un délicat travail de bro- 
drie blanche,se trouvait un manuscrit souvent feuilleté. 
Cétaient les premières poésies de Joseph, les premiers 
thns d’une âme privilégiée. La jeune fille les avait vou- 
les, comme un trésor qu'elle pouvait apprécier, et tout 
de bonheur était de les lire et de les relire. Auprès de 
l'enfant, une belle harpe savait encore parler d'harmonie ; 
pendant que les doigts blancs et fins de mademoiselle de 
F “Véntines erraient sur les cordes frémissantes, son es- 
Pt S’élevait dans un horizon plus vaste ; c'était l'ineffa- 
de Prélude de ce cœur d’or qui faisait battre le cœur 
lun poète. 

Son réve était empreint des plus roses lueurs de l’ado- 
kscence, lorsqu'on frappa à la porte de la chambrette 
beue . 

— Entrez, dit Madeleine. 

— Madame Diane de Poitiers vous attend au salon, 
Mademoiselle, veuillez descendre, 

Madeleine se présenta avec aisance, avec grâce, avec 
Me dignité ingénue devant la duchesse. 

7— Ma belle enfant, je suis enchantée de vous voir! 
| Permettez-moi de vous embrasser, ma gentille fillette; 
® Viens vous chercher pour une petite promenade à la 
| 45 


296 LA FONTAINE DU DIABLE. 


fontaine du Diable; mais auparavant, je veux causer 
avec vous. Vous êtes donc seule ici; ne vous ennuyez-vous 
pas ? 

— Je cherche à me distraire, madame, et j'avoue que 
j'aime la maison où je suis née. 

— N'étes-vous jamais allée à Pau? connaissez-vous 
le roi de Navarre f 

— J'ai vu le magnifique pays dont vous me parlez, 
madame la duchesse, et mes parents m'ont menée une 
fois à la cour de Béarn. 

— Eh bien ! comment trouvez-vous le prince ? 

— Oh! madame je ne m'en suis guère occupée, préfé- 
rant de beaucoup admirer les belles montagnes pyré- 
néennes, la verdure des sapins, les jolies petites filles 
avec leurs capulets, allant, pieds nus, cueillir des fraises, 
s'en rougissant les joues, et me souriant pour montrer 
leurs dents blanches. — Cependant, je dois dire à la 
louange du roi que tous les paysans que j'ai vus m'ont 
fait son éloge, les larmes aux yeux. 

La conversation se prolongea ainsi quelque temps, 
puis les dames se levèrent, pour se mettre en marche 
vers la chaumière d’Yvonne. André était sur la porte. Il 
s’élança à la rencontre des nobles visiteuses. Diane sou- 
rit, le baisa au front, en caressant comme d'habitude, 
ses opulentes boucles blondes. 

— Te voilà, mon jeune artiste, dit-elle ; cela te fait-il 
plaisir de nous voir ? 

— Oh! Madame !... s’écria l'enfant, avec des yeux 
qui rayonnaient de bonheur, ma mère vous attendait tous 
les jours, qu'elle va être heureuse! 

Yvonne parut bientôt avec Pierre; leur accueil fut 
très-empressé, très-convenable et très-simple, c'est-à- 
dire de fort bon goût. La plus jolie vaisselle de leur dres- 


LA FONTAINE DU DIABLE. 227 


soir s'étala sur une nappe d'une extrème blancheur; des 

vases remplis d'un lait savoureux furent servis avec du 
beurre, des compotes, du miel doré et le pain des jours 
de fête. Diane de Poitiers, son amie et Madeleine trouvè- 
rent excellent le repas frugal, qu'un bouquet de fleurs 
magnifiques avait orné fort galamment. 

— Îl nous à manqué un convive, dit André; mon frère 
Joseph n’a pu venir, étant retenu chez M. l'échevin. 

— Ah! c'est vrai, ajouta la duchesse, pourtant je vou- 
drais bien connaître ce charmant poète. 

Comme on se levait de table, notre beau Joseph ar- 
riva. Il y avait dans sa démarche, dans sa tenue, tant de 
distinction, il s'inclina avec tant de douce dignité et de 
courtoisie de bon aloi, sans afféterie aucune , que Diane 
fut frappée de la prestance et de la beauté hors ligne du 
Jeune homme. 

— Monsieur, j'ai entendu parler de vous d’une telle 
façon que je désirais vivement vous voir. 

Joseph s'inclina de nouveau, plus gracieusement en- 
core. 

— On vous dit brillant chanteur et sur votre front cela 
St écrit en caractères ineffaçables. Donc je vous salue 
poète ! Je le fais avec un sincère plaisir; j'adore la poésie 
M nous berce, qui nous fait rêver en adoucissant nos 
‘hagrins; j'aime la belle nature, source de toute poésie, 
ttje reviens joyeuse à Etoile, parce que la campagne, 
entoure mon castel est charmante. Mais, avez-vous 

*l Moins quelqu'un qui vous comprenne comme moi ? 
€S grands yeux bleus étincelants de Joseph s'arrète- 
lent, avec une passion naïve, sur l'adorable visage de 

Madeleine, Diane surprit cet éloquent regard et sourit 

doucement. 


— Voilà donc la muse, dit-elle; elle est parfaitement 


228 LA FOXTAINE DU DIABLE. 


choisie ! C’est bien cela! Et vous aimez aussi les vers, 
ma jolie enfant? j'aurais dû m'en douter. Votre âme 
n'est-elle pas poétique au suprème degré ? Continuez à 
être l'inspiratrice de notre aimable poète. C’est une mis- 
sion véritable, une mission que j eusse enviée, je l'avoue. 
Mais ne melirez-vous point de vos œuvres, monsieur Jo- 
seph ? Votre portefeuille n’en renferme-t-il aucune au- 
jourd'hui? 

— Madame la duchesse est bien bonne. Je n'ai vrai- 
ment là qu'une modeste pièce de vers sur la princesse 
Madeleine de France, fille de François If, morte en 
Ecosse, et morte de regret d'avoir quitté le pays! 

— Ah! montrez-la moi, dit vivement Diane. 

La duchesse la lut avec émotion : — Je la garde dit- 
elle, pour la porter au roi, qui pleure toujours sa fille 
chérie. Pauvre enfant immolée ! elle n’avait pas dit son 
secret d'amour! on la maria à un prince étranger, et 
les brouillards d'Ecosse lui ont glacé le cœur, en prépa- 
rant le linceul de la tombe. 

Mais acheminons-nous vers la fontaine du Diable et 
trève aux tristes pensées. 

C'était aussi l'avis d'André le blondin; il était joyeux 
de pouvoir montrer à sa belle dam», comme il l’appelait 
toujours,les vertes prairies, les ombrages, les ruisseaux, 
qui faisaient un décor champêtre à sa maisonnette blan- 
che. Le long du chemin , il vous avait de ses paroles 
moitié enfantines, moitié sérieuses, qui amenaient un 
sourire sur la bouche fièrement arquée de Diane. 

En marchant près des saules, en cueillant de petites 
fleurs, on arriva devant la fontaine du Diable. On la 
voit encore avec sa source très-forte et d’une limpidité 
inaltérable. Elle coule au pied d’un coteau, sortant d'une 
grotte d'environ trois mètres de hauteur sur deux de 


LA FONTAINE DU DIABLE. 299 


large. Pour la voir, on descend plusieurs marches d’es- 

caliers usées par le temps. La voûte est solidement bâtie: 
elle a dans ses fissures des herbes folâtres, gracieuses 
arabesques que la main de la nature ne néglige pas de 
placer aux endroits les plus sombres, comme pour ré- 
jouir les passants. Car elle est noire, cette grotte, et le 
regard, en y plongeant avec curiosité, ne peut en voir la 
fn. Lorsqu'on est au bas de la source, on y sent une in- 
omparable fraicheur. Le miroir de l’eau, se prolongeant 
au loin en des ruisseaux charmants, laisse apercevoir 
des plantes aquatiques appelées par les paysans : des 
lerlhes ; ils s'en servent comme remèdes. Ces plantes 
sont du plus beau vert d'émeraude et du plus gracieux 
dessin. 

Mais ce que cette fontaine a de particulier, c'est le 
grave et sonore écho de sa grotte profonde. Il semble que 
cest une voix surnaturelle qui vous répond lorsque vous 
l'terrogez. Ce mâle accent mystérieux vous saisit, et 
pendant, vous le demandez encore: — Esprit de l'a- 
bime, Parle-moi!... Qui es-tu? D'où viens-tu ?... Que 
*PaSSe-t-i] là-bas? Pourquoi ton nom à cette source 
u pure ?.., Le sais-tu seulement ?... Oh!….. oh! va-t- 
ten! va-ten |... 

On Ssaya l'écho devant la duchesse, ce fut cet éveillé 
d'André le blondin qui, sans façon, proposa ceci : 

— Que chacun dise bien haut le nom de la personne 
W'il aime le mieux, pour moi, je commence : 

— Madame Diane !... madame Diane!l.… 

.— Oh! l'enfant ! dit la duchesse: pardonnez cette fo- 
lie, ma Chère Yvonne,car vous avez toujours la première 

Place dans son cœur ! 


— À ton tour maintenant, mon frère Joseph, continua 
André. 


230 LA FONTAINE D] DIABLE. 


Mais le jeune homme était trop poète pour lancer à 
tous les vents, à tous les buissons , le nom adoré qu’il 
gardait au fond de son âme, comme un ineffable trésor. 
Il devint pâle et ne répondit pas. 

— Ehbieñ! dit Diane de Poitiers, je vais choisir deux 
noms charmants qui me plaisent beaucoup : 

— Madeleine!... Madeleine! Joseph !!... Joseph !|... 

Vous plaindrez-vous de ce que ces deux noms sont réu- 
nis par moi, dit-elle en souriant ? 

— Oh! non, madame ! — et le frère et la sœur baisè- 
rent la main de la duchesse. 

J'ai oublié de dire qu’il y avait autrefois, à la fontaine 
du Diable, à sa dernière marche d’'escaliers, et attachée 
à une chaine de fer, une écuelle destinée au pauvre qui 
passait là, et qui pouvait se désaltérer sans recourir au 
creux de sa main. Diane y déposa une pièce d'or : 

— Ce sera pour le premier indigent qui voudra boire 
à la source, dit-elle. 

Car Brantôme avait raison d'écrire : 


« Elle était fort débonnaire , charitable et aumô- 
» nière. Il faut que le peuple de France prie Dieu qu’il 
« ne vienne jamais favorite de roi plus mauvaise que 
» celle-là, ni plus malfaisante. » 


Adèle SouCHIER. 


À continuer. 


BIBLIOGRAPHIE. 


ROUSOU, par Marie SÉBRAN. 


(1 vol. in-18 jésus, chez Didier et Ce, 35, quai des Augustins). 


Voici un délicieux petit livre qui nous révéle un écrivain vé- 
fiable que bien des sympathies vont accueillir. 

Quand même l’un et l’autre nous arrivent de Paris, je réclame 
pour eux le droit de cité dans la Revue du Lyonnais, et je vais 
dire les motifs de cette prétention exceptionnelle. 

Mme Marie Sébran , l’aimable auteur de Rousou , a certaine- 
ment toutes les distinctions et toutes les élégances du vrai Paris, 
j'entends celui que nous avons tous aimé et rêvé aux beaux 
jours de notre jeunesse, non ce Paris hurleur, débraillé, incen- 
daire, que la Commune nous a fait hair, mais le Paris brillant 
qui apparaissait à nos aspirations d'autrefois comme le centre 
des belles choses et des grands esprits, celui qu’on appelait sans 
fntradiction la capitale du monde civilisé. 

Mais si l’auteur de Rousou est essentiellement parisienne par 
k tournure élevée de son esprit et le rare mérite de son style 
naturel à Ja fois et plein d'art, on goûte, en lisant son œuvre, 
jne Sais quoi de salubre , de serein et de calme, une sorte de 
eur champêtre qui dénote une origine provinciale dont au 
reste On ne se cache point. 

Nous savons de plus que, soit modestie de femme, soit igno- 
"anCe de son beau talent, celle qui se cache sous le pseudonyme 
1e Marie Sébran n'aurait jamais affronté les honneurs de la pu- 
blicité gang les encouragements, nous devrions dire sans les 
“XCitations d'un ami qui se fait gloire d'être Lyonnais. 

À ce double titre, Rousou est du domaine de notre Revue. 

Mais qu'est-ce que Rousou, je vous prie? 

Je ne saurais mieux répondre à cette question qu’en citant 
xtuellement l’avant-propos de l’auteur : 

* Ce n’est ni un ro:nan ni un récit fantaisiste , c’est l’histoire 

"OÙ plutôt la vie réelle d’une de ces femmes des champs qui ont 

“Pris à la nature où elles vivent sa suave poésie , sa grandeur 


232 BIBLIOGRAPHIE. 


« sauvage et qui, sans s'en douter, sont tout simplement su- 
« blimes. 

« Une partie de sa vie se passa près de la mienne : encore 
« enfants toutes deux, nos âmes se mélèrent daus un granä acte 
« religieux. Cette union , cimentée devant Dieu, entre la petite 
« paysanne et l'enfant plus élevée selon le monde, ne fut jamais 
« brisée. 

« Quand, mariée, je m'éloignai du pays, et que, plus tard 
« encore, les événements et les malheurs m'eurent séparée à 
« tout jamais de ce cher coin de terre où Je laissais une partie 
« de mon cœur, comme l'hirondelle qui revient une fois au 
« moins au nid natal, je m’échappai une fois aussi vers la de- 
« meure maternelle, et près de là, toujours où je l'avais laissée, 
« je retrouvai cette sœur d'un jour. 

« Aujourd'hui il me semble bon de retracer simplement sa 
« triste histoire, et de faire revivre, autant qu'il est en moi, cette 
« douce et mélancolique et charmante image qui flotte toujours 
« au milieu des mirages ou des rêves disparus de ma jeunesse, 
« comme un de 8es plus frais et de ses plus pénétrants souve- 
« nirs. » 

Vous avez, en ces quelques lignes, l’avant-goût et comme le 
spécimen de tout le livre ; la forme en est charmante, et le fonds, 
sans aventures et sans artifice, saisit et émeut comme tout ce 
qui est simple, c'est-à-dire vrai. 

Si vous avez le goût délicat, ouvrez Rousoul; vous en achève- 
rez sûrement la lecture, et vous verrez que rien n’y dément ce 
gracieux préambule. 

Aimez-vous la nature? Marie Sébran la sent avec l’âme d'un 
poète et elle la rend avec un merveilleux pinceau , non-seule- 
ment dans ses harmonies générales, mais dans ses nuances les 
plus délicates et les plus variées. Le murmure des bois, le ga- 
zouillement des oiseaux, le tintement de l’Angelus. la goutte 
brillante de rosée, le brin de mousse que le pied foule, la petite 
fleur qui se cache sous l'herbe, tout vit et tout charme dans le 
cher coin de terre où se déroule la touchante histoire de 
Rousou. 


BIBLIOGRAPHIE. 933 


L'étude du cœur humain vous attire-t-elle? Vous trouverez 
dans ces ravissantes pages une grande finesse d'observations, 
des caractères tracés de main de maitre, de la passion vraie et 
profunde, des dévouements qui s’ignorent , des natures de pay- 
Sans Contenues et fortes, des éclats de conscience qui saisissent, 
comme l’indignation de ce vieux pere que la trahi:on de son fils 

frappe d’un coup mortel. « Je n'avais qu'un fils, dit-il d'une voix 
sourde, je n'en ai plus. » 

Etes-vous enfin de ces esprits religicux et graves qui chcr- 
chent en toute œuvre littéraire un résultat supérieur, un souffle 
moral qui inspire et élève les àmes ? Vous vous convaincrez bien 
"ile que l'impression générale de Acusou est non-seulement 
charmante, mais saine conune la nature, et religieuse comme 
h résignation et l'esprit de sacrifice. 

Et toutefois Rousou n’est ni un livre de religion ni une thèse 
de Morale; c'est un récit véridique et attrayant, sans prétention de 
P'oSélytisme, mais qu'on ne lit pas sans désirer d’être meilleur. 

se peut même qu'en le lisant vous notiez en souriant tel 
hbleau ou telle image dont la femme aimable qui l’a écrit aurait 
Pu faire, pensez-vous, le sacrifice ; mais fussiez-vous sévère 
mme un casuiste, ou dévot comme saint François de Sales, 
ilest impossible que vous ne soyez pas frappé de tout ce qui se 
gage de pur, de noble et de vraiment religieux de cette émou- 
‘ante histoire de Rousou. 

La douceur pieuse de cette fille des champs , sa résignation 
héroïque, son sublime dévouement, les modestes et fortes ver- 
us de sa famille, les égarements mème du fiancé qui l'a trahie, 
à mort saisissante, tout élève l'âme et raffermit la conscience, 
dans cette œuvre vraiment remarquable, comme tout y charme 
l'imagination et le cœur. A. G. 


PETITS VERS PHILOSOPHIQUES, par M. Léonce MAZUYER 
1871 (1). 
En présence des terribles menaces de la sauvagerie socialiste 
€ des ridicules impatiences conservalrices , ces deux extrèmes 


(1)Les mots écrits en lettres italiques indiquent les titres des diverses pièces + 


234 BIBLIOGRAPHIE. 


de la société actuelle, on est vraiment heureux de rencontrer le 
bon sens sur son chemin et de pouvoir causer un instant avec 
lui. L'auteur des Petits vers philosophiques débute par le quatrain 


suivant : 
Comme un passant qui sur la route 
Siffle en marchant quelque refrain, 
Parfois je fredonne un quatrain 
Sans (rop savoir si l'on m'ecoutc. 


Quant à moi, j'écoute ce passant avec plaisir et je le suis dans 
sa marche. Il a commence sa route avant la venue de la Républi- 
que, et son sifflet attaque le gandin, le singe qui prétend être 
le père de l’homme, Les tribuns et les conquérants; il met ensuite 
en scènc un carme défroqué dont on a beaucoup parlé, et enfin 
le voilà qui flétrit, à ma grande satisfaction, /a statue donton a 
fait un si enorme abus pendant le règne impérial : 


C'est un étrange orgueil que celui qui peut croire 
Qu'on se fait un grand nom avec un grand tombeau. 
Le monument d’un mort n'embellit sa mémoire 

Que si ce mort a fait quelque chose de beau. 


Helas ! rien n’est plus vrai, et si je passais en revue les statues 
que nous avons vues s'élever de nos jours,j'aurais un fameux su- 
jet de satire. L'équilibre qui prouve que 

Le bien entre le trop et le trop peu se treuve, 


ainsi que le dit un vieux poète français, repose sur une grande 
vérité, et je ne saurais trop prècher la modération à tous les 
partis conservateurs. Je ferai remarquer que cette pièce date de 
1369 ct donne des conseils aux excentricites impériales du der- 
nier Tarquin. 

À son tour, le démagogue recoit un coup de fouct quand il de- 
vient prétendant au fauteuil de sénateur. Hélas ! nous avons vu 
plus d’un exemple de ce genre parmi les grands personnages de 
l'empire, et probablement nous serons encore témoins d’un sem- 
b'able scandale. Ces importants personnages, flatteurs à outrance, 
se moquaient de la bonne foi des traités, et poussaient le maître 
à déclarer la gucrre : | 


* 


Et je soutiens que ces armées, 
Dont la mort va rompre les rangs, 


BIBLIOGRAPHIE. 935 


Ne se seraient jamais formées 
Si les ‘’ois avaient éte francs. 
(Juin 1870). 


Nous voici arrivés à la déclaration de guerre : 


Maudit soit ce dix-neuf juillet 
Où la guerre fut déelarée 

De la Seine jusqu'à la Sprée. 
Pour un assez maigre sujel. 


Bientôt nous éprouvons un premier échec, malgré la bravoure 
de nos malheureux soldats : 


Ils ont chargé, joyeux et braves, 
Mais ils étaient nn contre trois. 

Les Allemands prudents et graves 
S'étaicnt cachés dans les grands bois. 


Ensuite vient le deuxième échec (Sedan), conséquence de la 
stupide imprévoyance de notre empereur : 


Va ! tu seras maudit au ciel ct sur la terre, 
Maudit à tout jamais des vivants et des morts, 
Toi qui fis pour toi seul cette terrible guerre, 
Qui pourtant l’a laissé debout ct sans remords. 


Malgré tous nos malheurs, nous ne devons pas perdre l’espé- 
eo et la Providence du roi de Prusse pourra bien avant peu 
aire éclater sa justice : 


Quand un peuple devient fléau, 
On voit bien vite son drapeau 
Passer de la gloire à la honte. 

Qui va trop loin est ramené, 

Qui trop condamne est condamne. 
La justice a toujours son compte. 


M. Mazuyer traite de la guerre à outrance ; il nous conduit à 
Paris, après le premier siége et pendant le second, et nous signale 
les hordes de brigands arrivées au sein de la capitale : 


Que veulent-ils enfin ces vautours et ces loups, 
Dont plusieurs sont venus desiforêts étrangères 


236 BIBLIOGRAPHIE. 


Exercer dans Paris le métier de filous, 
Et celui d'assassins qu’ils exploitaient naguëre ? 


Après le second siège, nous nous trouvons dans la confusion, et 
l’auteur s’écrie : 
Ceci me fait songer au mauvais cas 
Où nous ont mis le napolconisme, 
La jactance avec les avocats 


Et le pétrole avec le communisme. 


Il s'adresse alors aux communistes et leur fiit cette prédiction : 


Je vous predis ceci, messieurs du communisme : 
Si le niveau brutal devait passer partout 

Sur la philosophie et le christianisme, 

Priape est le seul dicu qui resterait debout. 


Je ne donnerai aucune explication sur Priape, dieu de la jouis- 
sance matérielle, et je lis les vers sur l’histoire moderne, dans 
lesquels le poète met sous les yeux du lecteur des scènes qui ne 
permettent plus de croire au règne du progrès. 

Je termine mon compte-rend à par la citation d'un quatrain 
qui me parait saisissant d'actualité et que j’emprunte à une pièce 
intitulée : Regrets (p. 39) : 

Un peuple sage se contente 

De relicr le neuf au vieux, 

Au moyen des picrres d'attente 
Que lui laisserent ses aïeux. 


Je recommande cette réflexion à mes contemporains, et je dé- 
sire qu’ils comprenne it que rien n'est f:cile comme la démoli - 
üon ; mais quaud il ne reste plus dans Je bâtiment démoli au- 
cune pierre d'attente, aucune fondation, la reconstruction devient 
très-pénible, et souvent même impossible. 


Paul SAINT-OLIVE. 


NÉCROLOGIE 


LE pocTEUR DESCURET 


Le docteur Descuret est décfdé à Châtilion d'Azergues (Rhône), 
le 27 novembre 1871, dans la 77° année de son âge. 

Aucun journal de notre vilie ne semble avoir eu connaissonec 
dé la mort de cet honne, anssi distingné par le caractère que 
par le talent, et qu'un torg séjour dans nos pays avait fait, en 
quelque sorte, notre compatriote. Mais la fievue du Lyonnais qui 
salliche <urtout aux événement. et aux hormes dont l’histoire 
&irdera le souven:r, devait un juste hoinm ge à la mémoire du 
docteur Deseuret. 

Jeau- Baptiste-Félix Descuret naquit à Chèson-sur-Saône , le 
4 juin 4795. Elève de l'école de medecine de Par's, il fut recu 
docteur, en 1818, avec une thèse latine fort remarquée et ayant 
pour titre : Dissertalio medica de stuilii commodis vel incommo- 
dis, Vers La mème époque, il obtint aussi le grade de docteur ès- 
lettres. 

Pendant les trente années qu'il consacra à l'exercice de sa pro- 
‘SSIOn, le docteur Descuret se dislingua non seulement par l'é- 
lendue de ses connaissances en médecine, mais encore par sa 
énfaisance envers les malheureux. Les soins qu’il donna aux 
hoiériques, en 1832, et son dévouement pour les pauvies sc- 
OUTUS par le bureau de bienfisance du 12e arrondissement, dont 
Il fut, pendant plusieurs annees, le médecin, lui méritérent le 
Utre de chevalier de la Légion d'Honneur, en 1845. 

. + Annce suivante, le docteur Deseuret venait habiter Châtillon 
d Azergues. A peine avait-il fixé son séjour d ns ce village, qu'il 
Vivement ému par l'état de délañrement où se trouvait a'ors 
ir Chapelle du vieux château des sires d'Oisgt. Aussitôt il usa de 
Out son crélit pour sauver, d'une destruction imminente, ce 
morceau remarqu ble de l'architecture romane Cu x1e siéele, et 
CE fut ainsi que, dés l'année 4K47 , une déeision ministériclie 
FASSait cet édilice au nom’ re des monuments historiques. 

ESOrmai: la conservation du monument, restauré aujour#hui, 


SU assuré Mais, cn mourant, le “ocleur Descuret a voulu eom- 
: Cter une œuvre à laquelle it avait pris une si grande part; son 
Cst 


ent renferme un legs d'une rente perpétuelle de 300 francs 
à lectée aux frais d'entretien et d’orn men‘ation de la chapelle 
de Châtillon d’'Azerg es. 
ne “octeur De:curel est mort avec les sentinents de foi vive et 
Cre qu'il avait manilestés Raufement dans tout le cours de sa 
eus carrière. 
€S loisirs de sa vicent.êre furent consacrés à la cultu'e des 
CS, Indépendamment cu Cornelius Nepos de la collection 
ire, dont il fut l'éditeur, en 1821, il a publie : 
le ° La médecine des passions, ou Les passions considérées dans 
UT8 rapports avec les maladies, les lois et la religion (Paris , 


238 CHRONIQUE LOCALE. 


in-R, 4841). — Cet ouvrage, réédité en 1#%43, révèle chez son 
auteur une grande érudition, en même temps qu'une profonde 
connaissance du cœur humain ; 

20 Théorie morale du goût (1847).— Ce livre, trop peu connu, 
renferme à la fois un traité de littérature et un cours d’esthetique; 

30 Les merveilles du corps humain (1856), servant d’introduc- 
tion aux deux ouvrages précédents. 

Le docteur Descuret laisse aussi en portefeuille plusieurs ou- 
vrages enlièrement terminés, dont le titre seul nous révèle l'in- 
térêt : 

4° Les médecins moralistes ; 

20 l'Esprit de la grammaire, et 3° ses mémoires :ous ce titre : 
Mémoires d’un vieux médecin. 

A. VACHEZ. 


ne, a, em 


CHRONIQUE LOCALE 


Si cela n'était pas arrivé, nous aurions clé bien surpris, nous étions si 
bien préparés. 
© Voilà nombre d'années que nous glissions sur cette pente ; un peu plus 
ou un peu moins, nous prenions tous part à la dégringolade ; il fallait bien 
un jour arriver au fond du précipice. 

Nous y voilà. 
Regardons-nous. 

— N'étes-vous pas un peu fou, Monsicur ? 

-— N'avez-vous pas un petit grain, Madame ? 

— Nous l'avons bien cherche. 

— Nous l'avons bien mérite. 

Dès le collége, nous rêvions révoltes et révolutions, nous commencions 
par nos pions ct nos préfets, qu’en leur qualité d'autorité supérieure nous 
méprisions souveraincment ct à qui nous obéissions le moins possible. 

À peine sortis de l'école, nous avons poil au Geuvernement les senti- 
monts que nous avions pour nos professeurs. Ah ! le sergent de ville! ah 
le gendarme ! fi donc ! quelle horreur ! 

Et le préfet, et le ministre. Dites donc. ils sont jolis ceux-là! — Et puis 
au lieu de se créer sérieusement une carrière, on révail éemeutce en fu- 
mant sa pipe dans uu bouge et en buvant l’absinthe, cette liqueur si 
chère à la jeunesse d'aujourd'hui. 

On ne feuilletait plus de gros livres strieux, mais on se délassait en lisant 
Rocambole. 

Tel qui ne croit pas à Barhe-bleue et au Petit-Poucet, s'éprenait pour le 
courage ct l'audace de ces hommes, qui, afliliés aux tuggs ou aux fénians,. 
disposaient de trésors immenses, habitaient des souterrains aux mille cir- 
cuits, prenaicnt d'incroyables déguisements, puuissaient le crime, ven- 
geaient l'innocence, pourfendaient les escadrons, dominaient les éléments 
et surtout lenaïent en échec tous les pouvoirs. 

Les pouvoirs étaient la bèle noire de tout le monde, les pouvoirs réguliers 
s'entend, car pour tout ce qui ctait occulte ct sccret,on y prètait velonticrs 
les mains. 

Alors les esprits se sont exaltés, les caractères se sont aigris. On n'est plus 
resté chez soi, on a eu bescin de surexcitations, de luttes et de contradic- 
tions, de veilles, de voyages, de plaisirs bruyants,de jeu,de musique cuivrée, 
de vaudevilles épicés ; on a négligé le travail, les fortunes se sont ébranlées, 


CHRONIQUE LOCALE. 239 


et on a demande à la politique, à l’association secrète, à tous les moyens les 

plus exccntriques le pain de chaque jour, ou les places, les honneurs que 

le mérite seul n'eût pas accoi dés, la fortune qu’une vie humble et laborieues 
eùt seule donnée. 

Puis, le monde lancé dans cette voic, on s'est trouvé en présence des 
Prussiens d'un côté, de la Commune de l’autre L'Internationale a surgi 
armée de pied en cap et la térieui a saisi tous les esprits. 

Quand l'industriel a ru des commardes, la grève est arrivec,mais le plus 
souvent la grève ctait inutile, le travail lui-méme ne venait pas. Et on s’est 
demande : Où ailons nous ! où sommes -nous ! Et on a vu la patrie humi- 
liée, le fantôme de la dette et de la banqueroute grandissant ; la socicté en 

pleine décadence, la famille désunie, cet le froid au fo“er. 

Et alors la folie a exercé ses ravages : on a battu la campagne, ct tous les 
cerveaux ont semblé creux ou félés. Voilà ou nous en sommes pour le 
moincnt, 

Celadurera-t-il longtemps ? cela même aura-t-il une fin ? nous l’ignorons. 

La corruption étant partout. les barbares prendront-ïils Rome? les 
musulmans Byzance? En attendant, les inaisons de santé se remplissent et 
les médecins aliénistes n'ont jamais été si occupés ; serait-il vrai que Jupiter 
frappe de démence ceux qu'il veut perdre? nous voilà bien ! 

À côté des fisures pâties, inquiètes, amaigries qui courent lesrues, voyez 
dans les gravures de l'Encyclopédie, les figures calmes, honnètes, reposées 

es ouvricrs d'autrefois. Qi.cl contraste ! Comme tous ces travailleurs, 
MaçCons, charpentiers, poticrs. ces vendeurs, ces acheteurs, ces petits bour- 
BeOis, ces petitstratiquauts, ces ménagères, ces servantes, ont l'air paisible 
SUr d'eux mêmes, contents de leur sort, peu inquiets de l'avenir. 

C’est à se demaniler: Qu'avons-nous gagné? Ou plutôt: que n’avons-nous 
P2aS perdu ? 

Et voilà que Lyon se prépare à une Exnosition universelle, internationale 
‘omme on dit ; nous verrons les étofles, les meubles, les machines, chef- 
® œuüvre de nos producteurs d'aujourd'hui. Etes-vous bien sür que nous 

eMportions en adresse, cn gsüt, en intel'igrnce, sur les ouvriers, les 
Producteurs du siècle passé? Hélas ! nous eu doutons. Il en sera de la 
vain d'œuvre comme des produits d- la pensée. Nous nous moquons du 

O1-Soleil, mais je ne vois autour du président de notre République ai 

6SSuet, ni Turenne, ni Poussin, ni Mansart, ni Luili, ni Molhére et notre 
“Tand-Opéra de soixante millions, moins beau que Versailles, servira peul- 
ttre à représenter le Canurds à deux becs. 

Pn n'a pas encore joué le Roi Carotte, à Lyon, mais le Trône d'Ecosse à 
tenu assez longtemps l'afliche, que voulez-vous ? il faut bien servir ce qu'on 
el surtout ce qui amuse le bon pubiie. 

EnGn nous sommes sortis du provisoire, en fait de Théâtre, s'entend. 
M. Danguin, qui dans un temps si diflicile, a su maintenir nos deux scènes 
Ouvertes, celà peu pres fréquentées a obtenu ,a près des péripétics orageuses 
une prolongation d'an an,c'était justice, gar netre chèr Directeur avait vidé 
Sa cuisse à jouer uetant un publie distrait, Nous craiynons meme qu'un an 
ne Soit nn terme bien court pour organiser une troupe, monter des pièces 
€ ramener les billets de banque dans sa enisse anémiée. 

.— L'Expesiion de La Société des amis des arts s'est close le 17. La 

Société a fait de nembreux achats, curtout parmi ks petites toiies représen- 
lant de petits sujets pour orner nos petits salons Que ferait-on en effet 

une scène du Déluge, si un peintre avait l'audace d'aborder un pareil 
Sujet. 

. Malgré le choix déplorabie du local, la vente du eabinet Thierriat n'a pos 

€t€ sans acheteurs; certains objets ont été bien vendus,d'autres ont etc livres 


240 CHRONIQUE LOCALE. 


à un incroyable bon marché ; en somme, la societe lyonnaise n'a pasété 
indifférente à la dispersion de ces œuvres d'art, réunies avec goût et en 
tente du beau. 

La vente d'une autre galerie, cclle du docteur Gilibert. une des plus 
belles de notre ville,a eu aussile privilége d'émouvoir les amateurs. Un 
livret fort bien fait par M. Odicr, a vivement intéressé par la quantité de 
noms illustres dont étaient sisnésles tableaux. La vente a eu lieu au protit 
de l'école de la Martinière, à qui M. Gilibert a légué sa fartune dans 
l'intention d'augmenter le nombre des pensionnaires du céltbre major 
Martin. 

La ville a, dit-on, acquis, dans la veute Gilibert, un Saint-Jérôme 
de l'Ecole de Lucas de Leide, payé é 850 fiancs ct un Paysage attribue 
au Poussin, payé 3600. Voilà ce qu'en dit le livret: 

— Une cavalcade de bienfaisance pour la livération du territoire aura licu 
les 49 ct 20 mai prochain. Tout fait présager une fêle grandiose qui scra 
d'autant plus lucralive qu’elle suivra de près l'ouverture de l'Exposition et 
qu'elle aura pour spectateurs les nombreux visileurs qui afilucront en ce 
moment. 

— Le, la Société d'Education a tenu sa séance publique annuelle au 
Palais des arts. M, Ducuriyl, président, a fait un rapport sur les travaux 
des deux dernières années, et M. Doucet un compte-rendu des cinquante 
mémoires envoyées à la Socicté sur ce sujet mis au concours : « Qurls 
sont les moyens de donner de la dignité et de la fermeté au carartere. » 

C'est M. l'abbé Ginou qui a été l'heureux lauréat de cette année. M. le 
général Bourbaki assistait à cette cérémonie qui avait atliié unc foule 
aussi nombreuse que bienveillante. La sympathie était parto:t. 

— Le dimanche 10, les vastes galeries de l'Exposition universelle ont 
été ouvertes au public. Une foule sympathique ct curieuse a, touic la 
journée, admiré ces voûtes légères, ces arceaux aériens, ct cireulé dans ee 
bâtiment de 1500 mètres de longueur, dont les aménagements s’achévent 
avec rapidité, etqu, grüce à l'héroïque activité de la Direction, sera malsré 
tous les obstacles et malgré toutes les inerédulités, livré en temps promis 
aux Cxposants ctaux visiteurs, 

— C'est mereredi 20, que la candélabre du refuge de Bellecour a tté 
allumé pour la premiére fois. 

— Les Souseriptions pour la libération du pays ont donné lieu à des actes 
de générosité qui énorgucillisseut et donnent espoir. Parmi les amis de ! 
Revue nous pouvons citer M. Cbherbonquei-Padoit, maire de Saïnt Galhinier 
qui a donné 2000 franes et M. Paul Vidart, propriétaire de l'établissement 
hydrothérapique de, ivonne qui a souscrit pour 6500, {L y a encore des 
ciloyens en France. 

— Un de nos plus charmants ccrivains dauphinois, Mme Louise Drevet, si 
connue par ses Nouvelles et légendes dauplhinoises, fait paraitre en ce moment 
le ive volume de ers altravants récils. Font respire un profond amour du 
sol natal dans ces pages où l'histoire du Dauphiné est habilement mise à 
contribution, ct, ce qui révèle autant de cœur que de talent, l'auteur con - 
sacre la vente entière de ce tome ive à Ja souscriplion nationale. Taleut 
et pairiolisme feront le succts de ce volume que Lyon voudra connaitre. 
Le Dauphiné séduit le Louriste pour le moins autant que l'Ecosse, et l'his- 
toire de ses profondes vallées, les chroniques de ses montagnes valent bien 
à notre avis, les iésendes merveilleuses recueillies au foyer des Hislanders. 
Allons, chers lecteurs, les abeilles ont cucilli 12 miel, aux gourmets à le 
savourer, A. V.: 


Lyon, np. d'Arié VINGTRINIER ,directeur-gérant. 


dur tit: CLEO EE TROT PENTIER TENTE 


33h 


POÉSIE 


LES NUAGES DU DAUPHINÉ ‘1 


Le ciel a des splendeurs aux coteaux de Tibur : 

Le mien, plus gracieux, a de jolis nuages, 

Chevelus, arrondis, et d’un blanc mat et pur, 

Qui, — tels que les agneaux en nos frais päturages, — 
Semblent se jouer dans l’azur. 


Certe, 1l est somptueux, le ciel de l'Italie; 
Toutefois, m'unirai-je à cet immense chœur, 
Qui chante ses beautés, — qui partout les publie : 
Llles parlent aux yeux, — parlent-elles au cœur, 
Comme mon doux ciel qu'on oublie...’ 


Le ciel de mon pays, sans doute est moins ardent, 

Mais, gracieux à l'œil, et gracieux à l'âme, — 

Il a Le calme aspect du paisible Occident, 

Et du ragcux Vésuve il ne craint point la flamme, 
Ni le dangereux accident. 


1) Souvenir triste et doux, nous avions reçu de notre chere collaboratrice se 

Rinoise, quelques jours avant sa mort, plusieurs poésies sur le Dauphiné. Nous 

8 Offrirons au fur et à mesure À nos lecteurs, certain de icire plaisir aux nombreux 
2Mis de ce talent si patriotique et si pur. A. V. 


46 


242 POÉSIE. 


Lorsque, tel que la mer, mon doux ciel se moutonne, 
Ou que la blanche nue, aux larges franges d’or, 
Balance dans l’éther sa splendide couronne, 
D'en haut descend la vie, et l’éclat du Thabor 

Remplit l'espace et le fleuronne. 


Le soir, quand Apollon va saluer Thétys, 

I] laisse à la nuée un riche flot de pourpre; 

De festons éclatants, que répand Osiris, 

Le front neigeux de l’Alpe avec orgueil s'empourpre, 
. Arborant les couleurs d’Iris. 


Quelquelois, dans le ciel, l'œil, suivant le nuage, 

À cru voir d’un château les tours et les remparts, 

Des troupeaux cheminant, — un gracieux rivage, 

Ou des soldats vaincus, fuyant de toutes parts, 
Comme l'oiseau devant l'orage. 


Et le vent, dispersant ces tableaux si divers. 

Amenant, dans son vol, de nouvelles images, 

Des choses que l'on voit, en ce bas univers, — 

Sottes, pour la plupart, ct quelques-unes sages. 
C'est la médaille et le revers... 


Il 


Il m'en souvient, — mon cœuren garde la mémoire, — 

Deux amis, — par le temps, et l’un et l’autre atteints, 

Me montraient la nuée, exquissant une histoire : 

Puis, s’en allant, rapide, aux horizons lointains, 
Peindre encor l’image illusoire. 


C:s deux amis, c'étaient deux époux des vieux jours, 

Ils s’aimaient comme au temps du récent mariage... 

La dame, gracieuse et charmante toujours, 

Avait encore alors son élégant corsage, * 
Sous l'ample robe en gros-de-Tours. 


POÉSIE. 243 


Le tricorne gentil, dont se coiffaient nos pères, 
De l'époux abritait les nobles cheveux blancs. 
Boucles aux tins souliers, — houcles aux jarretières ; —- 
Habit à la Française étalé sur ses flancs 
Œiül bleu si doux, sous ses paupières | 


« Le siècle avait deux ans » lorsque nos vieux amis 

De mes parents aimés amusaient la fillette, 

Donnant vie aux vapeurs, — éphémères semis, 

De la plaine éthérée, — et d’une historiette, 
Egayaient ses regards ravis. 


Oui, certe! il m'en souvient, — j'en ai douce mémoire. 
Qu'il m'est bon quelquefois de revoir mon histoire ! 


II] 


Mais où donc suis-je allée, en mon vieux souvenir ? 
De mon ciel dauphinois je disais les nuages, 
Doux cirrus; — cumulus ; — parlant de l'avenir, 
Et mandant jusqu’à nous les gracieux présages 
Des biens dont Dieu veut nous bénir. 


> 


D'aucuns me railleront, me trouvant fort peu sage ; 

Il diront que nos cieux, sombres ct menaçants, 

Nous apportent aussi l’impitoyable orage, 

Qui sévit furieux, et nous laisse impuissants 
Contre son implacable rage. | 


Oui, certes! j'en conviens, — quelquefois à nos yeux, 
Apparait la nuée, ignée et ténébreuse, 
L'éclair trace sa voie, et la foudre en ses Jeux 
Gronde, se roule, éclate, — et tombe furicuse, 
Sur les plus étranges milieux. 


Mais Dieu sait ce qu’il fait quand il mande l'orage, 
Qui chasse de nos vals les miasmes impurs; 


244 POÉSIE. 


Qui fait le ciel plus bleu, — plus charmant le nuage, — 
Plus chauds les rayons d’or,—les jours sereins plus sûrs. 
Et rend au cœur tout son courage. 


IV 


De l’antique Ausonie admirez le beau ciel, 

Sa coupole d'airain à l'aspect grandiose ; 

Je lui préfère, moi, l’azur plus fraternel 

Du voile que, sur nous, la main de Dieu dispose. 
En son amour si paternel! 


Le dôme est somptueux qui plane en Parthénope, 

Mais charmante est la nue, au nacré rose et doux, 

Ce gracieux péplum dont l’Ange s'enveloppe, 

Quand il quitte le ciel, pour descendre vers nous, 
Plus rapide que l’antilope. 


Oui, « la Patrie est chère à tout cœur bien placé... ! « 

Moi j'aime mon pays, — son ciel, — ses doux nuages. 

Ce sont là, — je le sais, — amours du temps passé. 

Soit! — Je suis toute vieille et femme des vieux âges. 
Ne vous l'ai-je pas confessé ? 


Or, — vous savez cela, — toujours les vieilles femmes 

Aiment longtemps et bien ce qu’elles ont aimé. 

Si l'amour du pays s'éteint dans quelques âmes, 

De ma Province encor mon cœur est tout charmé, 
Bravant et sourires et blîmes 


l'ne DAUPAINOISE. 


LES BEAUX-ARTS À LYON 


(Suile) * 


CHAPITRE IV. 
DIX-HUITIÈME SIÈCLE, 


Aperçu général — Role de l'Académie de Lyon. — Architecture rclisieuse : Saint-Just, 
les Chartreux, Saint-Polycarpe. — Architecture civile : entrée de l'Hôtel-Dieu, fa- 
Cade de l’Hôtel-Dicu sur le Khône, loge du Change, la Théätre, réparation de la fa- 
fade de |'Hôtel-de-Ville, érection d'une statue sur la place Louis le Graud, grandes 
et bellos maisous, de la Mouce, Soufllot, Perret, Roux, Bugnet, Morel, Boulard, 
Delorme, Perrache, Morand, Loyer, Rondelet. — Améliorations ct agrandissaments 
de la ville — Sculpture : Nicolas Couslou, Guillaume Coustou, Thierry, Lamoureux, 
Perracue père, Chabry fils. — Peintare : Trémolière, Sarrabat, Pillement, Nonuotte, 
Cogelt. — Les dessinateurs de fabrique : Revel, Douait, De la Salle, Picard, Bour- 
nes, Dechazelle, Bony. — Gravure : Pierre Drevet fils, Claude Drevet, Laurent Cars, 
des Rochers, Mauglard, Parizet, Daudet, Boily, Mermaud, Seraucourt, Poily, de 
Boissieu. — Résumé. 


La classification des faits par siècles offre de grands 
AVantages pour l’histoire en général ; elle est défectueuse 
Tan ji il s'agit des arts. Ainsi l’an 1701 ne détermine pas 
Une modification dans les tendances des beaux-arts, et le 
dix-huitième siècle n’a un caractère original qu'à dater 
du règne de Louis XV. II eût donc été logique de prolon- 
&er l’histoire des arts au dix-septième siècle jusqu’à la fin 
du règne de Louis XIV. Mais, à ne prendre que les ten- 
dances de l'art au dix-huitième siècle, à Lyon, nous 
Aürions un tableau bien incolore : ne regrettons pas 
Au'une division chronologique, malencontreuse logique- 


246 LFS BEAUX=ARTS A LYON. 


ment parlant, nous laisse quelques reflets du style acadé- 
mique que nous venons de voir dans tout son éclat. 

De là une subdivision de l'histoire artistique du dix- 
huitième siècle en trois parties. Dans la première, l’in- 
fluence du dix-septième siècle se soutient, et, si déjà une 
décadence apparaît, l'élan donné sous lerèæne de Louis XIV 
aux beaux-arts se sent encore : nous avons à nommer les 
Coustou, Lamoureux, Trémolière, Drevet. 

Dans la seconde partie du dix-huitième siècle, un 
changement complet dans les mœurs amène un change- 
ment dans les beaux-arts. Il semble que les artistes sont 
heureux de ne plus avoir le joug d'un maître tel que 
Lebrun ou Mignard, et de s’abandonner à tous les caprices 
de leur fantasque imagination : ils se rient de toutes les 
règles et de tous les principes. La forme devient molle et 
maniérée ; une grâce affectée succède à l’ampleur et à la 
gravité du style académique; une ornementation tour- 
mentée et mesquine remplace la simplicité des lignes ; le 
sensualisme domine la société et les arts, non pas le spiri- 
tuel sensualisme du seizième siècle s'inspirant de l’anti- 
quité mais un sensualisme réaliste qui se plait dans le 
faux et le bizarre. 

Sous le règne de Louis XVI, une réaction provoquée 
par les excès mêmes de la licence, ramène l’art dans une 
voie plus sérieuse: à la fin du siècle commence une 
véritable renaissance : Soufflot, Perrache, Nonnote, De 
Boissieu en sont les précurseurs à Lyon. 

Entre le commencement et la fin du dix-huitième siècle, 
n'ya pash Lyon, hâtons-nous de le constater, une éclipse 
totale des vrais principes de l’art. En même temps que 
la dépravation du goût, née à Paris pendant la triste époque 

où le style rococo est en vogue, gagne les provinces, 
quelques hommes dont les noms demeurent une gloire 


LES BEAUX-ARTS À LYON. 047 


pour la ville de Lvon, sc réunissent dans le but de main- 
tenir le culte du bezu et du vrai : nous voulons parler de 
l'Académie de Lyon (4). 

JT ne faut pas chercher dans l'Académie de Lyon dès sa 
formation une section des beaux-arts : les lettres patentes, 
qui donnent, en 1724, le nom d'Académie des belles-let- 
tres à la Société littéraire formée depuis le commencement 
du dix-huitième siècle sous le nom d’Athénée lyonnais, 
créent en même temps le titre d Académie des beaux-arts 
pour la Société des beaux-arts qui avait été fondée par 
un certain nombre de savants et d'amateurs de musique. 
« Chacune de ces compagnies, disent les lettres patentes, 
tiendra ses assemb'ées séparément, et aura ses matières 
et ses fonctions dhïérentes. » 

Mais s'ilétait facile à l’Académie des belles-lettres de 
tenir ses séances à l'Hôtel-de-Ville (2), et à l’Académie des 
beaux-arts de siéger dans la maison du Concert (3), il leur 
était impossible de faire la sélection, ordonnée par lettres 
Patentes, desétudes littéraires etdes études scientifiques on 
artistiques : lestitres de réception à l'une et l'autre Académie 
devaient inévitablement plus d’une fois ouvrir aux mèmes 


(1) Voir pour l'histoire de l'Académie de Lyon : le manuscrit de 
Bollioud-Mermet sur l'Athénée de Lyon : l'Histoire de l'académie par 
Dumas: l'Histoire monumentale de Lyon, par Monfalecon, IF, p. 12, 

(2) C'est en 1726. que le Consulat donne une salle de l’Hôtel-de- 
Ville à l'Académie pour ses séances. En avril 1717, la première seance 
Publique de l'Athénéce avait eu lieu à l'archevèch®. 

(3) Cette maison située autrefois place des Cordeliers avait été con: - 

Uruite par une Société lyrique, dite Société du Concert. qui s'était 
formée pour le développement du goût de Ja musique à Lyon, ei qui 
AVait ensuite appelé à elle des savants et des artisles, se transformant 
ainsi en Société des beaux-arts. La première séance publique de 
l'Académie des beaux-arts dans la salle attenant à la salle des concerts, 
fut tenue le 12 avril 1736. 


2h LES BEAUX-ARTS A LYON. 


candidatsl'entréedansles deux compagnies, curl Académie 
des beaux-arts subdivisée en trois classes, mathématiques, 
physiques, arts, ne repoussait pas les savants et les 
artistes puisqu'ils s occupaient de littérature. Une fusion 
entre les deux académies devint inévitable; elle eut lieu 
en 1758, et alors fut fondée l'Académie des belles lettres, 
sciences et arts de Lyon {1}. À partir de cette époque, les 
beaux-arts ont une place déterminée dans les travaux de 
l'Académie, et il n'est pas une séance solennelle où il 
ne soit question d'architecture, de peinture ou de srulp- 
ture. 

Ce sont les mémoires lus par les membres que l'amour 
ou la pratique des beaux-arts à appelés successivement 
dans l'Académie des beaux-arts: de 1736 à 1758 et dans 
l Académie des belles lettres, sciences etarts de 1758 à 1790, 
ce sont les discussions sur tant de questions intéressantes 
d'esthétique qui apparaissent comme des symptômes de 
la vie artistique à Lyon. De la Monce, Clapasson, Soufflot. 
Perrache et Nonnote ont écrit, sur l'architecture, la pein- 
ture et la sculpture, des dissertations fort remarquables {2}; 
et, en dehors de ces exposés des vrais principes de l'art, 
que de piquantes observations, et que d'études sérieuses 
attestent le culte du beau dans notre Académie lyonnaise! 


(1) La musique ne ful pas comprise dans cette fusion des lettres, 
des sciences et des arts. Dôs 1748, la Compagnie des beaux-arts 
obtint, par lettres patentes, d'être désunie de [a Compagnie du concert. 
et d'être appelée Socicté royale des beaux-arts : c'est cette Sociète 
qui se fusionna avec l’Académie des belles lettres. La Societé du Con- 
cert continua de réunir les musiciens et les mélamanes. 

(2) Un grand nombre de manuscrits existent à la bibliothèque du 
Palais Saint-Pierre et à la bibliothèque du Collége : Delandine, ancien 


bibliothécaire, en a publié un catalogue qui nous a été d’un grand 
secours. 


LES BBAUX-ARTS À LYON. 29 


Ecoutons Soufflot, en 4744 (4) parlant du goût en archi- 
tecture : 

« Îest une chose à laquell, pour le malheur de notre 
siècle, on n: donne que trop le nom de goût, je parle de 
cet enfant de notre amour pour la nouveauté, enfant 
monstrueux dont les ouvrawes ne furent de tout temps 
que trop funestes aux arts. Ses extravagantes produc- 
tions ne lui paraissent belles qu'autant qu'elles s'éloi- 
gnent de la nature; cette svinétrie puisée dans la belle 
correspondance des parties du corps humain, chérie des 
Grecs, des Romains et des habiles gens qui, en Italie et en 
France, ont travaillé sur les principes des Anciens, il la 
regarde comme froide, ennuyeuse et mème insupportable. 
Cet usage de faire porter le faible par le fort, d'observer 

les lignes horizontales et perpendiculaires, comme des 
bases du vrai beau, il le regarde comme abusif et comme 
resserrant son génie dans une carrière trop étroite. Rien 
n'est beau à son gré s’il n’est de travers. Cette sage et 
riche simplicité, ces propoitions si estimées auxquelles 
des bâtiments étaient autrefois redevables de leur beauté, 
Cette belle exécution qui frappait nécessairement, il les 
Méprise dans un édifice qui n'est pas chargé de tous les 
Colifichets qu’autrefois on osait à peine hasarder dans les 
boisages où on pourrait d'autant moins les risquer, qu'on 
doit regarder ces décorations comme des meubles sur les- 
Quels on peut bien se donner plus de licence... Le vrai 
beau enarchitecture n’est point unassemblage bizarre d'or- 
Neéments, de parties autrement riches et extraordinaires : 
C’est une parfaite disposition des parties les plus connues. 
Ces parties sont toutes connues et leurs proportions assez 


‘1) Mémoire daté de septembre 1741 — compris sous le n° 959 
du Catalozue de Delandine. 


250 LES BEAUX-ARTS A LYON. 

établies : mais cette parfaite disposition, ce rapport du 
tout aux parties, des parties au tout et des parti’s entre 
elles, c’est l'heureux effet du génie; c'est la suite d'études 
sérieuses et suivies, comme l'a dit Vitruve : nec labor sine 
ingenio nec ingenium sine labore perfectum artificem fece- 
runt. 

Ailleurs voici une fine satire. 

€ Je sais, dit SoufHlot (1) qu'une maison tournée au 
goût de quelque dame qui passe pour en avoir, un c:bi- 
net de toilette dont le plan marque le mépris que l'on à 
fait, en le construisant, de l’équerre et du compas, une 
cheminée nouvelle placée avec un art prétendu dans l’un 
de ses coins, un boisage enfin dont les formes soient aussi 
bizarres que les couleurs dont on le peint, mettent aujour- 
d'hui un architecte au-dessus de celui qui ne saurait 
donner à des chambres et à leur décoration des formes et 
des proportions plus raisonnables qu’extravrdinaires. » 

Et pour montrer que durant tout le dix-huitième siècle, 
il y a comme une chaîne continue d’excellentes traditions 
dans l’Académie de Lyon, alors mème qu au dehors les 
conseils et les réflexions des artistes sérieux tombent sur 
un terrain stérile, nous emprunterons à de Boissieu quel- 
ques -unes de ces observations auxquelles l’autorité de 
son exemple donnait tant de poids : 

« J'en reviens toujours à dire que sans la nature on ne 
peut être neuf. Nous lui devons mille variétés séduisantes, 
soit dans les formes soit dans les couleurs; limagination 
ne suppléera jamais à ses effets aussi piquants qu’inatten - 
dus qui font le charme des ouvrages de ceux qui lui ont tou- 
jours été fidèles. Enfin sans elle nous n’aurions ni les chefs- 


(11 Discours de réception à l'Academie de Lyon, avril 1783. Voir 
catalogue Delandine n° 967. 


LES BEAUX ARTS À LYON. 911 


° 
d'œuvre antiquex, ni un Raphaël, un Corrége,un Titien, un 
Rembrandt, ni tous ces précieux et inimitables Hollandais 
et Flamands qu’on ne peut approcher qu’en épiant sans 
cesse comme eux les beautés de là nature. C’est un œuide 

sûr, et sans elle l'imagination s'ég'are. » 

F] serait facile d'exposer toute une théorie vraie de l’art 
en citant des passages des manuscrits que conserve l’Aca- 
démie de Lyon; mais les artistes ne se bornaient pas à la 
théorie, ils l’appliquaient dans leurs œuvres, et c’est dans 
la pratique de leurs arts que l’historien les doit surtout 
étudier. 

L architecture religieuse (1) a produit la facade de 
l'église de St-Just, l'église des Chartreux et la facade de 
l'église del'Oratoire. De la Monce en construisant la façade 
de l’église de Saint-Just, et Lover en construisant la 
facade de l’église de l'Oratoire se montrent préoccupés 
d'échapper au style jésuitique du dix-septième siècle. La 
facade de l'église Saint-Polycarpe avec ses quatre grands 
Pilastres corinthiens groupés deux à deux et son immense 
frontontriangulaire est rmalencontreusement placée surune 
Tue étroite et au milieu des hautes maisons qui l’étouffent. 
Ajoutons qu’elle a souffert de cruelles mutilations pen- 
dant les émeutes qui ont ensanglanté nos rues. La facade 
de Saint-Just a conservé meilleure apparence ; elle est 
Plus ancienne que celle de Saint-Polycarpe qui date 


() Nous ne parlons pas des réparations qui, au dix-huitième siècle, 
ONE complètement modifié l'apparence intérieure de l’église de Saint- 
Pierre: une minime partie de ces réparations subsistent encore. et une 
NOuvelle transformation a été subie par cette église il y a quelques 
Années lorsqu'on fit disparaitre les tribunes réservées aux religieuses. 
Une notice de Clapasson sur les réparations faites de son temps est 
Conservée dans les manuscrits de l’Académie, registre 121 : elle est fort 
téressante. 


292 LES BEAUX-ARTS À LYON. | 

de 1360. Quatre pilastres ioniques, sroupés deux à deux 
et élevés sur des piédestaux supportent un entablement 
couronné d’un fronton; une croix au sommet ct deux tor- 
chères sur les angles servent d'amortissement ; les ailes 
qui accompagnent cet avant-corps sont décorées d'un 
ordre dorique qui renferme les petites portes avec des bas- 
reliefs au-dessus : de srands ailerons raccordent ces ailes 
au corps central, et viennent se terminer aux statues de 
saint Just et de saint Irénée qui surmontent les bas- 
côtés. La porte du milieu a des montants d'un profil réœu- 
her et des consoles qui portaient autrefois le cartouche 
des armes de l’ancien chapitre de Saint-Just : la destruc- 
tion de ce motif de sculpture laisse trop d'importance au 
vitrail ovale qui est au-dessus de la porte. Si dans la facade 
de l’église de Saint-Just on trouve la recherche de l’élé- 
gance et le sentiment d'une belle crdonnance, l'aspect de 
la décoration intérieure de l’église des Chartreux éveille 
un tout autre ordre d'idées. Il ne peut en effet être ici 
question que de la décoration intérieure, car l'église des 
Chartreux commencée depuis le dix-septième siècle n'a 
pas encore de façade, et n'offre dans sa structure géne- 
rale (1) n1 unité de plan, ni unité de construction. Cette 
décoration où le inarbre, l'or, la peinture et la sculpture 
se mêlent, est un spécimen de l'art rocaille : nous sommes 
en pleine décadence, au milieu d'une ornementation co- 
quette, prétentieuse, fantaisiste et maniérée. Onen attribus 
le plan à Servandoni (2) qui aurait donné aussi le dessin 
du baldaquin richement décoré et peint, que soutiennent 


(1 Nous reparlerons du dôme qui est d'un bel effet et dont les des- 
sins ont été fournis par l'architecte Soufllot. Cet artiste était encore à 
Rome lorsque les Chartreux s'adressérent à lui. 

(2) Servandoni. l’auteur de la facade de l'église Saint-Supice. à 
Paris. est né à Florence en 1695, et mort à Paris en 1766. 


LES BEAUX-ARTS A LYON. 95 


quatre colonnes corinthiennes en marbre. Leymarie juge 

moins sévèrement que nous l'ornementationdes Chartreux; 
il dit en effet : « L'église des Chartreux peut être juste- 
ment taxée de mauvais œoût, mais elle rachète ce défaut 
par d 'éminentes qualités pour le siècle dernier. Elle est 
gaie, claire, riche ; ses courbes multipliées sont gracieu- 
ses, Sa sÜhouette est pittoresque, ses ornements sont dis- 
tingrués : pour nous, elle est un des plus beaux modèles 
du style rococo appliqué aux monuments religieux dans 
le midi de la France (1). » 

Le style rocaille est moins choquant dans l'architecture 
civile. Parmiles spécimens que les architectes de l’époque 
en Ont laissés, nous recommandons aux curieux la maison 
sise rue des Feuillants n° 8; les ornements de la porte 
d'entrée sont charmants. 

De la Monce lui-même savait, dans les maisons parti- 
culières, se plier au goût du jour. Nous en appelons aux 
balcons contournés età certains détails de la belle façade 
de la maison Tholozan (2), située port Saint-Clair, et 
fnCore à la chaire en marbre et bronze doré, qui orne la 
Chapelle du Collége : et cependant l’amour de l'antiquité 
tSt le caractère le plus saillant de Ferdinand De la 
Monce. 

Né à Munich en 1678, Ferdinand (3) contracta auprès 


Q) Lyon ancien et moderne, 1, 286. Un retrouve le style rocaille 
dans l’ornementation de la chapelle principale de Fourvières. 

(2) Le portail central et le vestibule auquel conduit une rampe de 
Aelques marches sont remarquables. Pour hien apprecier cette grande 
Construction, il faut se rappeler que les quais du Rhône étaient dé- 
Sarnis, et que la facade se voyait de loin. De la Monce a également 
FOnstruit la vaste maison, sise place du Plâtre, connue sous le nom de 
Passage Tholozan. 

"4 Recue du Lyonnais XXVII, p. 417.— Notice biographique. par 


4 LES BEALX-ARTS A LYON. 


de son frère, premier peintre et premier architecte de 
l'électeur de Pavière, le goût des arts. Il parcourut l’Alle- 
magne et l'Italie, puis vint à Lyon, en passant par Mar- 
scille, Aix, Avignon et Grenoble, semant partout des 
dessins et des plans. Il avait déjà visité Lyon avec son 
père quil y perdit en 4708 : il réapparut dans cette ville 
pour s’y fixer, en 1731,et y demeura jusqu'à sa mort arri- 
vée en 4753. 

Recu à l’Académie de Lyon en 1736, Ferdinand De la 
Monce a été un des membres les plus actifs de cette com- 
pagnie : plusieurs mémoires sur la peinture, la gravure et 
l'architecture ; des dissertations sur les monuments de 
Rome, des critiques s1r les églises bâties au dix-septième 
siècle à Lyon, permettent de le suivre, depuis 4736 jus- 
qu'en 1753, et témoignent du soin avec lequel il avait 
étudié tout ce qui est relatif aux beaux-arts. 

Son œuvre, comme architecte, comprend, outre la fa- 
cade de Saint-Just et diverses constructions particulières, 
la construction d’une partie du quai du Rhône et l'entrée 
de l’'Hôtel-Dieu (1) sur la place de l'Hôpital. La base sur 
laquelle reposait l'entrée de l'Hôtel-Dieu a été cachée par 
les remblais de la rue de l'Hôpital; le bas-relief sculpté 
par Simon, qui ornait l’attique, a été brisé en 1793: 
néanmoins, on peut apprécier la pureté des profils et aussi 
l'heureux choix de situation pour lu porte d entrée : du 
vestibule octogone, le visiteur embrasse d'un coup d'œil 
l'ensemble de la construction intérieure. 

Les infirmités obligèrent De la Monce à renoncer de 
bonne heure à l'architecture ; il se renferma dans le des- 


Pernetti, manuscrit 1390 du Catalogue. Boilioud-Mermet, Delandine 
dans l'Athénée de Lyon, énunereles divers ouvrages offerts à l'Acade- 
nie par De la Monce. 

‘1; Voir Clapasson. Description de Lyon. p' 49. 


LES BEAUX-ARTS A LYON. 2%., 


sin et la gravure. Déjà, pendant un séjour qu'il avait fait 
à Paris avant d'aller en Italie, il avait dessiné des frontis- 
pices pour les libraires et fait une belle planche de 
l'église des Invalides. On cite encore de lui des dessins 
pour une édition de Pope imprimée à Lausanne, des 
planches et vignettes pour une histoire des belles lettres, 
sciences et arts publiée à Lyon, en 1757 ; une thèse de 
mathématiques gravée par Benoit Audran, charmante de 
“om position et de mouvement (1); une histoire abrégée du 
jubilé de 4731, dessin gravé par Daudet (2) ; un plan de 
décoration pour la chapelle des Confalons. 

Soufflot ne s'est pas, comme De la Monce, fixé à Lyon, 
mais i] y a assez longtemps séjourné pour que nous l'adop- 
tions comme Lyonnais. 

Ses premiers travaux dans notre ville datent de son pre- 
mier voyage en Îtalie. Il fit alors, pour les chanoines de 
l'ordre des Augustins, la belle maison connue sous le nom 
de refuge de Saint-Michel (3). Après trois ans de séjour à 
Rome, il apprit que les Chartreux de Lyon voulaient re- 
‘OnStruire leur église : il leur envoya un projet de dôme 
AU'Il jugenit postérieusement lui-même avoir été sa meil- 
lenre production (4). À son retour d'Italie , il s'arrêta à 


À) Un grand portique ouvert laisse voir la campagne et des obélis- 
ques; deux Muses assises en avant du portique sont entourées de huit 
£éhies différemment groupés et représentant les Sciences ; cette gra- 
Vure est dans la collection du Musée industriel, 

(2) Voir collection Coste — Bibliothèque du collége. Un ostensoir 
soutenu par deux anges est au milieu en haut; en bas à droite on voit 
l'église Saint-Jean dans le second plan : le groupe principal, à gauche 
Sur le premier plan, représente un prélat assis sur son trône et bénis- 
Sant différentes personnes agenouillées autour de lui. 

(3) Ce vaste bâtiment, situé près de l'église Saint- Irénée, a été res- 
Buré et agrandi en 1814. 
(4) Quatremère de Quinev. Virs des architectes, IT. 330. 


2560 LES BEAUX-ARTS A LYON 


Lyon, fut nommé membre de l’Académie de cette ville 
en 4739, demanda la vétérance et se retira de l’Académie 
en 1756, époque à laquelle il alla habiter Paris; mais 
mûme après cette date, il ne cessa pas d’être en relation: 
avec Lyon, car dans le compte-rendu de la séance de l'Aca- 
démie de décembre 1773, il est question des plans de 
l'église Sainte-Geneviève communiqués par M. Soufflot 
« pendant son séjour ici »; et on le voit honoré du titre 
d'inspecteur général des bâtiments de la ville de Lyon (4), 
lorsqu'il est consulté en 1776, en cette qualité, à propos 
d’une construction projetée à Lyon {2) : or il mourut 
en 4780. 

Parmi les monuments dont Soufflot a décoré la ville de 
Lyon, le plus considérable est la façade de l’'Hôtel-Dieu sur 
le quai du Rhône commencée en 1741. « Au centre de 
cette grande ligne de bâtiments, s'élève une vaste chapelle 
qui communique par de grandes ouvertures à quatre salles 
où sont placés les malades de manière à pouvoir prendre 
part aux cérémonies religieuses; la belle disposition de ce 
plan d'hôpital fit beaucoup d'honneur à Soufflot, et l’indi- 
qua dès son début pour un des meilleurs architectes de 
son époque (3). » [l faut étudier l’œuvre de Soufflot dans 


‘{) Ce titre avait été créé pour Soufflot et ui avaitéte conféré par 
le consulat, en 17%3,avecla condition qu'il s'étindrait avec cet artiste : 
ces résolutions sont l’objet de plusieurs délibérations qui existent dans 
les archives, BB. 341, 312, AA. 1932, et qui sont REINE pour 
Soufflot. 

(2) Il s'agit du mémoire où M. Charpentier, écuyer de Ja ville, se 
plaint du mauvais état de l’Académie de Lyon et propose le plan d’une 
construction plus monumentale : Soufllot, consulté par le ministre 
sur ce mémoire, répond quil n'approuve pas ces plans, et recom- 
mande ceux qu'il avait faits avre l'architecte Achard pour le mème 
objet, sur la demande de M. Bourgelat. Ces lettres FeAcUrIennes sont 
dans les cartons de la bibliothèque Coste. 

(3) Quatremère de Quincy. Histoire de la vie et des ouvrages des 


LES BEAUX-ARTS A LYON. 257 


la planche gravée par Blondel, en 1748, et qui porte cette 
inscription : « Plan et élévation de la façade de 'Hôtel- 
Dieu sur le quai de Retz. Dédié à monseigneur le duc de 
Villeroy, pair de France, chevalier des ordres du roi, 
Capitaine de la première et plus ancienne compagnie fran- 
çolse des gardes du corps, maréchal de camp, gouverneur 
et lieutenant général, pour Sa Majesté, de la ville de 
Lyon, provinces du Lyonnois, Forest et Beaujolois, etc., 
par son très-humble et très-obéissant serviteur Soufflot. » 
Des modifications ont en effet été apportées dans la déco- 
ration du corps central, dans le motif qui surmonte le 
dôme , ete. : comme si la pensée de l'inventeur ne devait 
pas toujours être respectée religieusement par l'artiste qui 
l'exécute ! Le plan étudié et tracé par l'architecte n’est-il 
Pas un testament que son successeur doit exécuter ? 
Avant la facade monumentale de l'Hôtel-Dieu, Soufflot 
avait fait, en 1748, sur la demande du Consulat, les plans 
d’une loge des Changes (1) : l'exécution de ces plans fut 
confiée à un architecte nommé Roche (2), qui la soigna 


Plus célèbres architectes, II, 338. — Cette chapelle sous le dôme de 
l'Hôtel-Dieu est excessivement remarquable : et elle est toujours dési- 
£nce à l'admiration des touristes. 
(1) Ce petit édifice, situé place du Change, a été cédé aux protes- 

lants, en 1803, pour leur servir de temple. 
(2) Dans les archives de Lyon, BB. 314, on trouve le devis et l’ad- 
Jüdication à Jean-Baptiste Roche, avec la caution de Jean-Germain 
Soufflot, des travaux de réparation, de construction et d’agrandisse- 
ent de la loge du Change, sous l'inspection de l'ingénieur voyer de 
la Ommune ; et, en 1750, un mandement de 11,000 livres est accordé 
à Roche, tant pour les plans et élévations de la loge des Changes que 
Pour les honoraires dudit sieur Roche, et tout ce qu'il lui est dû pour 
R conduite des ouvrages. D'après ce que l’on lit dans les archives en 
174, BB. 299, le consulat avait eu des projets bien plus grandioses 
POUr la loge des Changes. 


47 


25% LES BEAUX-ARTS A LYON. 


tout particulièrement. La planche gravée par Bellicard, 
et qui représente l'élégante façade de ce petit monument, 
porte l'inscription suivante: «Loge des Changes, exécutée 
sous la conduite de Soufflot et du sieur Roche, en 4749. 
Inventé et dessiné par Soufflot, architecte du roy (1). » 

Un perron assez élevé conduit au rez-de-chaussée qui 
est percé de cinq arcades ; des pilastres doriques décorent 
les pieds droits ; le premier étage, percé de larges et 
hautes fenêtres, est orné de colonnes d'ordre ionique ; 
chaque ordre a son entablement et sa corniche; l'édifice 
est couronné par une balustrade qui est interrompue, au 
centre, par un écusson, aux armes de Lyon, largement 
traité, et, aux extrémités, par deux petits frontons circu- 
laires ; l’ensemble est simple, de bon goût et harmonieu- 
sement proportionné. 

La bibliothèque Coste renferme les plans du théâtre 
commencé en 4754 et fini en 1756, sur les dessins et sous 
la conduite de Soufflot. Ce théâtre a été détruit en 4827. 
La facade avait pour couronnement une statue d’Apollon, 
et six groupes de génies représentant les divers attributs 
de l’art dramatique ; la salle était de forme elliptique et 
parfaitement distribuée (2); elle avait été inaugurée 


(1) Il yen a un exemplaire dans les cartons de la bibliothèque 
Coste. On remarquera que, dans le plan prunitif, les perrons étaient 
aux extrémités et se présentaient en forme arrondie, et que le centre, 
où aujourd'hui est le perron, formait terrasse. 

(2) Le théâtre fut disposé pour les représentations scéniques de 
premier ordre, et mème pour celles des grands opéras et des ballets. 
« Tous les accessoires, comme vestibules, foyers, etc, furent judicieu- 
sement placés. La composition générale n'offrit rien d'inutile et 
satisfit à tout le nécessaire. Aussi y louc-t-on l'intelligence du talent 
qui sait faire accorder, avec l'économie des deniers publics, lesconve- 
nances de goùt que réclame un semblable édifice. » Quatremère de 
Quincy, Histoire de la vie des architertes. II, 339. 


LES REAUX-ARTS A LYON. 259 


en 4756, Mr Clairon y paraissant dans le rôle d’A ortppine 
de Britannicus A). Soufflot recut du Consulat (2) 6.300 liv. 


(1) L'art dramatique avait pris une grande extension au dix-huitième 
siècle : c'était un engouement général, et il suffit, pour le prouver, de 
rappeler que les grands capucins jouèrent trois fois les Fourberies de 
Scapin, pendant le carnaval de 1757, sur un théâtre dressé chez eux. 
L'opéra surtout était en vogue, et les archives de Lyon témoignent 
des efforts que fit le consulat pour fournir la distraction des represen- 
tations scéniques à ses administrés. 

En 1713, BB, 274, la salle de l'Opéra étant installée dans l'hôtel du 
maréchal de Villeroy, le consult acheta une maison contiguë afin d'a- 
grandir la salle : il avait longtemps hésité à faire construire une salle 
de spectacle sur une des places adjacentes à la boucherie des Terreaux. 
Un incendie, en 1722, causa de grands désastres; le consulat, BB. 286. 
indemnisa les propriétaires des maisons voisines qui avaient souffert 
des dommages, et donna 8,000 livres à la demoiselle Desmarets et au 
sieur Le Gay, entrepreneur et directeur des spectacles, tant pour les 
dedommager de leurs pertes que pour les encourager à recommencer. 
Des obstacles surgirent ; et en 1728, BB, 292. la maison du jeu de 
Paume située derrière l'Hôtel-de-Ville, près du Rhône, futachetee pour 
ètre transformée en theäâtre. Une subvention de 4,000 livres accordée 
aux directeurs de l'Académie de musique, pour les aider à payer leurs 
acteurs, 1729, BB. 293 ; une autre subvention en faveur des acteurs, 
1730, BB. 254; l'offre d'une rente de 300 livres à Jean-Marie Le Clerc, 
violoniste distingué, afin de le ramener de Besançon à Lyon, 1733, 
BB. 297; une pension annuelle dr 1,009 livres à Marguerite Ilugue- 
not, forte chanteuse que l'Opéra de Paris cherchait à enlever. 17:37, BB. 
302; d'autres pensions accordees à différents artistes, 1539, BB. ‘304; 
un traité avec Marie-Francoise Selim, première chanteuse, afin de la 
retenir à Lyon, de 1744 à 1748, BB. 310, 311, 314 ; diverses subven- 
tions à la Societé des Concerts ; tels sont les témoignages de la pro- 
tection accordée par le consulat à l'art drainalique, antérieurement à 
la construction de Soufflot. Les terrains de la salle de 1728 furent alié- 
nés pour la somme de 135,000 livres, en 1751, aux frères Auriol qui y 
firent construire la maison connue sous le nom de maison Auriol ; et 

Soufflot cleva la nouvelle salle dans le jardin dépendant de l’Hôtel-de- 
Ville. 
(2) BB. 321. 


260 LES BEAUX-ARTS A LYON. 


pour le prix tant des différents plans de ladite salle, et de 
ses dépendances, frais de dessinateur et commis compris, 
que pour remboursement des dépenses de deux voyages à 
Paris dans le but de soumettre les plans au duc de Villeroy; 
puis,en 4760, une nouvelle gratification de 27,000 livres(1) 
lui fut accordée pour la construction achevée de la salle de 
spectacle, pour des réparations faites à l'hôtel de l’Inten- 
dance, pour les plans des bâtiments de l’Académie d’équita- 
tion, et pour les dessins décoratifs éxécutés pendant le 
voyage du roi à Lyon. 


(1; BB. 327. 


A continuer. 


NOTICE 


LE CHATEAU DE ROCHEFORT 


EN BEAUJOLAIS 


Non loin de Tarare, cette cité ouvrière que l'industrie a 
si rapidement fait augmenter, à une faible distance de la 
montagne des Sauvagès, dont les entrailles frémissent en 
entendant le cri strident de la vapeur qui s'échappe de Ia 
locomotive, s'élève le vieux manoir de Rochefort, patri- 
moine depuis plus de deux siècles et demi d’une ancienne 
famille des montagnes beaujolaises, qui, sans abandonner 
le pays de ses aïeux, a grandi et s’est élevée dans les lieux 
mêmes où elle avait commencé. Cette habitation, située 
dans la région du haut Beaujolais, dont les eaux vont por- 
ter leur tribut à la Loire, est dans une position assez sévère, 
due au déboisement de la plupart des montagnes qui l’en- 
tourent; cependant, grâce au respect que ses possesseurs 
ont eu pour les belles futaies de chênes et de sapins qui 
dépendent de la propriété, le séjour de Rochefort est des 
plus agréables dans la belle saison ; le bois Fort, qui do- 
mine la vallée étroite du Ransonnet et les frais ombrages 
du bois Senat qui s'étendent au pied de la montagne de 
Montimbart sont de charmants buts de promenade. 

Le château a presque entièrement conservé son vieil as- 
pect, de trois côtés il est entouré de fossés, ceux-ci n'ayant 

été comblés que du côté de l'entrée, où a disparu également 
le pont-levis par lequel on s'introduisait dans la cour inté- 
rieure, en passant sous un beau portail soutenant un élé- 


202 NOTICE SUR LE CHATEAU DE ROCHEFORT. 


gant pavillon, construit dans le style de l'époque de Marie 
de Médicis. Quatre grosses tours carrées, couvertes de 
hautes toitures à la française, flanquent l'édifice aux quatre 
COINS. 

L'intcrieur de l'habitation contient encore un grand 
nombre des anciens objets de son ameublement des xvr°, 
xvne et xvne siècles. Dans plusieurs chambres, on remar- 
que ces grands lits du temps de Louis XIII, entourés de 
vastes tentures brodées ou en tapisserie, quelques glaces 
de prix et une multitude de commodes de style Louis XIIT, 
Louis XIV et Louis XV; quelques tableaux du commen- 
cement du xvn* siccle ne sont pas sans mérite. Mais les 
deux choses qui sont le plus dignes d'estime, ce sont d'a- 
bord un beau secrétaire Louis XIII, en plomb, incrusté de 
bois d'ébène qui forme de délicieuses arabesques, puis, 
au-dessus de l’autel, à la chapelle, un magnifique christ, 
placé sur une glace, dont le cadre est accompagné de deux 
grands anges qui sont censés le soutenir, cantonné de 
quatre anges beaucoup plus petits, surmonté d’un pélican, 
et au bas duquel pend le voile sur lequel se grava le visage 
de N. S. J.-C. montant au Calvaire. 

Devant l'entrée du château s’étend une vaste cour, à l'en- 
tour de laquelle se groupent les divers bâtiments de dé- 
pendance ; une belle allée de tilleuls, tombant de vétusté 
et ayant plus de 350 metres de longueur, sert d'avenue à 
l'habitation. 

On ne sait quels furent les fondateurs du château de 
Rochefort; le territoire sur lequel 1l est situé était un dé- 
membrement de la baronnie d'Amplepuis qu'aliéna la 
branche cadette des sires de BeauJjeu, qui avait eu la terre 
d'Amplepuis en apanage. 

Dans les archives de Rochefort, il est fait simplement 
mention d’une vente de partie des dîimes de Rochefort, 
faite en 1265; de lettres de fiefs de Rochefort, datées de 
1384. En 1451 fut fondée une pension entre le seigneur de 
Rochefort et le grand célerier de l'abbaye de Savigny ; 


NOTICE SUR LE CHATEAU DE ROCHEFORT. 263 


de nouvelles lettres féodales de Rochefort sont datées 
de 1457. 

Le premier seigneur de Rochefort, dont le nom soit 
connu, est Guichard de Sarron, damoiseau, seigneur de 
Marcou, en Forez, mari de Jeanne de Vaux, alias de 
Rochefort, damoiselle, qui lui apporta, sans doute, la terre 

de Rochefort; en 1460, il prêta foi et hommage pour la 
mais Oo n-forte, domaine et seigneurie de Rochefort, paroisse 
d'A na plepuis. 

Les dimes de Rochefort sont mentionnées en 1461 et 
147 1 

Erxrx 1486, Benoît de Sarron, damoiseau, seigneur de 
Roch e fort et de Marcou, en Forez, prêta foi et hommage 
pour Kochefort. 

Ex 1527, Claude de Sarron était seigneur de Rochefort 
tde Vaux. 

En 1571, François de Sarron possédait la seigneurie de 
Roche fort. 

Le 6 août 1575, par devant Pierre Guillard et Briand de 
Pomey, notaires à Amplepuis, noble Jacques de Sarron, 
ils et héritier universel de noble Claude de Sarron et de 
dmoi Selle Gabrielle de Frédéville, seigneur de Vaux et 

TO1Zze, en Forez, et de Rochefort, en Beaujolais, frere de 
lkanne et de feu Béraud de Sarron, assisté de noble Jean 
des Ser pents, seigneur de Magny, son oncle, et de demoi- 
Fe EX enriette de Sarron, sa sœur, vendit à noble Claude 
ui Rébé, seigneur de Rébé, Chazelles, Chenevoux et la 
j rdette, le maison-forte, ténenent, domaine et seigneurie 
S Odchefort, consistant en maisons hautes et basses, 
ange, étables, cours et aisances, place, serve, jardin, 
prés, bois, pâquerages et autres possessions d'ice- 

” Aormaine de Rochefort, assis en la paroisse d'Ample- 
as > al y a trois bois, l’un appelé Senat, l’autre bois de 

4 T@il et le troisième bois du Coral, avec un pré appelé 

8 la Dame, le tout contigu, joignant les terres des con- 

SOTts de Grolet, de bise, matin et autres parties, les prés 


264 NOTICE SUR LE CHATEAU DE ROCHEFORT. 


et les possessions de Pierre-Silvestre Crozetta et Loyse, sa 
femme, de soir et bise, les terres des consorts de la Gotar- 
dière et du Fez, de vent et soir, les terres de Montchervet 
et de la Brossadière, de vent et matin, le grand bois de 
Bost-Fort, vendu à honnête Jacques Beilet, marchand de 
Thizy, par feu noble François de Sarron, frère dudit ven- 
deur, de matin et autres parties. Jacques de Sarron vend 
aussi au seigneur de Rébé un pré, appelé Sous-le-Moulin- 
de-Berland, joignant le grand chemin d'Amplepuis aux 
Sauvages, de matin et bise, et le Ransonnet de vent et 
soir; il lui vend encore la plus-value et ses droits sur 
le bois de Bost-Fort et le grand pre Du Gas, situés en la 
paroisse d'Amplepuis, joignant le domaine de Rochefort 
de vent et soir et autres parties, le Ransonnet, de matin, 
et les terres de Grolet, de bise, ledit bois et ledit pré, ci- 
devant vendus par François de Sarron à Jacques Bellet; 
il lui vend aussi la dime de Vercolon et de Rochefort, con- 
sistant en grains, pailles, charnage, fruits et droits déci- 
mables, indivis entre lui pour deux tiers et le seigneur de 
Montchervet pour l’autre tiers, assises en les paroisses 
d'Amplepuis et Ronno; plus sa portion de la dime du 
quartier de Ruyre, dont 1l a un quart et le seigneur de 
Ressis le reste; plus, la part de la dime qu'il a avec le 
seigneur de Trézettes aux quartiers des Barges et d'Orval, 
à Ronno, sa part sur la dime de Sanière, à Amplepuis, et 
tous les droits seigneuriaux dépendant de la rente de 
Rochefort, à Amplepuis, Ronno et ailleurs, avec les rentes 
et pensions à lui dues dans le mandement de Ternand; 
cette vente est faite pour le prix de 9,585 livres, monnaie 
de roi; Jacques de Sarron vend encore à Claude de Rébé, 
pour 50 écus d'or, le banc et le tombeau qu'il a devant 
la chapelle Sainte-Radegonde, en l'église d'Amplepuis. 

Le 30 novembre 1579, le.baron de Rébé vendit Rochefort 
à Pierre d’Ausserre, conseiller du roi et maître des re- 
quêtes de son hôtel. 

Le 16 juin 1587, pardevant Briand de Pomey, notaire 


NOTICE SUR LE CHATEAU DE ROCREFORT. 265 


royal à Amplepuis, parurent Antoine Crozier, dit Jaquet, 
et Antoine, son fils et donataire, laboureurs d'Amplepuis, 
lesquels vendirent à noble Pierre d'Ausserre, seigneur 
dudit lieu, le Planil, Rochefort, les Sauvages, et Peisselay, 
Conseiller du roi et maitre des requêtes de son hôtel, 
absent, Me Francois du Becy, notaire d'Amplepuis, le 
représentant, un bois de haute futaie, assis en la paroisse 
d'Amplepuis, au lieu dit Bois-Senat, de la semence de 
cinq bichets, joignant le bois de Benoît Galles, dépendant 
de son domaine de la Crozette, de bise et de matin, autres 
bois et pré qui furent de Jehan Pasquier-Thivard et André, 
D Bls, à présent à Benoît Galles et aux héritiers de Pierre 
Sirestre, de midi, soir et quasi-matin. Cette vente fut 
fit pour la somme de 62 écus d'or, en présence de 
M: Claude Coillet, notaire d'Amplepuis, de Philibert 
Piaud et de Benoit Galles, d'Amplepuis. 
| Le même jour, pardevant François du Becy, notaire 
44Amplepuis, Benoît Galles et Anne Silvestre, dite Cro- 
zette, S& femme, d'Amplepuis, vendirent à noble Pierre 
dAusserre, absent, Me Briand de Pomey, notaire royal, 
greffier d’Amplepuis, le représentant, un bois de haute 
a. en la paroisse d'Amplepuis, appelé bois Senat, 
des ue de cinq bichets, joignant le pré du ven- 
su : . e Soir, le bois de haute futaie et terre de l'ache- 
ne e bise et matin, et le bois et terre, acquis ce jour 
dis + Par le sieur d'Ausserre, des père et fils Crozier, 
ee AQuet, de midi et quasi-matin; ils lui vendent 
PNR autre bois et terre, appelés bois Senat, au 
Méhoe — laquelle terre passe le chemin de la Gotardière à 
mriés Ce , Contenant 8 bicherées, joignant un pré des 
Fe (alles, un mur de pierre entre deux, du côté du 
. é bois ou brossillat des hoirs de Pierre Ferjard, de 
doi : ne terre de Claude Gotard, de midi et quasi soir et les 
de Re du domaine de Rochefort, à M. d'Ausserre, 
un In et quasi-midi et le bois acquis aujourd hui par le 
Ur de Rochefort, des père et fils Crozier, de bise 


266 NOTICE SUR LE CHATEAU DE ROHCEFORT. 


Cette vente est faite moyennant le prix de 73 écus d’or et 
2/3, dont 66 2/3 étaient dus par les mariés (ralles à Briand 
de Pomey, par obligation du 3 février 1586. Fait en pré- 
sence de Claude Cuillet, notaire d’Amplepuis, d'Antoine 
Crozier et d'Antoine, son fils. 

Le 11 juillet 1602, un arrêt donna raison à dames Cathe- 
rine Thomas et Renée Trunel, veuves de Mre: d'Ausserre, 
seigneurs de Rochefort contre les consuls et habitants 
d'Amplepuis, auxquels elles avaient fait un proces pour 
être déchargées des tailles. 

Le 28 avril 1606, dame Catherine Thomas, veuve de 
M. Pierre d'Ausserre, chevalier, conseiller du roi en son 
Conseil d'État et premier président en sa Cour de Parlc- 
ment de Toulouse et damoiselle Renée Trunel, veuve de 
noble Jean d'Ausserre, conseiller du roi, lieutenant-géné- 
ral civil et criminel au bailliage de Forez, ayeule, mere et 
tutrice de noble Antoine d’Ausserre, héritier universel de 
Pierre d'Ausserre, vendirent à Benoît de Pomey, secrétaire 
de Ja chambre du roi, représenté par son cousin, M. Pierre 
Viallier, procureur en la sénéchaussée et siége présidial 
de Lyon, l2s terres et seigneuries de Rochefort et les Sau- 
vages, au pays de Beaujolais, consistant en la maison- 
forte de Rochefort, cens, servis portant laods, recognais- 
sance, droits et devoirs seigneuriaux, dime et charnage, 
avec les garennes, pâquerages, chasse de perdrix, bois de 
haute futaie et taillis, prés, terres, domaine, les dites terres 
et seigneuries en toute justice haute, moyenne et basse, 
avec les droits de patronage, collation et prébendes ou 
commissions et autres droits honorifiques dépendant de 
Rochefort; cette vente fut faite pour le prix de 15,000 livres 
tournois, en présence de noble Hugues Loubat, conseiller 
du roi, élu en l'élection de Lyonnais; M° Briand de Pomey, 
seigneur de Combefort, père de l'acquéreur; M° Jean de 
Pierrefeu, procureur ez-cours de Lyon; Mc Jean de Cha- 
vannes, praticien d'Amplepuis, et Pierre Mazet, praticien 
a Lyon. 


NOTICE SUR LE CHATEAU DE ROCHEFORT. 267 


Benoît de Pomey, acquéreur de Rochefort, était fils de 
Briand de Pomey, seigneur de la Goutte et Combefort, 
notaire royal à Amplepuis, ct de Françoise Gaulthier, dite 
Giraud ; il épousa, le 16 août 1603, Charlotte de Thélis, 
fille de feu maître Antoine de Thélis, procureur en la Cour 
de Parlement de Paris et de Jehanne Pileur; il acheta, le 

10 décembre 1607, de noble Antoine Camus, seigneur 

d'Arginy, la charge de trésorier de France, fut échevin de 

Lyon en 16927 et 1628 et capitaine penon du quartier de 

Bourgchanin, à Lyon, par nomination du 2 janvier 1626; 

lrésigna, le 10 juillet 1629, sa charge de conseiller au 
Parlement de Dombes. 
Le 4 février 1609, fut signée une explication et déclaration 
dla vente des terres de Rochefort et dépendances pour 
Benoît de Pomey contre M: Zacharie de Rébé. 
Le 30 mai 1613, Benoît de Pomey acheta, de François de 
Rébé, la Justice sur tous les hommes ses justiciables, fai- 
Sänt partie d'Amplepuis, Ronno, les Sauvages et Machézal, 
 . feu, présents et à venir, dans l’enclos des confins 
nel dans le contrat ; le seigneur de Rébé vendit aussi les 
Ho nobles, servis, cens, laods, milaods, droits et de- 
rang Æneuriaux ; les rentes nobles vendues étaient la 
Re S rente du Châtel-Vieux d'Amplepuis et celle des 
RS de Bourbon. 
Guill 2. avril 1615, Benoit de Pomey afferma à Pierre 
rs d, le jeune, praticien d'Amplepuis, sa terre et sei- 
re de Rochefortet les Sauvages, consistant en toute 
ne haute, moyenne et basse, cens, servis, laods, 
gang S , dîmes de tous grains décimables , charnaige, 
bone et métairies qui en dépendent, SAVOIT : celle de 
1 pré Ort, la Crozette, l'Advergnet et Violey, consistant 
du ca terres et bois, prés de réserves, tant de Rochefort 
ac a a qu'il a eu par échange de Jehan du Ris, de 
moulin” L année dernière, avec les servis à lui dus sur le 

Pierref de Gojard et autrement, comme Me Thomas de 

SU et ledit M° Guillard en ont joui pendant les 


ei 


268 NOTICE SUR LE CHATEAU DE ROCHEFORT. 


quatre dernières années, suivant l’amodiation que le sei- 
gneur de Rochefort leur en avait faite, avec sa maison de 
la Forest. Il afferma encore à M* Guillard la rente noble 
portant laods et autres droits seigneuriaux, avec la dime 
de Mioland, la justice haute, moyenne et basse par lui 
acquise des héritiers de feu M° Zacharie de Rébé, baron 
d'Amplepuis, le 30 mai 1613, comme aussi la moitié de la 
dime des Sauvages, indivise entre lui et le seigneur de 
l’Aubépin, qu'il a acquise le 8 mai 1613, et généralement 
tous les droits seigneuriaux, domaines, terres, prés et 
bois dépendant de Rochefort. IL se réserve cependant que 
1° Me Guillard fera tenir au sieur curé des Sauvages la 
quantité de seigle et de froment à lui due pour sa portion 
congrue ; 2° il lui laissera le foin du pré de Gottard pour 
la nourriture de ses chevaux; 3° il lui donnera chaque 
année vingt bichets de menus grains pour ses pigeons de la 
Forest ; 1l se réserve le colombier, le jardin, le verger et la 
chasse, etc. Cette ferme est faite pour quatre années, finis- 
sant le 9 mars 1619, et pour le prix de 1,550 livres. L'acte 
est passé à Amplepuis. 

Benoît de Pomey acheta, le 4 février 1620, de M° Claude 
Farges, notaire royal à Ternand, au prix de 12,600 livres, 
le fief et rente noble de Montchervet, qu'il réunit à Ro- 
chefort. 

Montchervet appartenait, en 1540, à noble Pierre de 
Vuarty, Claude Farges, mari de Marguerite d'Olifant, le 
possédait des le 7 mars 1602. 

Le 14 juin 1630, Me Philibert de Rébé, chevalier, sei- 
gaeur et baron d'Amplepuis, tant en son nom que comme 
héritier de Me Zacharie de Rébé, son père, comme dona- 
taire de dame Ysabeau Popillon du Ryau, sa mère, comme 
légataire de Me François de Rébé, son oncle et tuteur, 
comte en l'église Saint-Jean de Lyon et prévôt de Saint- 
Pierre de Mâcon, parut et entendit la lecture du contrat de 
vente passée par Français de Rébé, son oncle, de l'avis 
de sa mére et de ses autres parents, par devant feu 


NOTICE SUR LE CHATEAU DE ROCHEFORT. 269 


Me Guillard, notaire royal à Amplepuis, le 30 mai 1613, 
au profit de Benoît de Pomey, et bien informé par sa 
mère, par Mr Claude de Rébé, archevêque de Narbonne 

et François de Rébé, ses oncles, des ventes qu'ils ont 

faites à Benoît de Pomey, ratifia ces ventes en sa faveur 
par un acte passé à Amplepuis ledit jour. 

Le dimanche 18 juillet 1632, sur les onze heures du 
matin , fut bénie la chapelle de Rochefort, sous le vocable 
de sa 1 a t Benoit, parrain de Benoît de Pomey, seigneur de 
Roche fort. La cérémonie fut faite par Mr Etienne Papot, 
uré des Sauvages, assisté de M. Benoît Perroudon, prêtre 
d'Arnn p Eepuis, curé de Jayat, avec la permission de noble 
t ré v rend Meschatin de la Fay, vicaire général d’éminen- 
issime et illustrissime Alphonse Louis du Plessis de 
Richelieu, cardinal-archevêque de Lyon. 

Ben oît de Pomey, seigneur de Rochefort et des Sauvages, 
esta Le 19 mars 1648 ; il nomma son héritier universel 
sn neveu Hugues de Pomey, conseiller du roi en la séné- 
haussée et siége présidial de Lyon, qui posséda ainsi, 
près lui, la seigneurie de Rochefort. 

Hug Ues de Pomey était fils de noble Jean de Pomey, 
*éneur de Rancé-sur-Genay, avocat en la sénéchaussée 
. LY On, procureur-général au Parlement de Dombes, 
Fe de Lyon en 1636, 1637 et 1638, et de demoiselle 
Le Re Jaquet.Il fut baptisé en l’église Sainte-Croix de 
ee > le 15 février 1606, et épousa, par contrat du 27 oc- 
lot 1633, damoiselle Marie Pelot, fille de Mr Claude 
nee >» Chevalier, seigneur de Sandars et du Port-David, 
ne 2: du roi et trésorier général de France en la géné- 
ru de Lyon et prévôt des marchands de cette ville, et de 

Siselle Marie Poculot. Il fut prévôt des marchands de 

. en 1660 et 1661 et fut élu capitaine penon du quar- 

de la rue Tramassac, à Lyon, en 1660. 

. 21 juin 1662, Antoine Viallier, docteur en droits, 

Ve en parlement, juge des terres de Rochefort, les 

Vages et dépendances, averti des décès de Me Pierre 


270 NOTICE SUR LE CHATEAU DE ROCHEFORT. 


de Pierrefeu, capitaine-châtelain et lieutenant en ladite 
juridiction et de M: Briand (ou Benoît) de Pomey, greffier, 
les remplace par M° Jean du Gojard et M: Pierre de l'Es- 
pinasse. 

Le 5 janvi:r 1685 on fit la description de Rochefort 
et ses dépendances; c'était une terre en toute justice, 
haute, moyenne et basse, bien limitée, de plus de deux 
lieues de tour, consistant en la totalité d'une paroisse avec 
son église et clocher au milieu, appelée les Sauvages, 
toutes les dimes d'icelle paroisse, soit de tous grains géné- 
ralement, comme aussi du charnage, comme moutons, 
cochons et autres choses décimables. Dépendait encore 
de Rochefort, en justice, au moins le tiers des feux dépen- 
dant d’une autre paroisse voisine, des plus granies du gou- 
vernement de Beaujolais, appelée Amplepuis, avec aussi 
la plupart des dîmes de ce tiers, bien limité, comme aussi 
deux parcelles de deux autres paroisses appelées Machézal 
et Ronno, lesdites trois parcelles de ces trois paroisses 
aussi en justice haute, moyenne et basse avec les dîmes. 

La terre de Rochefort consistait en sept grands domaines, 
chacun de six grands bœufs, enclos dans ladite justice et 
tous sept, de la semaille d'environ 700 à 800 bichets de 
seigle, 27 de froment, 130 de blé noir, 270 d'avoine, 24 
d'orge, mesure de Tarare, garni chacun de leurs bestiaux 
nécessaires au cheptel de 3128 livres ; 14 bichets de 
chanvre et 300 ou 400 brebis et moutons. 

Dépendaient encore de Rochefort : trois domaines, dans 
ladite justice, de la culture de quatre bœufs chacun, avec 
leurs bestiaux nécessaires et la semaille, tous joints, de 
150 bichets de seigle, 45 de blé noir, 6 de froment, 4 
d'orge, 3 de chanvre et 60 d'avoine. Le cheptel valait 924 
livres, 15 sols ; 100 brebis et moutons. 

Dépendaient aussi de Rochefort deux moulins, l’un à eau 
et l’autre à battoir, avec prés suffisants pour nourrir les 
animaux à leur service; tous lesdits domaines garnis de 
leur logement, bestiaux et prés plus que suffisants pour 


NOTICE SUR LE CHATEAU DE ROCHEFORT. 271 


les nourrir et exempts de servis, excepté un, acquis par le 

seigneur depuis 12 à 13 ans. 

Un des domaines, nommé Monchervet, est en fief et à 

rente noble. 

Dépendent de cette terre, outre le fossé à fond de cuve 
autour du château, environ une douzaine d’étangs, grands 
ou petits, appoissonnés et nourrissant d'eau de source les 
neii 1e urs poissons qu'on puisse manger. 

Au zmnilieu de ladite terre sort une petite rivière nommée 
Ran S © net, où l’on prend quantité de truites, écrevisses 
tata tres petits poissons. 

En s-2r0n au milieu de ladite justice est bâti le château, 
tons 15 tant en une assez grande anti-cour, entourée d'assez 
gan des écuries et fenières à loger plus de trente chevaux, 
ue loge sur piliers de pierre à tenir carosse, chars, foin 
t pæazlle, ladite cour d'environ 70 à 80 pieds de carré; dans 
œtte Cour est enclos le logement haut et bas du concierge. 
delà, on entre dans la cour du château par un pont-levis 
"versant un grand fossé à fond de cuve, revêtu d'un 
and portail de pierre de taille, en forme de ‘our carrée, 
QUVert à la française, à côté duquel portail est la fausse 
lray e 2 

La COur du château est carrée, bornée des trois autres 
dés du logement et château de galerie, salles, chambres 
lautres appartenances. 

Chaque coin du château est une tour carrée, assez 
He couverte à la française, qui déborde et os le 
hs < au le ont étant entouré d’une fausse braye et d'un 
Plein d'eau courante, revêtu de murailles à fond de 
RE autour du fossé sont placés un jardin assez grand, 
nos © un bois de charmes et une garenne, clos et 

rés de murailles. 
“ ‘ns l'enclos du château il y a une bonne cave voûtée, 
ts d'excellente eau qui ne tarit point, grandes cuI- 

S; salles basses, fournier voûté et plusieurs autres 

Eands membres bas; chapelle au deuxième étage, au 


272 NOTICE SUR LE CHATEAU LE ROCHEFURT. 


bout d’une galerie, beaux et grands greniers bien percés 
au troisième étage, pouvant tenir au moins 3,000 bichets 
de bon blé. 

Les deux cours sont défendues par de hautes murailles, 
six tours carrées, régulièrement posées et d'égale structure, 
couvertes à la française, sans compter celle du portail, qui 
fait la septième. 

On aborde au château par deux graudes allées de tilleuls 
et deux grandes portes, l’une au matin, l’autre au soir; 
tout ledit lieu est entouré de quantité de bois taillis et de 
haute futaie de chènes, aussi beaux qu'il y en ait à 50 lieues 
à la ronde. 

Dépendent du château une rente en directe d'environ 800 
a 900 livres, diverses prairies attachées au château et 
rendant par communes années 170 à 200 chars de #4 bœufs 
de gros foin de réserve, sans compter les seconds foins. 

Dépendent de ladite terre trois autres dimes appe'ées de 
Valcolon, des Sauvages et de Sanière. 

Le revenu de la terre de Rochefort était alors de 6,340 
livres, ainsi décomposé : domaine de Rochefort, 300 livres ; 
Montchervet, 450 ; la Croze, 450; l’Adverniet, 300; Violey, 
300 ; le Cluzel, 300 ; le Féchet, 300; Chez Guerre, 180; 
Gojard et le moulin, 200; la Pierre et le Rix, 200; dime 
de Valcolon 990 ; dime de Sauiere, 300; dime des Sauva- 
ges, 500; rente de Rochefort, 800; taillis, 150 ; prés de ré- 
serve, 800 livres. 

Le 23 décembre 1685, Mre Hugues de Pomey, chevalier, 
seigneur de Rochefort, Montchervet, les Sauvages, la 
Forest et Rancé, afferma à sieur Pierre de l'Espinasse, 
demeurant à Amplepuis, et à demoiselle Marguerite de 
Pomey, sa femme, la terre et seigneurie de Rochefortet les 
Sauvages, ficf de Montchervet, con+istant en châteaux de 
Rochefort et Montchervet, droits de chasse et pêche pour 
lui tant seulement et neuf domaines, Rochefort, Mont- 
chervet, la Croze, le Cluzel, la Crozette, Guerre, le Fes- 
chet, Violey ct l’Advergnet, le Moulin de Goujard, les 


NOTICE SUR LE CHATEAU DE ROCHEFORT. 273 


rentes nobles, gros cens, pensions, dimes inféodées et 
autres dites de Valcolon et des Sauvages, sa portion de 
celle des Saignières, pour trois ans et le prix de 4,800 
livres. Le seigneur de Rochefort se réserva dans son châ- 
eau la salle qui est au bout de la galerie de la chapelle, 
les deux chambres entre le grand escalier et l’escalier du 
mer bre qui a été brûlé et la chambre jaune, dans laquelle 
il y æ un cabinet de la dépense, laqueile chambre joint la 
charm Dre verte, non comprise dans la réserve, ainsi que 
celle quiest au bout du bâtiment ; 1l se réserva aussi une 
port ©> mn d'écurie à tenir six chevaux et un bout de remise ; 
là cha z pelle et la galerie seront communes; les preneurs 
üernn dont la garenne bien close. Cette ferme fut passée à 
Lyon, chez Hugues de Pomey, en présence de noble Jean 
de Po mey, avocat en Parlement. 
Le 9 janvier 1688, Mr Hugues de Pomey, écuyer, sei- 
&neur de Rochefort, les Sauvages, la Forest et Rancé, 
ancien conseiller du roien la sénéchaussée et siége prési- 
dial de Lyon et ci-devant prévôt des marchands de cette 
ile, fit son testament, par lequel il constitua son héritier 
‘Versel Mr Hugues de Pomey, avocat-èz-cours de Lyon, 
‘0 filleul et cousin, lui substituant pour Rochefort l'ainé 
Ses enfants miles et à l'aïné de ses enfants mâles, l'aîné 
ds enfants mâles dudit aîné, et toujours d’aînés en aînés 
J'SQtaӈ l'infini. Si Hugues de Pomey meurt sans enfants 
les, i] lui substitue son frère Henry de Pomey et ses 
re ts mâles, et à son défaut, Jean de Pomey, avocat en 
ri ment, son cousin, et à leur défaut, Jacques de Sardes 
de S ai = Re : 
nt-Véran, écuyer, capitaine au régiment lyonnais, 
"rièr S-petit-fils de défunt Gaspard Jaquet, écuyer, sei- 
Ra de Fétan et Fourquevaux et d'Anne de Pomey, et à 
défaut, l'aîné de ses enfants mâles, à la condition de 
F°Tter Je nom de de Pomey. 
‘< Hugues de Pomey mourut le 28 avril 1688; Hugues 
Omey, son filleul, accepta l'héritage sous bénéfice 
entairc. 


de 
d° inv 
18 


274 NOTICE SUR LE CHATEAU DE ROCHEFORT. 


Hugues II de Pomey était fils de Jean de Pomey, mar- 
chand, bourgeois de Lyon, et de Charlotte Perrodon; :1l 
fut secrétaire de la Cour du Parlement de Dombes et 
épousa, par contrat du 27 novembre 1690, damoiselle de 
Paule de Chambaud, fille de Jacques de Chambaud, 
écuyer, seigneur de Bavas et de dame Anne du Fournel. 

Le 17 juillet 1688, Mre Benoît du Gojard, notaire royal 
d’Amplepuis, fut nommé par Hugues de Pomey procureur 
fiscal en ses terres de Rochefort, les Sauvages et dépen- 
dances. 

Le 6 septembre 1689, Ilugues de Pomey afferma à sieur 
Barthélemy Giraud, marchand de Tarare, sa terre et sei- 
gneurie de Rochefort et les Sauvages, fief de Montchervet 
consistant en les châteanx de Rochefort et Montchervet, 
droits de chasse et pêche pour lui seulement et neuf do- 
maines : celui de Rochefort, celui de Montchervet, la Cro- 
zette, Guerre, le Feschet, Violey, l’Averniet, la Croze et 
le Cluzel avec le moulin de Goujard, les rentes nobles, 
pensions, dîmes, appelées de Valcolomb et des Sauvages, 
et sa portion de celle des Saignières, pour la durée de six 
années, commençant à la Toussaint 1689 et pour le prix 
de 3,400 livres. Il se réser7a la salle qui est au bout de la 
galerie de la chapelle, les deux chambres entre le grand 
escalier et l'escalier du membre qui a été brûlé, la cham- 
bre jaune où est le cabinet de la dépense, une portion 
d’écurie à tenir six chevaux et un bout de fenière. 

Le 28 août 1695, Hugues de Pomey afferma la terre de 
Rochefort à sieur Philibert de Chavanne. 

En 1709, la rente de Rochefort s’étendait sur les hameaux 
de Mioland, Bissachère, Montretu, Berland, Vercolon, 
Rossillon, Barberel, Silloux, le Tel, la Goutardière, Guerre 
ou Brossard, une partie d'Amplenuis, les Petits-Chézeaux, 
le Mont, les Fours, le tènement de Rodet, Grolet, la Pierre, 
la Céretière, une partie de Ronno, la Chavanery, la Motheou 
Varenne, une partie de Machézal et des Sauvages, le Cher- 
penay, Rivoire, la Renardière, la Messonnière, le Chava- 


NOTICE SUR LE CHATEAU DE ROCHEFORT. 275 


ns, la Gay, le Rix, la Vioudière, la Chapelle, Mira- 
giroud , Rechagny, Bost-Mangu et une partie de Val- 
sonne. | 
Le 14 avril 1710, Paule de Chambaud de Bavas, femme 

de Hugues de Pomey, reconnut tenir en emphithéose per- 
pétuelle de la directe, censive et servitude de haut et puis- 
Sant Seigneur Me Claude de Sarron, chevalier, seigneur 
des Forges, Civrieux, Vareilles, Namy, Passinge, St-Just- 
d'Avray, coseigneur, haut, moyen et bas justicier du 
bourg et paroisse de Fourneaux, commandant la compa- 
gnie franche du régiment lyonnais, à cause de la rente 
noble a ppelée N amy : 1° un domaine appelé Chez-le-Vieux, 
autrefois du Cluzel, composé de bâtiments, jardin, terres, 
verchère » garenne, pré, etc.; 2° le pré Mathieu, sous 
l'étan g du Cluzel ; 3° un chenevier et une verchère, avec 
'érnattes, pré appelé de la Fontet pâtural ; 4° l'étang du 
tluzel, à cause de la rente des Forges ; 5° partie d'une 
habitation et jardin à la Croze; 6 un pré sous les maisons 
dla Croze. 

Jacques de Pomey, fils de Hugues de Pomey et de Paule 
de Chambaud de Bavas, épousa, le 2 novembre 1718, 
QerTie—Charlotie de Villeneufve, demoiselle, fille d'Alexan- 
es Villeneufve, chevalier, baron de Joux, seigneur 
Le > Saint-Marcel et Lange, et de dame Marie-Nicole 

y Sucher de Beauregard. 
ke  : 1730, la rente de Rochefort s'étendait sur Mioland, 
a ne Rossillon et Vercolon, Bissachère et Mouchard, 
ke C tretu, Berland, la Goutardière, les Curtils des Fours, 

Re de Rodet et la Jullianerie, le Curtil de Grolet, les 

L Guerre ou Brossard, les Haudeberts, Balligage, 
Ont, ]a Motte ou Varenne et Silloux. 


On fit, en 1752, le calcul de la rente de Rochefort, les 


\ao : 
4S non compris. 


Po àT acte fait à Rochefort, le 27 janvier 1759, Jacques de 
eo seigneur de Rochefort, demeurant à Lyon, rue 
8Massac, abénévissa à sieur Jean Vincent, maître 


210 NOTICE SUR LE CHATEAU DE RUCHEFORT. 


chirurgien juré d'Amplepuis, la faculté de prendre l'eau 
du ruisseau tendant du Pinay en Valcolon et passant au 
travers du pré de la Bourdannière, au sieur Vincent, pour, 
par celui-ci et les siens, user de ladite eau pour l'irriga- 
tion dudit pré, situé à Amplepuis, téènement de la Bour- 
dannière ; ce pré était confiné, à l’ouest, par un chemin 
allant à Montluzin et au nord par le chemin de la Perrou- 
dière à Roussillon ; cet abénévis fut fait sous le cens et 
servis anpuels de trois deniers tournois. 

Jacques de Pomey, écuyer, seigneur de Rochefort et les 
Sauvages, les habitants de quartier d'en haut d'Ample- 
puis et ceux des Sauvages et les curés de ces deux pa- 
roisses envoycrent, er 1765, une supplique à Mgr l'inten- 
dant de la généralité de Lyon, remontrant qu'ils ne 
connaissent aucun terme qui explique leur désolation à 
l'égard du fléau qu'ils ont essuyé par l'inondation arrivée 
dans leurs rolles et paroisse d'Amplepuis, les 19, 20 et 21 
Juin de cette année; dans la paroisse des Sauvages, les 
masages de Rechagny et de Beaumangus et les environs 
ont essuyé toute la fureur des eaux; les prairies sout 
toutes confondues par les torrents ; ou y voit, avec horreur, 
des fondrières de cinq, six,jusqu'à huit pieds de profondeur; 
le terrain qui n’a pas été emporté est couvert de deux pieds 
de pierres et gravier. Les blés sont fort endonimagés dans 
le rolle du quartier d'Amplepuis, pays montueux. Tous les 
ruisseaux quiont communément quatre à cinq pouces d'eau 
sont montées à six et huit pieds et ont inondé et couvert de 
pierres et gravier toutes les prairies des habitants dudit 
rolle, depuis les Sauvages:jusqu’au canton des Places. 
Les arbres sont arrachés, les rivières ont quitté leurs lits 
et sont au travers des prés. Le Ransonnet à abattu un 
moulin, emporté un battoir. en Goujard, au seigneur de 
Rochefort ; le ravage qu'il a fait a duré plus de demi-lieue, 
jusqu'au hameau des Places; cette colline était le canton 
d'où l'on tirait les fourrages de ce dernier rolle. Comment 
pouvoir cultiver les terres et nourrir les bestiaux sans 


NOTICE SUR LE CHATEAU DE ROCHEFORT 277 


foin, ce qui fait la principale ressource de ces cantons, et 
on désespère d'en cueillir de plusieurs années. Cette sup- 
plique est signée des noms suivants: de Pomey de Ro- 
chefort; Bissuel, curé d’Amplepuis; Pierrefeu; Charles 
Tholhin; Crozier, curé des Sauvages; Thimonnier, syndic 
des Sauvages, Jean Subtil; André Dumas; B. Vermare; 
Benoît Duperray ; Etienne Lièvre; Lamy; Subtil ; Périe, 
syndic. 

Jacques de Pomey remontre encore qu'il souffrit beau- 
coup de cette inondation qui lui enleva, dans la nuit du 
20 au 21 juin, ses fonds de prairie, moulins, battoirs, 
rivages, et que son fils Jean-Joseph-Luc, capitaine au 
régiment d'Eu, avait été réformé à la paix aveu une pen- 
sion qu’il ne recevait pas. L'inondation tomba d'abord sur 
la montagne de Tarare et le village des Sauvages et se 
répandit sur le village de Goujard. M. de Pomey perdit les 
trois quarts de son revenu, son moulin fut abattu, les 
meules brisées, un battoir à chanvre dispersé de maniere 
a n’en pas retrouver les matériaux ; des terres et prairies 
ouvertes par des ravins de douze à quinze pieds de pro- 
fondeur, huit de largeur sur trente toises de longueur. 
Les arbres des rivages furent déracinés et emportés par le 
Ransonnet, et ce furieux torrent, qui n'a ordinairement 
que demi-pied d’eau, en avait huit; 1l quitta son liteten 
creusa un dans les prairies de M. de Pomey dites le 
Grand-Pré, y fit des ravins de huit pieds de profondeur, 
couvrit le reste de pierres énormes, gravier et sable, de la 
hauteur d’un pied, continua ses ravages jusqu'à unc rue 
ou chemin, appelé de Paradis, ce qui fait une longueur 
d'un quart de lieue; dans les cantons de Berland, Grolet, 
Pré-Folletin, il couvrit tout de gravier et de sable, em- 
porta les digues et chaussées, dont les trois quarts étaient 
à M. de Poney. 

Les terres furent emportées du haut des montagnes dans 
les vallons, et, dans leur chute, culbuterent les arbres et 
tout ce qui s'opposait à leur passage, dans bien des er- 


278 NOTICE SUR LE CAATEAU DE ROCHEFORT. 


droits, les blés furent emportés, les cheneviers et bles 
noirs entièrement perdus ; dans le quartier de la Chapelle, 
la Moissonnière et les environs, on fut maltraité par la 
grêle qui tomba dans la nuit du 20 au 21 juin. 

Le Ransonnet vient tant du village des Sauvages que 
des prairies Vermare et du vallon de la Condamine ; ces 
trois gorges se sont rassemblées, au moment de l'inonda- 
tion; au bas du hameau de Goujard, le Ransonnet a formé 
en cet endroit un torrent furieux, a emporté plus de 
soixante arbres, peupliers, frênes ou autres ; le mal s’est 
étendu jusqu’au-dessous de Berland, au hameau des 
Places. Les prés du canton de Grolet, de l'Hôtel-Dieu et le 
pré Guillard, jusqu'à la rue Paradis, sous le hameau des 
Places, furent aussi endommagés. | 

Jacques de Pomey possédait, vers 1765, une rente noble, 
appelée les Arrières, s'étendant sur les lieux suivants : les 
Arrières, la Goutardière et les Fours. 

Le 24 mai 1766, une grêle affreuse enleva à Jacques de 
Pomey les pailles, les grains et presque tous les foins 
dans cinq de ses domaines, dans le quartier d'en haut 
d'Amplepuis et les deux tiers des récoltes et foins dans 
trois domaines des Sauvages. | 

Mr Jean-Joseph-Luc de Pomey, chevalier, capitaine 
au régiment d'Eu, fils de M'e Jacques de Pomey, chevalier, 
seigneur de Rochefort, épousa, par contrat du 11 avril 
1768, Claudine-Sulpice de Ferrus, fille de Mre Barthélemy 
de Ferrus, chevalier, seigneur de Cucurieux et autres lieux 
et de dame Elizabeth Giraud de Montbellet. Le seigneur 
de Rochefort institua alors son fils son héritier universel 
et lui remit la terre et seigneurie de Rochefort, ne se 
réservant que le droit de lui succéder s'il mourait sans 
enfants. Il se réserva la jouissance, pendant sa vie, du 
corps de logis de Rochefort, attenant aux archives jusqu'à 
l'escalier du milieu et de tous les effets qui y étaient et 
celle du jardin et du clos. Le futur époux fut tenu de faire 


NOTICE SUR LE CHATEAU DE ROCHEFORT. 279 


dire la messe dans la chapelle de Rochefort, tous les 
dimanches et fêtes, et d'en payer la rétribution. 

Le 11 avril 1771, Jean-Joseph-Luc de Pomey afferma les 
dimes des Sauvages, au prix de 562 livres, à Philibert 
Magdinier, de Sainte-Agathe. 

Jacques de Pomey mourut à Rochefort, le 30 août 1773, 
à l'âge de 82 ans, et fut inhumé dans le chœur de l’Eglise 
des Sauvages, au tombeau de ses prédécesseurs, par M. 
Crozier, curé des Sauvages, en présence de : Girard, curé 
d'Amplepuis ; de Chavane de Rancé; Chermette, vicaire 
de Joux ; Cognasse, vicaire d'Amplepuis ; Cortay, prêtre. 

Le 26 juillet 1774, M. Jean-Joseph-Luc de Pomey et le 
sieur Joseph Valorge, marchand de Saint-Hilaire, firent 
à Rochefort les conventions suivantes : le sieur Valorge 
accense de M. de Pomey la glandée de ses bois appelés 
Bois-Fort, Bois-Senat, Bois-Neuf et Montchervet, pour 
l'espace et temps dela présente récolte seulement,qui finira 
au plus tard à Pâques prochain, à la charge, par le sieur 
Valorge, de faire garder ses cochons et d'être responsable 
des dommages que bergers ou cochons pourraient faire 
dans les prés, terres, bois et lieux circonvoisins; les 
bergers ne pourront couper aucun bois dans aucune forêt, 
mort ou vif ; lorsqu'ils feront du feu dans les bois ou sur les 
rives, le sieur Valorge sera responsable de tous les événe- 
ments. M. de Fomey pourra faire mener dans ses bois 
quatre cochons et y faire ramasser des glands ; il pourra 
choisir un cochon sur le troupeau du sieur Valorge, à raison 
de trois sols la livre. Le sieur Valorge devra s'arranger avec 
les grangers du seigneur pour le logement des bergers et 
troupeaux. Cette ferme est faite pour le prix de 288 livres. 

Jean-Joseph-Luc de Pomey paya, en 1789, à divers, la 
somme de 54 livres, pour avoir fait le guet à Rochefort 
pendant le mois d'août, à raison de 12 sols par nuit. 

Il mourut à Lyon, en 1800, et eut pour successeur daus la 
terre de Rochefort son fils, M. Jean de Pomey, marié, en 
1802, à Mile Jeanne-Marie-Eugénie de Musy de Vauzelles. 


280 NOTICE SUR LE CHATEAU DE ROCHEFORT. 

Depuis la mort de M. Jean de Pomey, arrivée en 1852, 
le château de Rochefort est possédé par son fils aîné, 
M. Hippolyte de Pomey, marié, en 1835, à Mile Pauline 
Ravel de Malval. 


Paul de Vanrax. 


DEUX ÉMEUTES AU XVIII SIÈCLE 


A LYON 


La révolte de 17## fut occasionnée par un arrèt de la cour 
qui substituait un nouveau règlement pour la fabrique à celui 
précédemment en usage. Par ce nouvel édit, surpris à la justice 
du roi par l'intrigue des gros marchands, et qui renversait la 
hiérarchie admise dans la corporation des artisans, on exigeait 
une somme d'’argent exorbitante de la part de l’ouvrier maitre 
qui voulait devenir marchand. Cette injustice, jointe au prix 
très-élevé des denrées de première nécessité, porta le peuple à 
une sédition qui eut un caractère alarmant, et qui ne se calma 
que par l'entremise de MM. les comtes de Lyon. 

Hest à remarquer à ce sujet que la haute considération 
et la popularité dont jouissaient MM. les comtes provenait de 
la lutte continuelle de pouvoir et de préséance où ils étaient 
avec toutes les autorités de la ville, et alors, quand le 
peuple mutiné avait à craindre la juste rigueur de ses magis- 
trats, il acceptait avec empressement la puissante médiation de 
MM. les comtes, qui dans ces circonstances ne craïignaicnt 
pas de venir eux-mêmes au milieu de ces enfants égarés, les 
assurer du pardon, s'ils se rendaient à l'obéissance. Lors de la 
révolte des compagnons chapeliers, peu d'années avant la Ré- 
volution, le comte de Pingon fut seul trouver Ics révoltés can- 
tonnés dans les guinguettes de Perrache et les ramena à l’obéis- 
sance. Tel a toujours été le beau role du clergé en France dans 
tous les troubles populaires de s’interposer cutre les juges et 


282 DEUX ÉMEUTES AU XVIII® SIÈCLE 


les coupables, quand ce même clergé n'a pas eu lui-même 
entre les mains l'usage d’une autorité temporelle. 

En 1745, la cour envoya le comte de Lautrec avec des troupes 
pour servir à rétablir l’ordre dans la ville. Le Consulat fut 
choqué des procédés et du ton de bauteur de ce scieneur. On 
écrivit à M. de Villeroy, qui par son crédit fit rappeler le comte 
de Lautrec. 


ÉMEUTE LE 1768. 


Lyon, le 29 novembre 1768. 


Avant-hier, dimanche, nous eûmes une émeute populaire, j'ai 
presque dit une sédition, qui fut vive et fort animée, et qui pou- 
vait aisément avoir les suitesiles plug funestes. C'est au collége de 
l'Oratoire que se passa la scène. Sur les quatre heures après midi, 
il s’y attroupa auprès de la voûte, au-dessous de la bibliothèque, 
près de cirq cents hommes armés de haches, qui se mirent à 
cnfoncer la porte d’une ancienne congrégation qui est aujour- 
d'hui changée en une Ecole de médecine et de chirurgie dans Île 
bas, et dans le haut en une école de dessin ; ils étaient, disaient- 
ils, animés à faire des recherches dans le local sous prétexte 
qu'on y disséquait tout vifs des enfants que l’on enlevait à leurs 
parents. Îl est certain que le concierge de cette nouvelle Acadé- 
mie, chagrigé par l’importunité des enfants du quartier, les 
menaçait brutalemement de les faire disséquer par les élèves en 
chirurgie; pendant trois au quatre heures ils furent les maitres 
de faire ce qu'ils voulaient, et personne ne parut pour s'opposer 
à leur entreprise. La porte d'entrée fut bientôt mise en pièces, 
ils se précipilèrent dans l’intérieur, renversant et brisant tout 
ce qu'ils trouvaient sous la main; ils firent voler des pierres à 
coups redoublés jusque dans la maison des pères oratoriens, 
cassant les vitres du grand réfectoireet menaçant de tout mettre 
à feu et à sang. Sur ces en‘refaites, ils trouvèrent dans Îles ar- 
moires de cette école des cadavres disséqués ; cette découverte 
ne fait qu'animer leur rage, croyant voir partout les prétendus 
enfants enlevés. 


DEUX ÉMEUTES AU XVIII SIÈCLE. 283 


On dit qu'un des insurgés reconnut Ie cadavre de son père, 
mort à l'hôpital et transporté là pour être disséqué. 

Les deux salles de cette école, où l’on venait de faire pour dix 
Mille livres de réparations, furent bientôt saccagées, et déjà ils 
Meltaient le feu partout, indépendamment d’un brasier extérieur 
Sous la grande voute de la bibliothèque, alimenté par des hanca, 
des chaises, des poutres, des planches, des boiseries et enfin 

Par des tas de fagots exposés en vente sur le rempart du Rhône, 
ce qui occasionnait une flamme qui montait jusqu'au plus haut 
de la voûte. 
On blâme fortement M. de la Verpillière, prévost des mar- 
Chands, qui ayant temporisé avec les insurgés et défendu à la 
force armée d'user de rigueur, s’étai! rendu au spectacle, comme 
étant assuré du peu d'importance de l’émeute. Cependant les 
gens en place arrivèrent, M. le prévost des marchands, l’inten- 
dant M. de Flesselles, M. Papil de Myons, lieutenant-général de 
la sénéchaussée, M. Peysson de Bacot et M. Dugas, lieutenant 
criminel. Hs s’assemblèrent dans la salle de la préfecture du 
collége, et le trouble qui s'empara des esprits à la vue d’un 
événement si extraordinaire, si vif et qui ne paraissait pas 
devoir finir de sitôt, fait perdre la tête à M. de la Verpillière, qui 
ne sait quel parti prendre; il offre à tout le monde et notamment 
à M. Dugas toute son autorité pour faire cesser le désordre. Cette 
offre était fondée sur la grande popularité dont jouissait M. Du- 
gas et sur l'attachement connu de sa famille pour les jésuites; 
le père Langlade, supérieur du collége, était plus mort que vif. 
Toute lacommunanté était dans la consternation, étant persuadée 
qu'on voulait se venger sur elle de l’expulsion des jésuites, forte- 
mentregreltés par le peuple. 

Sur ces entrefailes, les secours arrivent, le guet, les arquebu- 
siers, la compagnie franche, tout ce qu'on put amasser de forces 
un dimanche, se porta aux endroits les plus menarces et aug- 
mena le désordre occasionné par un attroupement de curieux 
de plus de dix mille personnes. 

Les conjurés, de leur côté, ne trouvant plus d'aliments à leur 
fureur, après avoir tout détruit dans l'École de médecine, atta- 


284 DEUX ÉMEUTES AU XVIII SIÈCLE, 


quent la muison des pères et le pensionnat; la rumeur est au 
comble, on n'entend de tous les cêtés qu'imprécations contre les 
oratoriens, le prévost des marchands et l'intendant. Au milicu 
du tumulte on entendit des voix erier qu’il fallait brûler les 
oratoriens, qui n'avaient pas de religion, et aller incendicr le 
palais de l’archevèque, qui favorisait cette congrégation. Un 
pareil propos avait été tenu par l’abbé de Glarins, Antonin, oncle 
de M. de Quinson, chez le libraire Duplain. Ce propos, rapports 
à M. de'Montazet, fut cause d’une violente réprimande du pré- 
lat envers l’abbé, qui tenait fortement au parti jé: uitique. A force 
de coups, les conjurés parviennent à faire une ouverture dans 
un gros de mur, ce qui leur donne une entrée dans la maison du 
collége. On parvint à arrèler les premiers qui s'y introduisent, 
et l’un d'eux, interrogé sur la cause de cette frénésie, disait : C'est 
une bourde, il y à deux jours que je suis arrêté pour cette entre- 
prise, puis, se tournant vers un oratorien : Mon père, confessez- 
moi, et puis qu'on me pende.— Tu le seras demain, lui réplique 
M. de Bacot, procureur géneral à la sénéchaussée, un peu brus- 
quement. Pendant tout ce temps, les pères de l'oratoire et les 
pensionnaires, de plus en plus effrayés, s'étaient réfugiés dans la 
cour du pensionnat, attendant l'issue de cet événement. Cette 
cour, destinée aux récréations, donne par une petite porte sur 
la rue Gentil. Les furieux commencent par vouloir l'enfoncer à 
coups de hache ; aussitôt les écoliers, se croyant perdus, jettent 
les hauts cris, se sauvent dans la maison. Les soldats qui en 
gardaient l’intérieur, entendant ce nouveau tumulte, croient 
que les fanatiques ont pénétré, ils accourent où le bruit les ap- 
pelle, et couchent en joue les écoliers fuyards, qu'ils méconnais- 
sent au milieu de l'obscurité. C’est là que le père Langlade fut 
accablé de voir ses pensionnaires sur le point d’être fusillés, il 
parvient enfin à se faire entendre des soldats. 

Pendant ce temps, les coups de hache redoublaient sur la 
petite porte donnant dans la rue Gentil. M. de Myons, qui la 
gardait avec une forte escouade, imagina pour les repousser, 
d'ouvrir rapidement cette porte ct de faire une décharge sur les 
assaillants, ce qui fut exécuté sur le champ avec un tel avantage, 


DEUX ÉMEUTES AU XVIN® SIÈCLE. JU) 


vu qu'on tirait à bout portant, sur une foule immense amoncelée 

dans une rue étroite, que depuis ce moment ces furieux et a foule 

qu'ils repoussaient se retirèrent sur le quai du Rhône; où seassan 
le plus grand désordre et où plusieurs individus fureut refoulés 
j'isque dans le Rhône et s'y noyèrent. 

Ceux qui ont vu l’émeute de 1744 prétendent que celle-ci a 
élé plus dangereuse et plus sanglante; il y à eu plus de trente 
hommes tués et vingt-huit coupables arrètés. Je supprime d’au- 
tres circonstances dont le papier ne souffre pas Je détail, ainsi 

que tous les commentaires qu’on fait et débite sur les causes de 
Celte révolte. La ville a été tranquille le lendemain. 

Il parait que comme on avoit destiné une salle à côté de IÉ’- 
Cole de chirurgie à recevoir momentanément un certain nombre 
de mandiants vagabonds ; sur les plaintes qu'ils faisaient enten- 
dre la nuit, le peuple s'était imaginé qu'on les écorchait. Est- 
ce là le motif ou le prétexte ? C’est ce qu’on ignore. Il y a comme 
on s’y attendait conflit de juridiction entre le lieutenant criminel 
et le lieutenant de police. 

Du 30 décembre. Le jugement du présidial relaté à l’affaire de 

l'émeute a été porté à la procédure du chancelier ; on croit qu'il 
n'y aura qu'un cas de mort et un cas de galères. Le dimanche 
avant Noël, il y eut encore un pelit mouvement entre les pen- 
sionnaires du collège et les poiissons du quartier ; ils se batti- 
rent à coups de pierres sur la place du Collége même, où on les 
fait passer pour aller à vêpres. La querelle a été calmée de 
suite; mais On assure que le fanatisme populaire est tel que les 
RR. PP. capucins du Petit Prez sont venus avertir le P. Lan- 
glade, de l’Oratoire, qu'ils savaient, par la voie de la confession, 
qu'une grande partie du peuple est imbue de l'idée que les orato- 
riens cachent chez eux un prince à qui il manque un bras, ct 
que tous les soir on arrète autour du cullége des enfants aux- 
quels on coupe un bras pour l'essayer au prétendu prince. 

Le père Langlade, dont il est question dans ces notes, supé- 
rieur de l'oratoire, quitta Lyon en 1769, et cette année le collége 
de médecine revendiqua la salle des opérations, cépendante des 
bâtiments du grand collége. MOREL DE VOLEINE. 


LA FONTAINE DU. DIABLE 


PRÈS VALENCE (Drôme) 


Suitcetfin° 


IV. 


Depuis la petite excursion à laquelle nous venons 
d'assister en curieux et en ami, quatre ans se sont écou- 
lés, apportant des changements inévitables dans les per- 
sonnes et les choses. 

La charmante petite pensionnaire qui commençait à 
gazouiller l'amour est maintenant une éblouissante jeune 
fille, dont les plus beaux partis de France se disputent la 
main. Mais elle est fière, indocile, inébranlable, lorsqu'il 
s'agit de parler de mariage. Aussi, est-elle, presque tou- 
jours, en délicatesse avec ses parents qui ne lui par- 
donnent pas sa volonté inflexible pour tout ce qui touche 
au cœur. 

Joseph est de plus en plus mélancolique, de plus en plus 
poéte, et sa physionomie a encore plus de cachet qu'au- 
trefois. Son esprit possède des ailes merveilleuses, des 
ailes à traverser l'infini, mais l'aigle aime la colombe, et 
comme la colombe souffre, l'aigle ne peut que languir 
pour elle, 

André se trouve très-bien à Paris, chez Jean Gou- 
jon, où nous le verrons quelque jour, et l'on est satis- 


* Voir la précédente livraison. 


LA FONTAINE DU DIABLE. 287 


fait de son talent. Il va visiter souvent sa protectrice, 
madame Diane, qui l'aime comme un jeune fils et se 
montre orgueilleuse et enthousiaste des progrès de son 
gentil dauphinois. 

J'ai dit que de magnifiques alliances s’offraient pour 
Madeline de Faventines. En première ligue, ïl faut 
compter le jeune baron de Crussol, le fils du voisin re- 
douté et superbe, dont le nid audacieux se montrait sans 
rival sur son rocher à pic, et dont on connaissait la 
renommée guerrière. Son héritier n'était point un vul- 
gaire personnage : Sans doute, il n'avait pas l’intel- 
ligence transcendante de Joseph ; mais aussi, l'on 
eût été bien loin pour trouver une âme comme celle 
de notre poète, et, sans lui ressembler, on pouvait en- 
core avoir un rang fort convenable parmi les hommes de 
ce temps, — et même d'aujourd'hui. D'ailleurs, c'était 
surtout comme soldat, comme chevalier que brillait le 
jeune baron. Il était ardent, courageux, avec une tour- 
nure martiale des plus distinguées. Lorsqu'il portait sa 
cuirasse, son casque étincelant et tout son attirail de 
preux, il était beau à voir, sans oublier qu'on le trouvait. 
également fort bien dans son néglisé de gentilhomme. 
Ses yeux noirs avaient beaucoup de feu, ses cheveux de 
jais miroitaient au soleil, son sourire montrait des dents 
de nacre sous une moustache d'ebène, et plus d'une noble 
jouvencelle devait penser à lui dans ses rêves d'azur. 

Mais peu importait au jeune homme; il était, lui aussi, 
blessé au cœur et blessé par un amour auquel on ne ré- 
poudait pas. Le baron d’'Acier-Crussol avait vu, dans je 
ne sais quelle fète aristocratique, mademoiselle Madeleine 
de Faventines. Depuis lors, le bouillant chevalier n'avait 
pensé qu’à cette admirable jeune fille. Et comme sa haute 
position lui permettait mille fois la demande de sa main, 


244 LA FONTAINE DU DIABLE. 

il n'avait pas douté du succès dela démarche que le vieux 
baron, son père, avait faite en son nom. Les parents de 
Madeleine, comme on le pense bien, accueillirent cette 
proposition presque royale avec un bonheur excessif. 
Mais lorsqu'on en parla à la principale intéressée, elle 
pàlit, s’appuya à un meuble, rougit ensuite, mit la main 
surses yeux, et tout à coup, se redressant avec une éner- 
gie à laquelle on ne s'attendait pas, déclara que ce ma- 
riage était impossible. | 

Le père supplia, la belle-mère, irascible, gronda en tem- 
pêtant, se moqua avec amertume, menaça comme si elle 
avait eu des droits sur cette enfant, rien y fit, et le jeune 
de Crussol fut désolé, mais non guéri de sa passion. 

— Me donnerez-vous l'ombre d’un prétexte pour ce 
refus dédaigneux, mademoiselle ? dit la comtesse de Fa- 
ventines. 

— Il n'est entré aucun dédain dans mes pensées ni 
dans mon langage, madame, répondit la jeune fille, mais 
je ne puis accepter l'offre de notre voisin. 

— Et pourquoi cela, impertinente ? 

Madeleine ne répondit que par un regard qui en disait 
plus que tous les mots jetés au vent par son interlocu- 
trice. Puis, d’un geste à la fois digne et caressant, elle 
prit la main du comte, la baisa avec respect : 

— Malgré tout, vous aimez votre fille, mon père, vous 
ne voudriez pas la rendre malheureuse ! 

Une larme brilla dans les yeux de l’homme faible et 
timide ; cependant, pour la première fois de sa vie, il 
osa, au milieu d’une querelle de ménage, embrasser son 
enfant ! | 

La mégère, hors d'elle-même, l’accabla de violentes 
invectives, en ordonnant à Madeleine de sortir. 

— Non, Madame, répondit la jeune fille ; ce n'est pas 


LA FONTAINE DU DIABLE. 289 


quand vous traitez mon père aussi brutalement que je 
l'abandonnerais ! 

— Elle me rappelle sa mère, ma Bretonne chérie! 
murmura le pauvre comte. Puis, secouant la tête, comme 
pour chasser un souvenir douloureux, il prit le chemin 
de la porte, en entrainant Madeleine. Ils entrèrent tous 
les deux dans sa chambrette. Lorsqu'ils furent seuls : 

— Mon père, s'écria l'enfant, pardonnez-moi de ne 
pas vous obéir! mais il ne faut pas songer à ce ma- 
riage..… 

— Pourquoi donc, ma chère fille ?... 

— Dites-moi : avez-vous jamais aimé, mon père ?... 

— Hélas!... j'ai adoré celle à qui tu dois le jour!... 

— Alors vous me serez plus favorable, car vous devi- 
nerez mon secret... 

— Quel est le jeune homme choisi par ton cœur ?... 

— Vous le connaissez depuis longtemps... 

— Je le connais !... attends un peu... laisse-moi 
chercher... C'est Louis de Chäteaubourg, ou un Saint- 
Vallier, peut-être ?... 

Madeleine secouait la tète avec tristesse, 

—C'est Henri de Bressoc ?... le jeune de Veynes ?... 
j'y suis... c'est le charmant comte de Monteynard ?.… 

— Non, mon père... 

— Alors, tu es passablement difficile. 

— Oui, car aucun grand seigneur n'est au niveau du 
fiancé de mon âme !.. Vous l'avez admiré plus d’une fois, 
et souvent, je l'ai appelé mon frère !.. 

— Comment !.. Joseph !.. dit le père, tout ému. 

Mais le vieux noble, entiché de ses parchemins, se re- 
trouva instantanément : 

— Tune me parleras pas d'épouser un roturier, j'ima- 


sine ‘.. toi, patricienne!.. toi, la fille d'un comte, tu n’au- 
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290 LA FONTAINE DU BIABLE 


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rais pas une seule goutte de mon saug dans les veines, si 
ta renonçais à un blason pour t'unir à un vilain !.. J'aimais 
ta mère, sans doute, mais si elle avait appartenu à la 
bouryeoisie!.. 

— Oh! ne blasphémez pas, mon père !.. et au nom de 
la pauvre morte, consentez à ne plus me parler du baron 
de Crussol !.. 

— Allons !.. je ne te contrarierai pas là-dessus, atten- 
dant tout de la réflexion, mais tu sauras que je n’approu- 
vorai junais une mésalliance comme celle dont tu me 
parles. .Assarément, Joseph est un jeune homme excep- 
tionnel, mais les armoiries effacent, à nos yeux, toutes 
les qualités possibles et tous les talents du monde. Je 
suis franc et n'y vais pas par quatre chemins. Je devien- 
drais féroce, vois-tu, plutot que de te voir la femme d'un 
plébéien quelconque. Comment ! tant de quartiers de 
noblesse seraient foulés aux pieils pour la fantaisie d'une 
petite fille ?.. 

— Ce n'est point une fantaisie, mon père, c'est un 

- attachement éternel ! 

— Bah! cela passera comme autre chose... tout ce 
que je puis te promettre, c'est de ne pas parler de ton 
affection à la comtesse, eur elle proscrirait tout à fait le 
pauvre Joseph, et cet enfant-là, je l'aime malgré moi... 
mais seulement comme ton frère, entends-tu ?.. 

— Merci, mon père, dit Madeleine, en pleurant ; je 
vois que vous me chérissez toujours ! au milieu de ma 
douleur, cela me fait du bien !.. 

Le soir même, pour s’étourdir, le comte prenait le bâton 
du voyageur, et sa femme, pour bouder à son aise, s'é- 
Joignait aussi, avec Elisabeth. 


Le lendemain, c'était une splendide journée du mois 


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LA FONTAINE DU LIABLE. 291 


Les roses. Vers la fin de l'après-midi, les oiseaux, qui 
chantaient sur les grands arbres, pouvaient, dans leurs 
rares moments de silence, écouter deux voix juvéniles, 
d'une douceur infinie, qui sussuraient comme la brise 
folätrant sur les églantines. 

Au travers la verdure, regardons un peu et contem- 
plons ce joli couple. 

Dieu ! que la jeune fille est adorable, avec son teint de 
neige, ses cheveux neirs ondoyants, ses yeux bleus si 
Jongs, si expressifs, sa bouche vermeille, sa taille élan- 
cée et tout le prestige qui l'entoure! Comme le jeune 
homme est beau ! comine il parait triste et fier en même 
temps ! Comme il se penche avec tendresse, avec émotion 
vers la compagne appuyée à son bras! 

Petits oiseaux, vous chantez l'amour sur les branches, 
mais l'amour est ici encore mieux que Jà-haut! Saluez 
donc l'amour, car c'est l'amour qui passe! 

— Madeleine ! que je suis heureux près de vous, chère 
sœur bien-aimée!.. Depuis si longtemps je désirais ce 
bonheur !.. j'aspire votre haleine! je bois votre regard ! 
je m'enivre de votre sourire ! je vous aime !.. Vous êtes 
ma muse adorée! sans votre tendresse, que serais-je, 
dites-moi ?.. Depuis que vous m avez avoué votre amour, 
j'ai senti mon âme grandir !.. Un poète aimé est double- 
ment poète ! c'est l'amour noble qui sacre Les bardes ins- 
pirés ! Il les élève, les transporte au-dessus de ce monde 
stupide que nous fuyons aujourd'hui pour écouter la voix 
de nos cœurs. Oh! que dit-elle, cette voix ?.. que nous 
nous aimerons toujours, n'est-ce pas ? parce que c’est la 
vie de nos àmes, et que nous voulons vivre en nous ai- 
mant ou mourir pour nous réfugier encore dans les ex- 
tases d’un amour sans fin !.. Sais-je vous dire autre chose 
sinon que je vous aime ?.. que je t'aime, 0 ma sœur ché- 


299 LA FONTAINE DU DIABLE. 


rie !.. je t'aime! et tout est là, dans ces deux mots pour 
moi !.. mon existence entière t'appartient; je ne respire 
qu'avec ton souvenir et ton nom me plonge en des délices 
que nul profane ne peut connaitre ! 

Toi seule m'as compris et souvent consolé ! tu m'as en- 
couragé dans mes travaux, soutenu dans mes défaillan- 
ces, me relevant sous tes baisers, comme on relève un 
roseau sous l'eau du ciel ou les purs rayons du soleil !.. 
J'en ai besoin, ce soir, car je suis triste, j'ai besoin de 
tes caresses !.. Embrassons-nous, Madeleine, et répète- 
moi que tu m'aimes de tout cœur !.. 

— Oui, je t'aime, Joseph!.. je t'aimerai jusqu’à la 
mort!.. 

Et leurs lèvres se rencontrèrent, comme pour sceller 
leurs douces paroles. 

Aimez-vous, d mes beaux enfants! Ailleurs, la vanité, 
l'égoïsme, l'ambition, l'orgueil se débattent dans de mes- 
quines querelles, mais ici, l'amour généreux peut s'épa- 
nouir en toute sécurité; à mes beaux enfants, aimez- 
vous ! 

Les fleurs répandaient leur léger encens autour d'eux; 
les oiseaux faisaient entendre leurs symphonies les plus 
gracieuses ; l’azur du ciel était plus transparent et plus 
lumineux; ils s’assirent sur un banc de gazon, et Joseph 


continua ainsi : 
— Je le sais encore : il y a une grande distance entre 


nous... 

— Non! non! mon amour l’a comblée !.. c’est toi, 
Joseph, qui me surpasses en intelligence, en savoir, en 
pénétration ! Je n'admets aucune autre supériorité, en- 
tends-tu, mon beau, mon bien-aimé Joseph ?.. Serais-je 
digne d'être ta sœur, ton inspiratrice, ta fiancée, si je ne 
pensais pas de la sorte ?.. Oui, ta fiancée, répéta-t-elle, 


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LA FONTAINE DU DIABLE. 293 


en voyant la tristesse du jeune homme, à ce mot si doux, 
car je ne serai jamais célle d'un autre, eût-il une cou- 
ronne de roi, et je m'ensevelirai dans le tombeau avec la 
promesse que je te fais ce soir !.. 

Le rossignol se mit alors à chanter, lui qui s'était tù 
jusque-là. 

— Ecoute, dit Madeleine, c'est Dieu qui nous répond 
par la voix de son oiseau d'élite ; il fallait un rossignol 
Pour parler à un poète, Eh bien ! il te dit que le cœur de 
Madeleine n'appartiendra jamais qu'à toi!.. 

Un baiser bien tendre fut la réponse de Joseph. — Puis, 
ils ne se dirent presque plus rien... pour mieux s'écouter 
sans doute... le sentiment n’est pas loquace... ils savou- 
raient leur bonheur, la main de l’un pressant la main de 
l'autre, et la belle tète de Madeleine penchée sur l'épaule 
de Joseph. 

Ah! Jean Goujon, que n'étiez-vous là, avec votreélève 
favori, André-le-Blondin, pour prendre l'esquisse de ces 
deux ravissantes têtes, sous leur auréole d'innocence et 
d'amour ! 

Bientôt la jeune fille se releva : — Vois-tu, Joseph, 
je voudrais mourir de bonne heure et mourir pour toi, 
mon frère !.. J'ai soif de dévoèment ! Pour nous autres 
femmes, le dévotment c'est l'amour! Peut-être que tu 

serais plus heureux si je faisais le sacrifice de ma vie, 
afin que tu ne fusses plus abattu, comme je te vois quel- 
quefois!., Oh! ne m'arrète pas!.. Va, mon âme revien- 
drait vers la tienne, et c'est bien alors que je t’inspirerais 
de beaux chants, Ô mon poète !.. 

— Par pitié, veuillez vous taire, Madeleine !., Est-ce 
que je pourrais vivre, si vous n'étiez plus de ce monde ?.. 
Voulez-vous donc me déchirer le cœur ?.. 

lls se levèrent, s'embrassèrent étroitement, restèrent 


204 LA FONTAINE DU DIABLE, 


longtemps ainsi,et le rossignol continua à chanter, comme 
pour applaudir à leur amour. C'était le musicien des fian- 
cailles, car Philomèle ne connait ni blason, ni titres aris- 
tocratiques, ni distance sociale; Philomèle ne connait 
que l'amour. 


L'A 


De grandes fêtes se préparaient à Valence pour l'arri- 
vée de Henri If, qui voulait voir la bonne ville que le roi 
chevalier, son père, François I°", avait aimée. Comme 
lui, le jeune souverain avait le goût des lettres et des arts, 
un penchant très-prononcé pour le luxe, et l'influence 
des Médicis se faisait d'ailleurs vivement sentir en 
France. 

Donc, lorsqu'on apprit que sa Majesté allait visiter le 
Valentinois, on s'évertua à chercher comment l’on pour- 
rait saluer dignement son passage. Madame la reine Ca- 
therine devait rester à Paris, mais on regrettait fort peu 
la sévère Italienne, qui n'était point sympathique. Enfin, 
après une longue attente et de nombreux préparatifs, la 
plus grande partie de la population de notre ville se porta 
sur la route de Lyon. 

Monseigneur l'évêque, le clergé, le sénéchal, les éche- 
vins, les consuls, les hauts dignitaires de la magistrature 
et de l'armée, les principaux personnages étaient à la 
tête d'un cortége imposant. Parmi les grands seigneurs 
étrangers ou appartenant à l'aristocratie dauphinorse, 
on remarquait : les Crussol, dont nous avons déjà parlé ; 
— les La Tour-du-Pin ; — les La Baume-Suze ; — les de 
Veynes, qui devaient un jour faire héritiers de leur belle 
terre du Valentin les de Sièyes, famille très-consi- 
dérée et très-populaire à Valence; — les Saint-Vallier, 
qui comptaient dans leur parenté les Lacroix-Saint-Val- 


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ns + om = . 


LA FONTAINE DU DIABLE. 295 


lier-de-Chevrières-de-Pisancon, dout les membres sont 
encore alliés aux plus nobles races, aux Rauzan, aux 
Chastelux, aux Larochejacquelin, comme ïls ont aussi 
en partage des qualités éminentes, au nombre desquelles 
il faut inscrire la bienfaisance. 

Un auire beau nom, cher à notre province, S'y trouvait 
également représenté : celui de Monteynard, dont lex 
preux ont guerroyé avec héroïsme pour notre pays, en 
les temps très-élouignés. Ce nom a, non-seulement, ie 
prestire de la vaillance et de l'ancienneté, mais celui de 
la grâce et de la vertu, car naguëre, on admirait à Gre- 
noble, à Lyon et dans son petit château gothique de 
Montélier Drôme), une jeune vicomtesse de Monteynard, 
née de Chaponay, un ange de douce beauté, de distine- 
tion,de candeur, une belle âme, dans la plus haute accep- 
tion du mot, mais envolée de trop bonne heure an ciel, 
laissant sur la terre de charmants enfants, dignes de 
porter son nom! 

Que si l'on trouve que je suis un peu suriie de mon 
sujet, pour rendre hommage à une ombre d'élite, l'on 
veuille bien ne pardonner ! — 

Le cortége valentinois s’avaurait,ux sons majestueux 
des fanfares militaires et aux retentissements graves du 


bourdon de la cathcdraleet de< autres cloches de la ville. : 


Les douces voix des adolescetiis «2 joiswnaïent, par in- 
tervalles, à celles des jeunes filles vétues de robes blan- 
ches et couronnées de fleurs. La première et la plus belle 
était mademoiselle de Faventines, notre Madeleine ché- 
rie, qui avait été désignée par le sénéchal pour offrir 
un bouquet à Henri II, à la tête de ses compagnes. 

Soudain parut le roi : — Vive le roi! — Comme on 
savait qu'il était bon, ce cri s'étendit sur toute la ligne, 

tel qu'une explosion de bonheur. 


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296 LA FONTAINE DU DIABLE. 


Henri de Valois n'avait pas le grand air de François I*'; 
il possédait, néanmoins, une belle prestance de gentil- 
homme, une figure distinguée, le type fin de sa race, mais 
moins efféminé que chez son fils, Henri III, par exemple, 
le prince des mignons et des occupations puériles. La pà- 
leur de son visage rivalisait de blancheur avec sa colle- 
rette, que son pourpoint noir mettait en relief. Sa toque, 
également noire, etait ornée d'une plume blanche, coquet- 
tement balancée par le vent. Son beau cheval piétinait 
d'orgueil, en soulevant son cavalier royal, comme s'il eùt 
compris son rôle. J'ai foi en l'instinct merveilleux de ces 
nobles animaux. | 

Bref, Henri 11 recut avec bienveillance les clefs de la 
ville, que lui présenta le sénéchal, mais un gracieux sou- 
rire, plein d'admiration, illumina ses traits, lorsqu'il 
aperçut mademoiselle de Faventines, lui offrant les plus 
belles fleurs que l’on avait pu trouver. 

— Permettez-moi de vous les rendre, mademoiselle, 
lui dit le roi, car les fleurs cherchent les fleurs. 

Sa Majesté cueillit seulement une rose blanche qu'elle 
mit à son pourpoint. — Cette rose me porter: bonheur, 
ajouta-t-elle ; ne ressemblez-vous pas à un ange ?.. 

Et le roi lui baisa la main avec respect. 

On vit alors s’avancer un beau jeune homme, au main- 
tien digne et fier, mais sans prétention. C'était Joseph! 

Le sénéchal avait dû faire violence à sa modestie, 
pour le décider à venir saluer le roi, au nom de la jeu- 
nesse studieuse, en lui présentant une pièce de vers de 
sa composition. Elle était délicieuse! et Henri II, qui 
était connaisseur presque autant que son père, la trouva 
charmante. 

— Quel poète vous avez-là! s'écria-t-il, en s'adressant 
à Diane de Poitiers. 


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LA M'ONTAINE DU DIABLE, 297 

— Je vous l'avais bien dit, sire ! regardez encore cette 

figure de génie !.. 

— Ah!c'est vrai... Jeune homme, on m'avait déjà 
parié de votre talent ; je veux vous emmener à Paris, 
onme secrétaire. Demain, vous me donnerez votre 
réponse, chez M. le sénéchal. 

Le roi continua à cheminer, avec sa suite brillante, au 
milieu d’une foule empressée, écoutant ces harangues in- 
rminables, qui doivent être les plus fastidieuses choses 
Pour les monarques. Henri IV ne disait-il pas plus tard : 
— « Ce sont elles qui ont fait blanchir mes cheveux! » 

Et le Béarnais avait raison. 

On avait dressé des arcs de triomphe sur le parcours, 
jusqu’ Ja demeure du sénéchal, où le prince devait sé- 
jurner. Je n'entrerai pas dans les détails de toutes les 
fêtes en l'honneur de cet hôte illustre : réceptions magni- 
fques, grands dîners de gala, courses de chevaux, Jeux 
de Paume, joutes, bals champêtres, etc.; — l’imagina- 
üon du lecteur suppléera à ce que je veux omettre, dans 
h crainte d'être accusée de commettre des longueurs. 
Mme les faiseurs de harangues. — Je parlerai seule- 
tent de quelque chose qui est trop dans mes goûts pour 
Me je garde le silence là-dessus. 

Le IRhône bleu et triomphant, dont les caresses eni- 
Tent Valence, méritait bien des fêtes vénitiennes, avec 
des gondoles glissant sur ses ondes, des gondoles ornées 

£ Mille verres de diverses couleurs, se reflétant dans les 
&UX Profondes, tandis que des chants de gloire et d'amour 
de fais aient entendre dans ces petites barques de forme 
alien ne et sur les bords du fleuve imposant. Quelle belle 
TUE étoilée! Une sérénité ineffable, une voluptueuse dou- 
UT ét aient répandues dans l'air; la musique avait de ces 
“nts d'une gräce, d'une mollesse, puis, d'un charme 


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298 LA FONTAINE DU DIABLE. 


plus vif, plus pénétrant, à faire rèver les âmes les moins 
bien douées sous le rapport du sens poétique. On eût dit 
que l'artiste d'alors, franchissant trois siècles, sur l'aile 
de son génie, avait pressenti le doux Mozart, tant il y a 
une sorte de divinatiou, à travers les âges, pour les êtres 
marqués du sceau qu'imprime la gloire. 

Oh ! l'harmonie ! quel suave écho jeté sous la voûte su- 
blime, comme un élan d'amour et d’immortalité ! 

Les gondoles rasaient l’onde frémissante, semblables 
à des alcyons, — mais les alcyons sont plus simples, 
car ces gondoles étaient merveilleuses, à force d'art 
et de recherche. Celle de Henri IT, ainsi qu'on le devine, 
était d'une richesse qui rappelait le lixe asiatique. 

Toutes celles des grands seigneurs l'entouraient. La 
famille de Faventines, fidèle à ses habitudes opulentes, 
n'avait pas néglisé d'enjoliver la sienne, de manière à 
éblouir mème les yeux les pius difficiles. Et dire que, dans 
cette éclatante demeure improvisée, il y avait une perle 
de simplicité charmante et de beauté suprème, qui pou- 
vait bien se passer de tous les décors !.. oui, Madeleine 
était là, écoutant les mélodies si douces et rèvant à 
Joseph ! 

Elle rêvait à son ami, la pauvre enfant, elle rèvait, et 
la gondole glissait toujours ; elle glissait, près des îles 
verdoyantes qu'un soufle bien pur eflleure, elle glissait, 
pour arriver au rivage... lorsque tout à coup, elle s’ar- 
rête.. on était éloigné des autres gondoles... le père et 
la belle-mère de Madeleine, sa jeune sœur mettent pied 
à terre..; un cavalier de haute taille entre vivement dans 
la barque, s'assied aussitôt, et la gondole est entrainée 
avec vitesse, sans que la jeune fille puisse se demander 
le mot de ce mystère. 

— N'ayez pas peur, mademoiselle, je veux vous parler 


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LA FONTAINE DU DIABLE. 299 


durant quelques instants, voilà tout. Vos parents me 

l'ont permis. 

Et, se mettant à genoux devant mademoiselle de Fa- 
ventines, le jeune baron de Crussol, avec un regard qui 
peignait l'etat de son àme, s'écriait : 

— Par pitié ! dites-moi un seul mot, un scul!.. Dites 
que Vous ne me repousserez plus! que vous m'aimerez, que 
VOUS aCcepterez ma main !..O Madeleine, dans toutes ces 
fêtes, dans toutes ces représentations, je n'ai vu que 
“OS, mon idole de tous les instants !.. 

— Assez, monsieur le baron! et ramenez-moi immé- 
ditement auprès de mon père !.. 

— Pourquoi donc cette froideur, Madeleine, je vous 
en prie 2. Si vous saviez comme je vous aime, vous ne 
Me traiteriez point de la sorte! Mais, là-haut, dans 
NON rude castel, je ne pense qu'à votre beauté radieuse, 
et le jeune soudard, l'intrépide guerroyeur s’adoucit à 
ne nom! Oh! si vous deveniez un jour mon épouse 
bien-aimée, comme nous serions heureux !.. 

— Impossible, monsieur, impossible! ne me parlez 
nus de cela! 

— Comment ! impossible !.. Dire un mot pareil au fils 
du haut et puissant baron de Crussol !.. Mais si je le 
‘oulais, savez-vous, mademoiselle, que je pourrais me 
“nSer de votre refus. et me venger sur un être qui vous 
+ Ma 1 heureusement trop cher, puisque c'est là l'obstacle 
qui sS Op pose à mes vœux!.. Vous ne pouvez pas le nier : 
"US Aimez un jeune homme. 

— Je ne le nierai point, monsieur, je suis fière de cet 
äMour ? 

—  V'oyez-vous cela ! Je l'avais deviné !.. Je sais le 
Le de mon rival! Eh bien! si cela me plaisait, je le 

Sera is aussi facilement que je brise cette épée !.. 


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300 LA FONTAINE DU DIABLE. 


Et, fort comme un athlète, le vigoureux baron réalisa 
cette menace en rompant son arme. 

Madeleine, timide jusqu'alors, eut un regard de défi. 

— Vous ne ferez point cela, monsieur! s’écria-t-elle 
avec exaltation. 

— Et pourquoi, s'il vous plait ?.. 

— Parce que je me mettrai entre vous deux, pour pro- 
téger l'innocent, et vous me percerez le cœur avant d'ar- 
river à celui que j'aime !.. 

Le jeune baron était silencieux et comme suspendu aux 
paroles de Madeleine de Faventines. 

— Vous ne le ferez point, continua celle-ci, parce que 
je sais que vous avez de l'honneur et que vous ne you- 
driez pas vous venger sur quelqu'un qui ne vous a fait 
aucune injure !.. 

Ce mot d'honneur, dans la bouche de Madeleine, ce 
mot si français eut un effet surprenant sur l’âme loyale 
du jeune Crussol. Ses prunelles devinrent plus douces, 
il se mit de nouveau à genoux, lui qui s'était levé un 
moment avec fureur, et joignant les mains : 

— Pardon, mademoiselle !.. vous êtes aussi fière, aussi 
courageuse que belle et je vous admire encore plus ! Sans 
doute, toutes les qualités que je découvre en vous exci- 
tent davantage mes regrets... mais je ne veux pas vous 
offenser... Heureux mille fois celui qui possède votre 
cœur !.. je le respecterai à cause de vous, qui le défendez 
si bien... Je vais me retirer l'âme navrée, toute pleine de 
votre souvenir... Bientôt, dans les guerres de religion, 
que nous sentons poindre au loin, je chercherai une occa- 
sion pour me faire tuer, en prononçant votre nom !.. Et si 
l'on vous dit que Jacques de Crussol est mort noblement, 
croyez alors que ce sera sous l'influence de son amour... 
Adieu, mademoiselle, adieu !.. accordez-moi, pour unique 


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LA FONTAINE DU DIABLE. 301 


faveur, de baiser respectueusement votre main, une fois 

dans ma vie, et fiez-vous à mon honneur de gentilhomme 

Pour ne pas inquiéter jamais le beau et intéressant Joseph, 

qui a tant d'empire sur votre âme. 

Madeleine, émue de cette loyauté chevaleresque, lui 
donna sa main à baiser. 

Jacques de Crussol, en la portant à ses lèvres, eut une 
larme dans ses yeux noirs. 

— Merci. oh! merci, mademoiselle, dit-il avec pas- 
sion. . J acques pourra mourir désormais; votre main de 
Sœur a touché sa bouche. Et maintenant, necraignezrien; 
"S parents, qui sont prévenus, vous attendent, seuls, 
au rivage. 

En effet, le gazon vert qui bordait le Rhône du côté 
des îles recevait Madeleine, que son père, attendri et 
tonfus, accueillait dans ses bras. Le jeune baron s'était 
échappé vivement pour rejoindre la gondole de sa maison. 


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Après cette nuit, toute resplendissante de clarté, toute 
mélodieuse et toute poétique, le matin se leva joyeux 
vome un sourire. On fit visiter à Henri de Valois la 
‘lladelle et les divers murs d'enceinte que son père avait 
fait bätir, dans le but de repousser Charles-Quint, puis 
ne maison fort curieuse, commencée, dit-on, lors du 
lêSSage de François Ie", ou du moins sous son inspira- 
lon, et que l'on appelle la maison des Têtes. C'est l'un 
ds nionuments de Valence. Elle est très-admirée des 
Bnaïsseurs, très-originale, mais elle a souffert, et quel- 
qtes-u mes des têtes sculptées sur sa façade sont mutilées 
nalh e u reusement. Malgré cela, c'est un fort beau chet- 
lœuvre d'architecture, qu'un Anglais bizarre voulut 
acheter une fois, pour le transporter sur les bords de 
R Tammnisel. C'était une idée d'insulaire, impossible à 


302 LA FONTAINE DU DIABLE. 


réaliser... raison de plus pour cu'elle dût éclore dans le 
cerveau de ces Anglo-Saxons, pleins d'humour. 

Henri IT était rentré sous le toit du sénéchal, lorsqu'on 
lui annonça la visite d'un jeune homme, 

— Ah!c'est mon poète, dit-il, avec plaisir. 

Et tendant sa belle main royale à Joseph, le prince 
l'invita à s'asseoir en face de lui. 

— Avez-vous réfléchi à ma demande, monsieur, dit le 
roi, voulez-vous accepter. à la cour, la place de premier 
secrélaire, que je vous offre avec empressement ? 

— Sire, je prie Votre Majesté de recevoir l'expression 
de ma gratitude, mais je ne puis me décider à quitter mon 
pays. 

— Votre pays, c'est la France, jeune homme, et Paris 
est le cœur de la France ! 

— Oui, sire, mais 1l y à aussi le Dauphiné, il y a ma 
ville natale, et je veux chanter, vivre et mourir soas leur 
ciel ! 

— Vous êtes toujours poète !.. j'aurai bien de la peine 
à lutter contre vos sentiments délicats. Mais la capitale 
ne parvient donc pas à vous éblouir ? 

— Sire, je ne suis qu'un chanteur... comment rèver 
au bruit de la foule ou dans les fètes de votre somptueuse 
cour ?.. J'eusse travaillé avec joie pour Votre Majesté, 
mais ellene voudrait pas exiger l'immolation de mes goùts 
les plus chers : l'amour de la campagne, de la solitude, 
de la réverie… 

— Et peut-être un autre amour ? ajouta le roi en sou- 
riant. 

Joseph pàlit un peu, ne voulant pas révéler son secret. 

À Paris, continua-t-il, qui me rendrait mes bords du 
Rhône, mes îles ombreuses, mes chants d'oiseaux, ma 
vallée des Beaumes, mon insouciance de poète ?.. 


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LA FONTAINE DU DIABLE. JUS 
— Et ma jeune amie ?.... ajouta le roi malin... 
Pour le coup, le Valentinois se crut trahi par madame 

Diane, ce qui l’eût contrarié, au point de vue de l'opposi- 

tion des Faventines; mais il éluda toujours la question 

avec soin. 

Henri de Valois, qui ne savait rien là-dessus, ne pour- 
suivit pas son simple badinage ; il exprima sérieusement 
ses regrets de ne pouvoir s'emparer du jeune homme, 
Pour l'installer auprès de lui comme secrétaire intime, 
@ qui l’eût mis dans le ravissement. Cette belle physios 
nmie, si noble et si expressive, l’attirait ; il ne s'en dé- 
lndait pas, la regardant avec un intérèt véritable, avec 
une joie réelle. 

— Monsieur le sénéchal, dit-il à ce deraier, vous 
AezZ là un compatriote distingué et de grande espérance: 
jvous Je recommande instamment. Et vous, jeune poète, 
uVenez-vous toujours que vous avez à la cour de France 
des protecteurs puissants : madame Diane de Poitiers et 
votre roi. 


VI 


Nous sommes encore à une distance de plusieurs an- 
liées, et dans l'atelier de Jean Goujon surnommé : « le 
* Corrége français de la sculpture. » 
| Que de chefs-d'œuvre dans cet asile, dont Paris peut 
tre fier! Toutes les statues, tous les bas-reliefs respi- 
"ent la grâce, la douceur et l'harmonie. 

Un peut admirer le naturel des poses, qui n'exclut 
Mais une adorable coquetterie, mais une coquetterie 
sans IMignardise, C’est touchant et sublime, lorsqu'il le 
faut t C'est parfait dans les moindres détails! c’est mieux 
‘iore que l'art des Grecs, s’il est possible, car il s’y 


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mèle une tendresse, un charme, une expression qui font 
dire : — l'âme est là, avec un délicat ciseau pour ser- 
viteur ! 

Jean Goujon était aussi un habile architecte parisien, 
et toujours un ouvrier de génie. Sa fontaine des Innocents 
et son admirable travail à la partie la pius estimée du 
vieux Louvre sont des œuvres immortelles. 

Que l'on me permette de dire encore ici, avec orgueil, 
que c'est un fils de nptre province qui a préservé de 
d'incendie des barbares le palais des Valois, le palais des 
Arts surtout, le palais de la France et de l'Europe en- 
tière! — Jean Goujon, vous avez dû bénir le brave 
commandant de Sigoyer, se levant avec énergie pour 
protéger votre œuvre, et vous l'avez remercié là-haut, 
dans le sein de la gloire, car la gloire est de tous les 
mondes radieux! 

Contemplons à présent cette belle tète d'artiste, au 
moment de son travail. — Il m'a été donné de voir der- 
nièrement, dans une grande ville, une statue en bronze 
de Jean Goujon, comme pendant à celle de Van Dick. On 
n'ignore pas que l'illustre peintre flamand avait une re- 
marquable physionomie, très-ouverte, un peu cavalière 
et véritablement originale, avec ses grands yeux expres- 
sifs, son front hardi, sa moustache relevée et le tout 
ensemble, qui lui donnait un air vainqueur. 

Aussi, avait-il les œillades amoureuses des fières du- 
chesses d'Angleterre que sa main daignait peindre ; elles 
en étaient passionnément éprises. — Eh bien ! n'en dé- 
plaise à ces altières beautés, je préfère de beaucoup la 
figure pensive et distinguée aussi, mais plus méditative, 
de Jean Goujon. 

Sa taille svelte était bien prise, son costume d'atelier 
lui seyait à ravir. Il travaillait alors à je ne sais quel 


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LA FONTAINE DU DIABLE. 305 


groupe de petits amours. — Parmi ses élèves, un sur- 

tout, qu'il regardait souvent, attirait l'attention. C'était 

un Charmant jeune homme, dont la tête fine et intelli- 

gente était gracieusement couronnée de boucles blondes, 

sur lesquelles une toque de velours noir, posée un peu 
de côté, par une gentille habitude, faisait sourire le mai- 
tre. Ses meilleures paroles, ses plus doux encouragements 
allaient vers ce Benjamin. Lorsqu'il avait dit : — Je suis 
ntent de toi, André; — le jeune homme était dans 
l'entvrement et travaillait de plus belle. 

C'est qu'il avait la main heureuse, le favori! Ses œu- 
VeS étaient admirées de tous, du roi comme de madame 
Diane de Poitiers, et personne ne murmurait ; les com- 
piments étaient Justes, ne tombant jamais sur une per- 
sonnalité médiocre. Et puis, quel joli caractère! toujours 
ant, Chantant toujours. il chantait des ballades dau- 
phinoises, en souvenir du pays natal... — Chantez donc, 
André—Le-Blondin, — car nous VOUS AVOns reconnu ; — 
chantez, de votre voix mélodieuse... Sur la terre, les 
pleurs Viennent toujours assez tôt! 

Mais voici qu'un étranger, porteur d’une lettre, arrive 
aprés de Jean Goujon... Elle n'est pas pour lui, mais 
Pour A n dré.… 

— Qui donc peut m'écrire? Ah! c'est de Valence, 
est-ce pas, bonhomme ?.. 

— Oui, messire, le comte de Bressac, venant à Paris, 
bien voulu se charger de cette missive: et moi, commis- 
“Maire, j'ai été envoyé auprès de vous, pour vous la 
reme ttre. 

— Merci de grand cœur. Tenez, pour votre peine. 

— Oh! vous êtes bien généreux, messire! que Dieu 
us récompense! — 


La lettre était ainsi conçue : 
20 


300 LA FONTAINK DU DIABLE. 


Mon cher enfant, 


Une bienveillante amie de notre chère comtesse est 
assez: bonne pour me prèter le secours de sa plume, et, 
grace à elle, je viens causer avec toi, ce que je désirais 
depuis longtemps. 

Ah! mon pauvre André, dans ton lointain Paris, tu 
isuores d'affreux malheurs, sans douite!.. Je voudrais 
bien n'avoir pas à te les apprendre, mais il le faut, hélas!.. 
Ton père et moi, nous allons bien, pour ce qui regarde 
le corps, mais notre cœur souffre cruellement... Nous 
sommes éprouvés dans nos affections les plus chères. 

Tut'étais bien aperçu, mon fils, du luxe effrayant qui 
régnait dans la maison du comte de Faventines; il aug- 
mentait sans cesse, car la vanité de Madame ne connais- 
sait plus de bornes. Le train somptueux que l'on menait 
dans cette demeure, a ruiné complètement une famille 
qui eût pu être heureuse avec des goûts plus modestes. 
Le pauvre comte se trouvait, il y a quelque temps, dans 
les Pyrénées, suivant son habitude. En apprenant cette 
triste nouvelle, il s'est précipité dans un abîme bordé de 
rochers et ouvert sous ses pas. La mort à été instan- 
tanée… 

Je ne te dirai pas la douleur de mademoiselle Madeleine, 
en recevant ce coup terrible de la fin déplorable de son 
père... Je pleure encore à ce souvenir !.. La pauvre enfant 
faisait peine à voir! cela me déchirait l'âme!.. Elle 
seule, de sa maison, à regretté le malheureux comte. 
Pour nous, qui le savions plus faible que méchant, plus 
infortuné que coupable, nous l'avons regretté sincèrement. 
Mais personne n'a plaint l'orgueilleuse, l'insensible com- 
tesse, qui est retournée dans son pays, avec son insigni- 
fiante jeune fille, quand tous les regards se portaient avec 
sollicitude du côté de mademoiselle Madeleine, l'enfant 
chérie des Valentinois... Mais elle, qu'a-t-elle fait 2... 
Ah! c'est ici, mon fils, que mon cœur se fend. 

Nous aurions recueilli la bonne demoiselle, elle est de 
la famille, elle a droit à nos soins, à notre amour, aux 
produits de notre petite ferme. Ne la devons-nous pas à 
la générosité de sa mère ?.. 

Eh bien! la pauvre enfant, abimée sans doute par le. 
désespoir, et craignant de nous étre à charge, s'est en 


LA FONTAINE DU DIABLEF. 807 


fuie, pour vivre de son travail, dans une grande ville, je 

ne sais laquelle, pour y mourir, peut-être alors que je la 

deinande nuit et jour, alors que j'appelle mon enfant, ma 
fille bien-aimée, celle que j'ai nourrie, celle que sa mère 
mavait confiée en mourant !.…. 

Monsieur Joseph est fou de douleur... il ne peut par- 
donner à Madeleine d'avoir douté de lui, en ne lui confiant 
pis ses projets. 

Mais La jeune fille est si noble, si fière, qu'elle a voulu , 
aller au loin pour cacher sa triste position. Jusqu'à 
te qu'elle soit retrouvée, et cominent ?.. c'est le secret de 
Dieuf.. je n'aurai point de repos jamais, ni ton vieux 
pere... 

Tâche, mon fils, de nous aider dans la découverte. je 
nnais assez l'affection que tu portes à notre chère en- 
fant, Po ur compter sur ton dévoûment envers elle. 

diexx, nous t'embrassons tous, ton père et moi, du 
Pas pro fond de notre âme. 

YVONNE. 


7 Ah! Madeleine... ah! ma sœur !... s'écria André. 
. ton bb ant à genoux et en se tordant les bras... Mon 
Dieu ! NÆadeleine !.… Madeleine !.… 

Jean Goujon s'avança, ému, prit cette blonde tête déso- 
lb entreses mains généreuses. 

— LL jisez, maître, je vous en conjure !.. 

—  Bauvre enfant, dit le grand artiste, moi aussi, je 
ferai des recherches ; mais croyez-moi, ayez du courage, 
allez je ce pas chez madame Diane de Poitiers, lui ra- 
‘ter votre malhaur; elle est toute puissante; elle 
Msera, | 
rates essuya ses yeux noirs et courut au palais du roi. 
. “ Vait ses grandes et petites entrées auprès de la du- 
hesse, N'était-il pas son protégé depuis longtemps ? 

7— Qu'as-tu donc, mon fils ? s’écria Diane, tu es vrai- 
“ent tout bouleversé ! 
© Jeune homme montra la lettre. 


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308 LA FONTAINE DU DIABLE. 


— Quel sort afligeant pour cette charmante Madeleine 
que nous aimions !.. Je vais demander à Sa Majesté qu'elle 
fasse prendre des mesures pour qu'il soit donné ï'ordre, 
dans les grandes villes, de découvrir, avec prudence et 
discrétion, une jeune étrangère, nouvellement arrivée. 
Attends-moi un instant. 

Henri II se montra très-bien disposé et dépècha des 
courriers dansles principales cités de son royaume, À l'effet 
de ne pas laisser dans l'abandon et la souffrance une noble 
enfant, recommandée par madame Diane. 

Plusieurs longs mois se passèrent; toutes les recher- 
ches étaient infructueuses, au grand désespoir de notre 
André, qui venait pleurer, de temps en temps, chez sa 
protectrice. Celle-ci ne savait plus que lui dire et com- 
mençait par perdre toute espérance. 

Un jour que le jeune homme sortait du ravissant bou- 
doir de la grande dame, plus triste que jamais, ses ins- 
tincts d'artiste le firent s'arrêter devant une superbe tête 
de vieillard aveugle, qui chantait au coin d'une rue. Il lui 
donna aussitôt une pièce blanche, en murmurant quelques 
mots de pitié. 

Deux élégants, deux muguets de cour, après avoir jeté 
avec dédain une obole dans la sébile du mendiant, s’arrê- 
tèrent, eux aussi, non pas pour admirer le galbe impo- 
sant du déshérité de la fortune, mais pour parler d’un 
sujet qui paraissait absorber leur attention : 

— Dis-donc, Gaspard, tu te souviens de la jolie ou- 
vrière aux longs yeux bleus, aux cheveux si noirs, à la 
tournure si élégante que nous avons rencontrée unjour ?.…. 
Eh bien, je l'ai fait suivre, je sais où elle habite. et ce 
soir, lorsqu'elle rentrera dans sa mansarde, revenant de 
porter de l'ouvrage quelque part, nous l'arrêterons, avec 
deux gars de bonne volonté...elle ne pourra pas m'échap 


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LA FONTAINE DU DIABLE. 309 


per et... je m'en emparerai, à coup sûr... tant pis si son 
humeur est récalcitrante…. | 
— Mais j'y serai, par ma foi! j y serai, Raoul, pour 
partager plus tard le gâteau! tu m'’entends... c'est bien 
le moins que tu me doives pour tout l’argent que jet'ai 
prêté ! ce quit'a préservé des griffes de la police. 
— Oui, oui, mon cher, tu peux te fier à moi... cette 
beauté t'appartiendra, comme à ton dévoué serviteur. 
And ré-le-Blondin avait d'abord écoutémachinalement.… 
Mais... ceslongs yeuxbleus.. ces cheveux sinoirs.. cette 
ournure si élégante, dont on avait parlé, lui firent je ne 
‘ais quelle mystérieuse impression... Reconnaissait-il, à 
SON Lun u, quelques traits vagues de cette silhouette, sou- 
ent Coatemplée, dans ses rêvas de douleur?.. 

— Q@ uoiqu'ilensoit, se dit-il, ilse peut qu2je soisappelé 
irenu re un service à une innocente jeune fille. . je dois 
pas perdre de vue ces deux mécréants. . j'irai partout 
où ils Zront, ce soir... — À la garde de Dieu! 

Vers l'heure annoncée par le blanc-bec Raoul à son 
VD pe re Gaspard, et au lieu dit par le même coureur de 
elles , une ombre rôdait dans le quartier, silencieuse, 
Pude nte, couverte d'un chapeau à larges bords et d’un 
lonex tn anteau qui dissimulait sa taillé mince. Dieu du ciel! 
"Mae le cœur luibattait!et sans savoir pourquoi !.. 

Enfin, les deux compagnons arrivérent; ils chuchotè- 
ne Pendant quelque temps, puis se promenèrent à pas 
: loup , tandis que les mauvais gars en haïllons qui 

*Vaïent leur aider attendaient, comme de simples mor- 
tels | 

Bientot, sur le mur d’une maison voisine, une ombrese 

on mais plus svelte encore qua la première... une 
re de jeune fille, 

— C'est-elle! dit Gaspard à ses dignes acolytes. Et 


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LA FONTAINE DU DIABLE. 311 


sarde, puis, déposa sa sœur, presque inanimée, sur un 

pauvre petit lit blanc. 

— Mon Dieu ! cette scène l'aura tuée ! c'est à peine si 
le poule bat... 

Il appela une voisine. — Venez À notre secours, ma- 
dame, ma sœur est bien malade: 

On fut chercher un médecin ; ilexamina mademoiselle 

de Faventines. 

—— Cette jenne fille, dit-il, à André, est épuisée par les 
Chagrins et les privations; elle v‘ent d’avoir une de ces 
SeCousses qui ne pardonnent pas, j'ignore laquelle, mais 
fout l’organisme est sérieusement ébranlé, d'autant qu’elle 
AVait déjà une maladie de cœur ; je le connais, elle n’en 
Ruérira pas. 

-— Ilest bien peu consolant, ce médecin, dit le pauvre 
André. 

Le docteur ordonna quelques remèdes et se retira. 

—— Madeleine!.. ma sœur chérie! . 

—— André, sais-tu pourquoi l’on m'attaquait ce soir?.… 

Enfho, n'en parlons plus, dit la jeune fille avec fierté. 
Mais comment as-tu pu me trouver, mon frère?.. 

Le jeune homme lui raconta l'aventure. 

— J'ai bien souffert, dit mademoiselle de Faventines, 
Mais je ne m'attendais pas à une pareille insulte; ce 
Sera le dernier coup! 

Elle porta la main à son cœur, qui, cette fois, battait à 
tout rompre. 

André lui parla d'Yvonne, de Pierre, de Joseph, des 
SY ra pathies de tous les Valentinois, sans en excepter ses 
àMis de Paris, madame Diane et Jean Goujon. Les yeux 

& M adeleine se remplirent de larmes : 

—— Yvonne ! Pierre! les Valentinoïis!.. je les aime 

tous. 


312 LA FONTAINE DU DIABLE . 

Et plus bas, elle ajouta, avec une expression ardente: 
Joseph !.. Ah! Joseph! 

Le bon André l’entendit : — Je vais lui écrire, Made- 
Jeine.. Il est désolé! je vais lui écrire, il viendra, sans 
plus tarder. avec notre mère Yvonne... 


VII 


La pauvre mansarde eut souvent la visite de madame 
Diane de Poitiers, qui venait, sans décorum, apporter les 
consolations, des encouragements pleins de bienveillance 
et de douce cordialité. Chaque jour, la duchesse envoyait 
des fruits, des fleurs, de gentils présents à la malade, 
car André, ne voulait pas recevoir autre chose, se réser- 
vant exclusivement le bonheur de pourvoir aux besoins 
matériels de mademoiselle de Faventines. Rien ne man- 
quait à cette dernière, grâce aux soins du jeune frère, 
qui l'entourait de délicates attentions. Il était devenu la 
meilleure des garde-malades, s'étant établi dans un pe- 
tit cabinet voisin, et là, au moindre souffle plus fort, il 
se levait, la nuit, pour veiller sur sa nobleet chère sœur! 

Jean Goujon venait les voir souvent, en ami dévoué, 
mais aussi en artiste. Cette Jeune tête mélancolique, aux 
traits si purs, avec ses grands yeux qui parlaient seuls 
lorsqu'elle se taisait, cet ineffable sourire d'ange, amené 
si rarement sur ces lèvres blanchies, avaient fait une 
touchante impression sur l’immortel sculpteur. 

11 admirait tout cela, et sentait en lui un intérêt vrai- 
ment paternel pour cette belle fleur qui allait tomber de 
sa tige. 

Un matin, la malade reposait plus tranquillement sur 
sa couchette ; la petite fenétre de la mansarde était ou- 


LA FONTAINE DU DIABLE. 313 


verte; un ravissant bouquet répandait ses senteurs eni- 
vrantes, comme pour caresser la jeune fille endormie. 

On était à un étage élevé, et le soleil, « ce luxe des 
Pauvres», accordait un reflet bien pur,un aumône divine, 
à la chambrette embaumée. André-le-Blondin fut frappé 
du rayonnement de la figure de sa sœur : 

— Quelle est belle!.. Non, nous ne la conserverons 
pas ; elle a une beauté qui n'appartient pas aux filles de 
la terre! 

— André, dit Madeleine en se réveillant, j'ai fait un 
doux rêve; c'est aujourd’hui qu'ils viendront, afin que je 
puisse les revoir avant de mourir !.. 

Le jeune homme croyait aux pressentiments ; il ne 
douta pas de la réalité de cette sorte de vision. Après de 
longs jours d'attente, car un voyage de Valence à Paris 
était un événement, dans ce temps là, et ne s’effectuait 
point aussi facilement qu'aujourd'hui, on entendit frapper 
à la porte de la mansarde.…. 

Ces coups résonnèrent dans l'âme de Madeleine et 
même dans celle d'André, quoiqu'il füt plus fort. 

Yvonne et Joseph !... c'étaient bien eux !... La pauvre 
nourrice, oubliant presque son propre enfant, eourut 
vers le lit de Madeleine, serra sa fille sur son cœur, en 
L’inondant de ses larmes, tandis que Joseph, qui sanglo- 
tait aussi, attendait le moment PRABISE pour embrasser 
sa sœur adorée | 

Ce moment arriva, mais Madeleine s'évanouit... Lors- 
qu'elle revint à elle, apercevant Yvonne et Joseph, qui lui 
souriaient, elle oublia tout, l’infortune, les souffrances, 
1a pauvreté, la mort elle-même, qu’elle entrevoyait sou- 
vent, pour se livrer à une joie enfantine. 

— Mère Yvonne, que je te sais gré d'être venue ! .. Em- 
brasse-moi encore, comme lorsque j'étais là-bas! Si 


314 LA FONTAINE DU DIABLE. 


tu savais combien notre André a été bon pour moi !… 

— Dam, ma chère demoiselle, il n’a fait que son de- 
voir !... À présent, nous ne nous quitterons plus!... Mais 
vous ne dites rien à Monsieur Joseph !.… 


— Ah! Joseph!... mon frère bien-aimé!... vous ne 
ne m'avez donc pas oubliée à Valence? 
— A-t-1l assez souffert, Mamzelle!... Voyez comme 


le pauvre jeune homme est pâle! Mais, sotte que je 
suis, je vous fais de la peine! .. pardonnez-moi! 

— Madeleine, comment aurais-je pu vous oublier? 
Je vous retrouve enfin, Ô ma sœur! Cet instant efface 
toutes mes heures d'angoisses!... Le bonheur reviendra 
pour nous! 

Non, il ne reviendra pas! poète, vous souffrirez en- 
core, car c'est dans la destinée des poètes de souffrir !… 

On eut beau entourer de soins et d'amour la noble 
jeune fille, elle déclinait rapidement. A sa maladie de 
cœur, occasionnée par ses revers, se joignait une mala- 
die de langueur. Un jour, elle dit à Joseph, assis à son 
chevet et fixant sur elle son doux regard : 

— Mon pauvre ami, je vais te quitter, dans quelques 
jours, mais je te laisserai toute mon âme .. Dieu m'a exau- 
cée et je l'en remercie! Je lui avais demandé de mourir 
jeune, puisque mes parents voulaient nous séparer. D'ail- 
leurs, j'avais fait volontiers le sacrifice de ma vie pour 
toi seul, Ô mon Joseph! 

— Mais tu vivras, Madeleine, tu devindras ma com- 
pagne adorée !... Il me faut ta présence! Oh! laisse- 

moi en jouir | | 

— Non! non! il m'est si doux de mourir pour toi! 
mets encore et longtemps ta tête contre mon cœur! 
Écoute-le battre!... toutes ses palpitations t'appartien- 


LA FONTAINE DU DIABLE. 31% 


nent... Te souviens-tu du jour de nos fiançailles, que cé- 
lébrait le rossignol, ce soir où le ciel si pur semblait sou- 
rire à notre amour?... Lorsque {u retourneras à Valence, 
tu iras visiter, en souvenir de moi, les lieux où il chan- 
tait... Ah! pourtant, que j'eusse été heureuse avec toi, 
Joseph !.. Il est trop tard !... ta Madeleine va s'envoler, 
mais quelque chose me dit que je reviendrai te voir, ainsi 
que je t'en ai fait la promesse. 

— Méchante enfant! vous ne craignez pas de briser 
votre Joseph, dit celui-ci, qui se bercait encore d'une 
illusion. Au moment où nous aurions été l’un à l’autre, 
où mon amour n'aurait vécu que de votre amour, pour- 
quoi parler de séparation! Cher ange, si tu meurs, je 
veux mourir aussi, si tu meurs, je brise ma lyre, et ma 
lyre m'est plus chère que la vie... La poésie la plus douce 
est celle qui me vient de tes regards! S'ils s’éteignaient, 
mon souffie poétique s’éteindrait avec eux!.… 

— Non, Joseph, tu es poête avant tout!.. Au nom de 
Madeleine, laisse ton génie grandir encore! J'aimais la 
poésie et l'amour personnifiés en toi! Que dirais-je de là- 
haut, si je t'apercevais délaissant ton luth!.. À l’œuvre! 
à l'œuvre! à ménestrel!... quand je ne serai plus de ce 
monde, tu chanteras la patrie!... C'est une grande, une 
glorieuse mission! Le nom de France ne résonne-t-il 
pas dans ton cœur?... Tiens, je te vois tout frémissant 
de patriotisme, même sous les épines que t'inflige ton 
amour !... Comme je te trouve encore plus beau ainsi! 
Viens que je te donne mes baisers pour récompense, à 
fiancé de mon âme! Est-ce que le poète ne doit pas vivre 
toujours? et pour vivre, il doit préparer son immortalité! 
Toi, si inspiré, si tendre, si brillant, tu végélerais comme 
un homme médiocre !.. Oh! quel blasphème !... Joseph, 
embrasse-moi, pour que je te pardonne! Tes caresses 


316 LA FONTAINE DU DIABLE. 


adoucissent mes douleurs, ou plutôt, je n'en sens point 
auprès de toi, car je t'aime, je t'aime! et le ciel com- 
mence pour ta fiancée, lorsque tu lui parles de ton 
amour! 

La jeune fille retomba, épuisés, sur son oreiller; mais 
qu'elle était belle! c'était vraiment la Muse, avec ses 
longs cheveux noirs dénoués et pleins d'ondulations, 
avec ses yeux qu'un éclair illuminait, avec les couleurs 
de la fièvre qui faisaient ressortir le bleu si rare de ses 
prunelles et la blancheur si transparente de ses joues! 
Joseph était en extase, comme poète et comme amant; 
il la contemplait, ravi, mais une crainte douloureuse lui 
brisait le cœur et, de même qu'André, il se disait, en 
tremblant : 

— Elle est trop belle! le ciel nous la prendra !… 

— Non! non! s'écria-t-il, comme sortant d’un rève, 
Je ne veux pas croire que la mort s'approche pour t'en- 
lever à ma tendresse !... N'es-tu pas à moi, chère âme 
de ma vie! 

— Pauvre Joseph! c'est vrai, nous eussions fait un 
délicieux ménage... Mais je t'en conjure, ne te livres pas 
au désespoir !... Quand je vois des larmes dans tes yeux 
bleus si francs, si pleins de lumière et de génie, cela me 
fait mal; je n'ai plus de courage, vois-tu! 

Parlons plutôt de mon enfance, lorsque tu me portais 
dans tes bras ou que tu prenais ma main mignonne, pour 
me mener écouter les concerts d'oiseaux, chercher des 
fleurs ou saluer le Rhônel... Ah! monfleuve chéri!je l'aimo 
mieux que la Seine ! il est plus beau, plus magnifique, 
p'us royal! Tu iras le voir, en mon nom, lorsque je serai 
morte... Ensuite, n'oublie pas les Beaumes, et cette Fon- 
laine du Diable, où nos deux noms furent prononcés par 
Madame Diane de Poitiers, ce qui nous enchanta naïve- 


LA FONTAINE DU DIABLE. 317 


ment... Notre amour était alors à son aurore; mais moins 
ardent qu'aujourd'hui, je le sens bien! 

— Madeleine, tes paroles sont remplies de douceur 
et d'amertume, tout à la fois... Il faut que tu vives, ma 
bien-aimée, ou nous partirons ensemble !.… 

— Ah! si cela était possible, le ramier suivrait la 
colombe, ou plutôt l'aigle accompagnerait la fauvette. 
Dans le ciel, mon beau fiancé, nous serons l'un à côté de 
l'autre et nous ne nous quitterons plus. 


VIII 


— Nourrice, apporte des fleurs plus fraiches, plus odo- 
riférantes que jamais, pour orner la chambrette, et sèche 
tes larmes... Voici le grand jour !.… 

La pauvre Yvonne retenait ses pleurs avec peine. 

— Mes bons compatriotes, j'ai une prière à vous 
adresser, ajouta Madeleine de Faventines : vous empor- 
terez mon cadavre à Valence... Je veux dormir dans 
mon pays, y dormir mon dernier sommeil ! Exaucez-moi, 
je vous en prie! 

Et son regard si pénétrant allait de Joseph à Yvonne, 
et d'Yvonne à André, pour chercher une réponse à ses 
vœux de mourante. 

— Vous le ferez !... je le devine, je le comprends! 
Oh! merci, mes Valentinois.. Joseph! tu planteras sur 
ma tombe ces violettes que j'ai tant aimées et que nous 
allions chercher dans les prairies de Faventines, puis, 
des pervenches, que tu appelais quelquefois : Mes yeux! 
C'étaient mes fleurs chéries, avec les petits muguets 
blancs que nous trouvions dans les bois de Bressac... Il 
me semble encore respirer les odeurs agrestes, ces par- 


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LA FONTAINE DU DIABLE. 319 


et ses défaillances... Elle avait raison; c'était le jour, 
c'était l'heure du sacrifice. 

Un vieux prètre de Saint-Germain-l'Auxerrois assis- 
tait la jeune mourante et lui parlait du ciel, où elle allait 
monter. 

— Joseph! dit encore Madeleine, les entends-tu?.… 
Écoute !.… Oh ! quelle mélodie suave!.. écoute encore !.… 
Ce sont les poètes d'en haut! Leur lyre est douce 
comme ta voix. ta voix chérie qui me plaisait tant |... 
Et puis regarde !.. C’est donc un lever de soleil?... Dieu! 
que c'est beau !... Allons le voir ensemble!... Partons, 
Joseph !.. Joseph! 

En prononçant le nom du bien-aimé, en recevant son 
baiser le plus tendre, la jeune fille s'était éteinte... 


e. Li 


IX 


La journée était mélancolique ; le ciel gris n'avait que 
de pâles rayons ; un vent léger, en secouant les fleurs du 
cimetière de Valence, semblait murmurer de douces pa- 
roles aux hôtes de ce dernier champ. Une tombe, char- 
gée de couronnes, voilée par la verdure, par des roses et 
des pervenches, attirait particulièrement le regard. Un 
beau jeune homme était agenouillé sur le tertre, et pa- 
raissait piongé dans une méditation attendrie. Sa päleur 
intéressait beaucoup tout d'abord, et l'on ne pouvait dé- 
tacher ses yeux de cet inconnu. Il ne s'en apercevait pas, 
tant le voisinage de la tombe en question absorbait toutes 
ses pensées. 

C'est ainsi qu'il n'entendit pas venir, derrière lui, un 
autre jeune homme également fort beau, mais d'une 
beauté différente. Ce dernier était un chevalier de haute 


J20 LA FONTAINE U DIA BLE. 


stature, aux cheveux noirs, aux yeux de même cou- 
leur, portant à merveille son costume de guerrier. Il 
était bien triste aussi, quoiqu'il n'eùt pas autant l’ex- 
pression du désespoir que le premier et charmant rêveur. 
Lorsqu'il eut prié, il s'approcha de son compagnon, le 
considéra avec des larmes dans les yeux, et lui présen- 
tant la main : 

— Je prends bien part à votre douleur, monsieur Ju- 
seph, n'en doutez pas !.… Je vous dirai donc, devant cette 
noble tombe prématurée, que mademoiselle de Faventines 
était digne de vous et fidèle à son amour ; elle avait re- 
poussé le mien, pour vous garder son cœur tout entier. 
Depuis, je l'avais estimée davantage; je la regardais 
comme une sœur... Permettez donc à Jacques de Crussol 
de vous appeler son frère !… 

Joseph se leva, et prit dans les siennes cette main 
qu'on lui tendait, car les âmes loyales se comprennent. 

— Ce n'est pas ma faute, ajouta le jeune baron, si je 
ne suis pas déjà mort de douleur !... J'irai, quelque jour, 
me faire tuer sur un champ de bataille. 

— Et moi, dit Joseph, j'espère bien ne pas vivre long- 
temps... L'ange a emporté toute mon âme sur ses 
ailes. 

C'était vraiment un beau spectacle que donnaient, aux 
visiteurs du cimetière, ces deux fiers jeunes gens, unis 
par le malheur et une généreuse fraternité. 

— Adieu, Joseph... Permettez-moi d'offrir à sa tombe 
ce bouquet de roses blanches... Mais auparavant, il faut 
qu'il passe par vos mains |. 

— Oh! Jacques, vous êtes noble. Merci |. 

Et ces deux braves cœurs s’embrassèrent, sous la bé- 
nédiction de la morte. 


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LA FONTAINE DU DIABLE. 321 


Joseph tenait religieusement les moindres promesses 
qu'il avait faites à son amie ; il visitait tous les lieux 
qu'elle aimait dans son enfance, cherchant à y recueillir 
les parcelles même de son divin souvenir... Là, il l'avait 
bercée, tout enfant, sous l’ombrage ; ici, il avait entendu 
son premier aveu; plus loin, il l'avait vue pleurer et il 
avait pleuré lui-même. Les Beaumes et le quartier de 
Faventines où elle était née, avaient ses fréquentes 
visites. 

Un jour, comme il souffrait beaucoup, voulant souftrir 
encore, car les infortunés s’abreuvent de leur amertume, 
se plongeant avec une sorte de volupté sauvage dans 
l'océan de leurs angoisses, il voulut aller voir cette 
Fontaine du Diable qui avait été témoin des premières 
émotions de leur amour. Yvonne l'avait accompagné, 
malgré lui. Sans doute, il aimait beaucoup sa chère 
nourrice, mais le désespoir cherche l'isolement. Arrivé 
devant la grotte, ses pas chancelèrent ; il s’appuya sur 
l'épaule de la Bretonne, revit en un instant tout son 
passé d'amour et de douleur, que son imagination ar- 
dente lui retraçait vivement, et cédant à un besoin irré- 
sistible, il lança, à l'écho de la grotte profonde, le nom 
chéri de Madeleine, avec une force extraordinaire et poi- 
gnante... Aussitôt il tomba entre les bras de la pauvre 
Yvonne désolée... puis par terre, au moment où elle ne 
s'y attendait pas... Quand elle voulut le relever, il était 
mort !.… 

La douce Madeleine de Faventines, dont l'âme blanche 
et lumineuse errait peut-être autour de Joseph, était ve- 
nue le chercher. 

Lorsque vous passerez devant la Fontaine du Diable, 
quelque tardive que soit l'heure, quelque yes que soit 


322 LA FONTAINE DU LIABLE. 


la tempête, et malgré les cris du hibou se délectant au mi- 
lieu de l'orage, vous vous garderez bien d'avoir peur. Le 
malin esprit ne peut plus apparaitre près de cette grotte ; 
ce lieu est saint, il est sacré ; l'amour noble, en y exha- 
lant ses soupirs, l’a préservé de tous les maléfices. 


Adele SOUCHIER. 


Ma signature a été mise par erreur au bas du récit des Ementes 
de Lyon. Ce récit est tout uniment la copie d’une lettre du temps 
que j'ai trouvée dans mes papiers, ct qui manque de signature. 
Je ne sais à qui l'attribucr, maiselle m'a semblée être excellente 
et porter un cachet de vérité. 

L. Morrz dE VOLEINE. 


CHRONIQUE LOCALE 


— Connaissez-vous le joli feuilleton que le Journal de Lyon a consacre 
dernièrement aux Vieux papiers d'un imprimeur? Jamais notre Cminent 
poète Joséphin Soulary n'avait eu plus rude tâche; jamais il n'a mieux 
réussi. Séduit par l'exemple d'Alexandre Dumas qui avait eu la fantaisie, 
un jour, de hisser sur un piédestal le Boulanger de Nimes, il a voulu, non 
par caprice, lui, mais par camaraderie, pure sffection, vicille amitie, 
dresser aussi sur un socle un humble imprimeur qu'il savait n'avoir jamais 
été fort caresse ni par la renommée, ni par la fortune. Et le voilà travail- 
lant des pieds et des mains,de la tête et surtout du cœur plus que pour sa 
gloire personnelle; louant d'ici, applaudissant de là; huussant un pauvre 
buste tant haut qu'il pouvait atteindre, le posant dans le jour le plus favo- 
rable ct affirmant, au public étonne, que cette tête fruste, cette picrre à 
peine dégrossie était du marbre ct avait quelque valeur. 

Depuis ce temps, beaucoup de gens ont cru que c'était arrive ct voilà le 
Directeur de la lievue du Lyonnais passé à l'état de poète. 

Merci à l'ami qui nous a fait celte réputation. Puisse-t-elle tenir au-delà 
de la tombe. 

Mais, pendant qu'il était en train de louer les Vieux payiers d'un impri- 
meur ? rimes, tirage et papier, n'a-t-il pas eu la fantaisie de parler de la 
modestie de l'auteur? « Il n'ose emprunter sa Revue pour lui-même » dit-il, 
moitié sérieux, moilié riant ; c'était un peu hasardé, ct pour le prouver, 
nous allons aujourd'hui longuement parler de no1s Ce sera un avant-gout 
de nos Mémoires. 

Le Directeur de la Revue est en mème temps imprimeur ; à ce double 
titre, il a une correspondance aussi nombreuse que variée. Voici une lettre 
reçue le 21 mars dernicr : 

Monsieur, 

«Ils a assez longtemps que vous prètez vos infâmes presses à celle in0- 
ble feuil'e du Courrier de Lyon; nous vous prévenons que votre bicoque 
est désignée, ainsi que celle du Salut Public, à devenir la proie des flam- 
mes. Nous conimencerons par vous, sous peu, si vous ne cessez d'impri- 
mer cette feuille immoade, Cela sera d'autant plus facile que nous avons, 
chez vous-même, des adhérents qui doivent, dans ce cas, seconder cette 
latale muis utile mission. 

Un international, 
AD HONORES. 


P.-S. Vous pouvez avertir Pérussel (sic) et touts sa scquelle. » 

Le Courrier a reproduit cette épitre le 25, ct le Salut Public, le 26. 
Nous croyons qu'elle n'était qu'une mauvaise plaisanterie. Si on avait 
voulu mettre le feu à notre imprimerie, on ne nous eùt pas prévenu. 


— En voici une plus scrieuse, elle est d'un auteur offense ; il est vrai 

que c'est d’un mauvais auteur : 
Monsieur, 

« Vous n'avez pas daigne répondre à l'envoi que je vous ai fait, le mois 
dernier, d'une pièce de vers sur laquelle j'ai eu la naïveté d'appeler votre 
altention en vous priant de m'en dire votre avis, pour le cas où je trouve- 
rais convenance à la publier. Déjà précédemment vous avez accucilli avec 
le même silence dédaigneux, un envoi de même nature que je vous avais 
fait de Milan, c: qui aurait du mc fixer sur votre politesse, mais enfin j'ai 
pu supposer que vous reculiez devant la dépense d'uu timbre-poste de 


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324 CHRONIQUE LOCALE. 


40 cent., ct n'ai pas voulu m'offenser devant votre manque de courtoisie. 
Vous me permettrez, Monsieur, après la deuxième épreuve que je viens 
d'en faire, de trouver fort étrange, de votre part, un tel manque de 
convenance, nou que j'aie la prétention d’avoir droit à vos égards, 
sachant la distance qui me sépare du Directeur de la Revue du Lyon- 
nais. Toutefois comme vous joiguez à celle haute qualité, celle d'impri- 
meur, je croyais, quelque infime auleur que je sois, pouvoir compter sut 
quelques déférences, sinon de la part du Directeur, du moins de la part 
de l'imprimeur, dont j'ai fuit une fois déjà, si vous voulez bien vous le 
rappeler, gémir les presses el je ne crois pas sans profits pour vous. 

Excusez moi, Monsieur, d'avoir eu une prélention aussi téméraire et 
d'avoir pu croire que vous prodiguicez ainsi vos aulographes, cela ne 
m'arrivera plus. 

Recevez, Monsicur, l'assurance de ma très-haute considération. 

G.F. 


P.-S. — Avec ou sans autôgraphe, je crois pourtant avoir le droit de 
vous demander le renvoi de mon mawuscerit. » 
Lyon, 9 Mars 1872. 


— Autre écrivain, autre style : 


Paris, le 3 avril 1872. 
Mon cher Directeur, 


« Votre aimable lettre m'est un peu tardivement transmise à Paris, 
où je suis venu passer les vacances de Paques. J'avais reçu avant de par- 
Ur les exemplaires de ma notice, et j'ai hâte de vous en accuser réception. 
Rien n'y manque au point de vue typographique, et véritablement on ne 
s'aperçoit pas, en la lisant, que vous ayez eu les yeux malades. 


Ces aveugles dont l'âme a su voir tant de choses, 


Homèrc et Milton ne s'en seraient pas si bien tiré que vous. .» 

Cette lettre si aimable ct si bienveillante est signce d'un nom histori- 
que, d'un des grands noms de la France. 

— Puis nous tombons dans le burlesque. IT faut bien ug peu de tout : 


Monsieur 


« Si vous voulez profite dun grand bencfice dun journal qui vat faire epo- 
que vue que ces dan lintere de tout le Monde ct lon vous donne la pre- 
ferance el lon donne la Moilic des benefices et l’on partage les fret des 
journaus et pour avoir ce travalie il faut que vous donuiez 400 fr jusque 
a la fin du Mois de mai don 100 fr ce mois el 150 fr par mois jusque au 
mois de mai et lon fera des journau qua fur et mesure de la vante, Mr 
comme vous voyez ce journal na pas etée donnez a la date cenetait pas le 
moment et aujour dui il vien de paretre et lon trouve dégat que le co- 
mancement et bon et plus il ira plus il cera bon ct la vante ecra grande 
iusi Mr si cela vous convient vene de suite rue Lanterne 2 vous si trouve- 
verez une dame de confiance ct cecrète elle report pour mois receves je 
vous prie mes alulasion 

M D 
Lyon le 15 mar 1872 


Low ferme sa 5 heur du soir » 


— Nous vous prions de croire que nous ne sommes pas allé verser les 
quatre cents francs demandés, même avec l'espoir de voir une dame 
Cecrèle. 


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CHRONIQUE LOCALE. 392) 


Voici maintenant un de ces charmants badinauges qui fout oublier les sou- 
cis el les déboires, ct qui volontiers raccommodent avec l'humanité. Il est 
question du numero de la Revue qui contenait l'article sur l'Ordre du 
Moment. 

«a... Monsieur, comme vous aimez la gaité, je transcris l'aimable lettre 
que m'écrit une amie de pension, qui habite Avallon, cette jolie ville où 
tout fleurit, où Tout murmure. Cette dame a mis, dans sa jeuncsse, sous 
un pseudonyme, quelques poésies dans des journaux parisiens, puis elle 
s'est mariée, à eu huit garcons el une fille... en voilà de la poésic 
biblique! ‘Tous ces enfants vivent, travaillent et sont aimables comme 

pére ct mére: Veuillez donc lire toutes ces gentilles folies : 


A mon crmile Aglac 


Oh! maudite sois-tu, trop oublicuse amie! 
Quoi! tu veux soulever ton voile de fecric! 

De mystére et d'oubli toi qui L'enveloppais, 

Tu te fais imprimer! Oh !oui, oui, je le sais: 
EU tu ne le dis pus à ta ricuse Ilortense, 

A celle qui ferait plus d’une émeute en France, 
Pour peu que le tapage cut de charme pour toi? 
Hélas! pour l'amitié faut-il aussi la foi? 
J'étais, avant-hicr, chez ma cousine Rose ; 

UÜnc dame lisait, Dicu!la charmante chose : 
Les faite des Chevaliers de l'Ordre du Moment, 
L'art d'embellir ses jours d'honneur, de sentiment 
Pour voir plus tôt le nom de cet auteur aimable, 
Je m'approche, en courant. je renverse une table, 

Je lis... ai-je bien vu?.. je ne me trompe pas! 

Oh: non, c'est bien cela, c'est : Aglaë Gurda: ! 

Je plante ma cousine à la docte parole ; 

Vite, pour Avallon, je pars comme une folle. 

J'arrive, Albert me dit: Votre air cst rayonnant, 

— C'est que je connais l’art d'embellir le #omrnt, 

C'est ma chère Aglaë qui vient de me l'apprendre ; 
Alors, il prend un air que je ne puis te rendre : 

— Aglac, diles-vous? — Tais-toi donc, animal, 

Je dis qu'elle est auteur, Licns, vois-tu le journal ? 

Mon mari, qui buvait, laisse tomber son verre, 

Moi, pour le ramasser, je glisse jusqu'à terre: 

Minet, saisi de peur, saute jusqu’au plafond ; 

La bonne, accourt au bruit. — Jésus. qu'est-ce qu'ils ont?.. 
Mon époux étouffait ; tu sais comme il sait rire ; 
Mais, voyant sa terreur, il peut encor lui dire : 
Laissc:-nons un moment. — Vois-lu ce mot genlil, 
Venant si bien à point, pour tripler mon babil ? 
Enfin, j'allais conter... Soudain, mon oncle arrive. 

Tu sais, l'oncle Joscph à la parole vive : 

Ses quatre-vingt-six ans n’ont pu Je ralenlir : 

— Sur votre rossignol, pourquoi tant discourir ? 

I n'est jamais trop tard pour l'aire un joli livre; 

C'est le plus sûr moyen de plaire et de revivre. 

Quand soixente printemps ont rayonné sur nous. — 

— Bravo! l'oncle Joseph a plus d'esprit que tous. 

Le voilà résolu, ce très-ardu problème... 

Adicu, charmante crmile. ah: {u sais si je t'aime. 


t 


Se. AT A pe TE mms 


Re ee = 


Re me 


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PS 


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326 CHRONIQUE LOCALE. 
Voilà, Monsieur, les jolics balivernes que la publicité me procure. » 


— Assez de nas intimites, n'est-ce pas, amis lecteurs? ct maintenant 
que nous avons prouve à Soulary que nous savions entretenir le publie de 
notre personnalité et nous servir de la Revue pour nous-même, retournons 
a notre role de Grande utilité. 


— M. Ménon, maire de Lyon, est mort à Montpellier, dens la nuit 
du 28 au 29 mars. Au recu de cette nouvelle, le drapeau noir a été 
arboré sur le baleon de l'Hôtel-de-Ville de Lyon. Les funéraill:s ont étc 
faites simplement ct sans faste à Montpellier, ct, d'après Îles intentions 
expresses du delunt, aux frais de sa fanulle. 

Par décret, du 23 avril, M. Barodet, a été nommé pour lui succider. 


— Un décret du president de la République, en date du 16 mars 1872, 
rendu sur la proposition du ministre de la guerre, nomme dans la Légion 
d'honneur : 

MM. Dime (Francois), ancien médecin de l'Hôtel-Dieu; Lacour (An- 
toinc), medecin de l'hospice de l'Antiquaille. 

MM. Laroyenne, second chirurgien de la re ambulance lyonnaise; 
Bruch (Edouard); Levrat (Francisque) ; Lortet (Louis) ; Pernot (Charles; ; 
Viennois (Alexan: re), médecin attaché à la re ambulance; Crolas (Ferdi- 
nand), pharmacien de 1re classe, attaché à la 1re ambulance : Chabiières- 
Arlès (Maurice), vice-président du comité lyonnais de secours aux blesscs, 
et Thomasset (Mathieu), directeur des ambulances sédentaires de Lyon. 

MM, Bravais (Henri); Schaack (Jean), médecins attachés à la 2° ambre 
lance lyonnaise. 

Le méme décret élève au grade d'officier, M. Rodet (Henri), directeur 
de l'Ecole vétérinaire de Lyon cet nomme chevaliers, M. Piaton, admiuis- 
trateur des hospices civils de Lyon, directeur des ambulances de lag gare 
de Perrache, ct M. Bergcon (Léon), de Lyon, chirurgien-major de l'ambu- 
lance volante du Bourbonnais, 


— Dernièrement à eu lieu, dans le grand amphitheätre de la Sorbonne, 
la distribution des récompenses accordées aux travaux scicnliliques qui 
se sent produits penilant les deux ou trois dernières années. 

Cctte cérémonie était présidée par M. le ministre de l'instruction pu- 
blique. Parmi les lauréats, figure M, Faivre, doyen de la Faculté des seivn- 
ces de Lyon. 

M. Faivre a vu une médaille d'argeut pour des travaux de physiologie 
végclale. 

M. Ollier, chirurgien en chef de l'Hôtel-Dicu de Lyon, a terminé la 
s'ance par une très-inléressante communication sur la grefle animale et 
sur la reconstitution des os par le perioste. 


— En creusant le sol, derrière l’église de Saint-Nizier,pour des travaux 
d'utilité publique, on a mis au jour des asscinents provenant de l'ancien 
cimetière de cette paroisse, qui occupait toute la place. Parmi les cränes 
qui ont éte découverts, il en est un qui a présenté unc particularité cu- 
rieuse. 

Les deux mächoires étaient garnies d’un veritable ratclier de plomb 
conçu dans le mème système que ceux dont on sc sert actucllement,et qui, 
dépourvu de ressorts, se maintiennent seulement à l’aide d'une gencive 
artificielle dans laquelle l'os est emboite. 


— Lundi 8 avril, a eu lieu la prise de possession et la bénédiction 
solennelle des terrains que doit occuper la nouvelle chapelle de Notre- 
Dame-de-Fourvières. 


CHRONIQUE LOCALE. 397 


Le chapitre ct le clergé de Saint-Jean suivis par les meiubres de la 
commission, les architectes et une foule de fidéles sont montcs proces- 
sionnellement à la sainte colline. 

Mgr l'archevêque a prononce une touchante allocuticn. 


— Depuis lors, les événements ont été : en politique, la nomination de 
MM. Cottin, Lomme de peine,ct Valentin,homme de lettres, à la place de 
conseillers municipaux, et l'arrestation de cinq ou six personnages ayant 
joué un rôle dans les dernières agitations de Lyon. 

En peinture, l'exposition, au prolit des Alsaciens, de quelques toiles 
parmi lesquelles un splendide Titien, la Danaë, une helle Vénus sortant 
de l'onde par le même, deux beaux portraits par Rembrandt, un Salvator 
Rosa, un petit Michel-Ange et deux portraits de mérite ; 

Ea musique, le grand concert de M. Mangin, chef d'orchestre au Granû- 
Théâtre. avec le concours de nos principaux artistes; 

Ea liticrature, un important ouvrage de A. le docteur Chassagny sur 
l'obstétrique, et une étude sur la franc-moconnerie sous le titre significatif 
de Cri d'alarme, sans nom d'auteur. 

Eafin, dominant tout, l'Exposition universelle dont l'ouverlure a élé 
renvoyée au 15 mai. 

Aujourd’hui cette Exposition est la grande question du jour. Les adkc- 
sions arrivent de tous les points du monde. les derniers bâtiments s'achè- 
vent, l’intérieur s'organise, les colis se classent, les exposants retiennent 
leurs appartements et commencent même à s'installer, l'argent circule, 
les affaires reprennent. On sent une émotion en l'air, et la ville comprend 
enfin de quelle importance est pour elle cetle grande et majestueuse 

solennité. 

Les curieux abondent au Pare, ct admirent, des différents points de la 
promenade, l'élégance ct la grâce des bâtiments, dont on visitcra 
bientit l'intérieur. 

A côté des riches produits de l’industrie, les arts auront une large 
Place, La peinture et la sculpture auront leurs salons. L'Ecole lyonnaise 
affirmera son existence et montrern'qu’elle n’a pas dégénéré. 

La fleur surtout, notre triomphe, étalera ses merveilles. De ce cote, 
nous ne craignons pas nos rivaux. 

Une vitrine qui aura des visites el qui fera des envicux, est celle où, à 
la loupe, on pourra contempler les merveilleux éventails-Pompadour de 
M. Reignicr, notre éminent professeur au palais des Arts. Rien de frais, 
délicat, mignon, comme les sujets si variés qu'il a jetés sur le frèle vélin. 
D Atteau, Boucher, n'ont rien fait de plus coquet. Ici des Amours mon- 
tent la garde, là ils vont à la chasse des cœurs, là ils se rendent proces- 
Sionnellement au temple adorer la Beauté, et partout, guirlandes, fleurs, 
TUiSSeaux, châleaux, chaumières, encadrent d’une manière ravissante ces 

élicieux sujets. 


— Ne sommesenous pas un peu en retard pour parler du Congrès que 
nos médecins se proposent d'ouvrir, à Lyon, le 18 septembre prochain ? 

Ui Certes, mais ils nous Île pardonneront ; car ce retard, en nous faisant 
sister aux développements rapides que prend l’idée à peine lancée, 
nous permet d'en prédire le succès assuré. 

.Ce succès, du Congrès médical, tiendra, en grande partie, au méca- 
MsSMe de son organisation. Ce n’est, en effet, ni un individu, ni même une 
colleelion d'individus, qui en ont pris l'initiative, Le mouvement a éte 

tcidé à la fois, par toutes les Sociétés, tous les corps scientifiques de 

Jure Ville; tous, au nombre de dix, y ont pris part, el tous le continuent 

Avec une exemplaire persévérance. 


AL CHRONIQUE LOCALE. 


Aussi, les adhesions Les plus importantes sont-elles venues encourager 
le projel qui met en fermentation toutes les lètes médicales. Bouillaud, 
Nélaton, Ricord, Hippolyte Larrey, Taidieu, de Paris, lillustre profes- 
seur Holtz, de Strasbourx. se sont inscrits des premiers: et l'unanimité 
des médecins Lyonnais promet à la science des discussions dignes de 
notre vieux renom médical, en mème lemps qu'aux invités étrangers, un 
acenieil à Lu hauteur de leur incrite, Par un vote récent, le Conseil général 
du Rhône à reconnu l'utilité du Congrès, en vo'ant une somme de trois 
mille francs, pour l'aider à recevoir ses hôtes et surtout à publier ses tra- 
vaux. 

Enfin, deux autres congiès, l'un industriel, l'autre purement scientiti- 
que, comptant nos sommiles de l'Institut, demandent déjà à protiter de la 
popularité du Congrès médical, et à se areffer sur lui. 

Nous n'empièterons pas sur le domaine special, en analysant le pro- 
CORTE Disons seulement que deux des questions les plus urgentes, les 
plus actuelles, v figurent, celle de l'organisation de l'enseignement médical 
el phrmaceutique et celle de l'urganisation des ambulances en temps de 
guerre, | 

Un attrait particulier du Cougrés Lyonnais, c'est qu'il sera le premier 
de ee genre, à la fois scientifique et professionnel. En termes plus clairs, 
on s’y occupera de l'amélioration de la profession médicale. Nous aurons 
done le plaisir d'entendre MM. les docteurs parler de leurs aflaires. Ce ne 
sera pas un mal; car en les voyant traiter devant lui, le public, on doit 
l'espérer, comprendra enlin que ces aflaires sont ses affaires, que si les 
médecins tiennent tant, par exemple, à ce que nous nous fassions raccom- 
moder une jambe par le major de l'Hôpital, de préférence au rhabilleur 
du quai, c'est dans l'intérèt de leur bourse sans doute, mais c'est aussi 
dans lintérèt de la nôtre et sustout de notre chère santé. 


— Un habile éditeur de musique, M. Bourguignon, qui. Lout Lyonnais 
qu'il soit, ne craint pas d'éditer et de publier les œuvres du terroir, vient 
de faire paraitre trois romances d’une suave mélodie. 

La Rose, emblème de la beaulé, le Lys, emblème de la pureté, la Fio- 
Lette, emblème de l'humilité, sont, musique et paroles, une des plus 
gracieuses composilions d’une dame notre compatriote, Mme Amclie Mois- 
sonnicr qui, comme poète et comme musicienne, s'est déjà fait un nom 
dans notre ville, Aussi le succès de ces trois romances ne fait-il pas un 
doute, d'autant plus qu'à la fraicheur de la poésicet au coloris de la musi- 
que se joignent unc délicatesse ct une purete qui permeltent à ces trois 
jolis morceaux de pénétrer dans les couvents et les pensionnats les plus 
sévères, et ce n'est pas un mince mérite que cette honnéteté par les 

temps offenbachiques qui courent. Merci done à M. bourguignon 

d'étre homme de goût et d'avoir osé exposer des intérèts pécuniaires sur 
des œuvres qui ne sont pas celoses au gaz de Paris. La vosue de nos 
trois melodies l'en récompenscra. 


Au moment ou nous écrivons, il se forme dans notre ville une Société de 
lLopograplue historique lyonnaise, avant pour but la recherche et la publi- 
‘alion des documents iuédits concernant la topographie ancienne de la 
ville de Lyon, symptôrae de plus de la vitalité de notre esprit provincial 
el de l'amour des Lyonnais pour leur cité. 


A. V. 


Lyon, up. " igé VINGTRINIER, directeur-gérant. 


oo rt 


ro a AM =. .— 
FCI EAN DIEn ET ni ILN 


LE PONT DU DIABLE 


SONNET 


C'est une chose étrange et vraiment surhumaine 
Que cet arche ait osé sur ce gouffre s'asseoir... 
Satan leur a donné son nom. Rien qu à les voir, 
Le voyageur blêmit, pris d’une horreur soudaine. 


L’autre jour j'ai laissé tomber dans le trou noir 
Une pierre... On entend des ressauts par centaine, 
Puis un clapotement rauque dans l’eau lointaine 
Que recèle en sa nuit l’insondable entonnoir. 


Notre humaine raison, disais-je, est ainsi faite; 
Le mot retentissant qu’au hasard on y jette, 
H eurte, avant d'être au fond, de semblables parois. 


C’est un abîme encor plus noir, plus effroyable, 
Aussi le franchit-on, comme le Pont du Diable, 
Avec des mots latins et des signes de croix. 


T. Doucrr. 


À M. L'assé DEGUERRY, CURÉ DE LA MADELEINE 


Jésus ! c’est le doux nom qu'on apprend à l'enfance, 
Le nom que dans son âme on conserve le mieux, 
Le nom que suit toujours un rayon d'espérance, 
Le nom qui d'une étoilé est tombé radieux, 

22 


380 


POÉSIE. 


Jésus ! c’est pour la mère émue, agenouilléc, 

L'image du trésor qui fait bondir son cœur ; 
Et, pour la vierge frêle et de larmes mouillée, 
Le lys aux blancs reflets appui de sa candeur 


Jésus | savants rhéteurs, cessez vos analyses ; 
C'est un souffle d'amour que Dieu seul exhala ; 

Il n’a rien de commun avec vos froides brises : 
Moi je regarde en haut : je sens qu'il vient de là. 


Aglaée GARDAZ. 


UN NOM 


Quand sous l'air velouté frissonne le feuillage, 
Et que les nénuphars se reposent dans l’eau, 

Lorsque le rossignol parle son frais ramage, 

Comme pour saluer le joveux renouveau; 


Lorsque la fleur sourit sur le buisson sauvage, 
Appelant les regards de l'enfant vif et beau, 
Que tout chante l’amour au sein du paysage, 
Et que le papillon sort d’un frêle tombeau ; 


On sent le cœur aussi s'épanouir à l'aise, 
Ainsi qu’un bouton d’or sous le ciel qui le baise ; 
Des effluves de vie abondent en tout lieu. 


Mais dans l’or du matin, la pourpre des soirées, 
Dans toutes ces splendeurs champêtres et sacrées, 
On lit avec amour l’auguste nom de Dieu! 


Adèle SOUCHIFR. 


LES BEAUX-ARTS A LYON 
(Suite) * 


= CE 02" 4 


Le Consulat était trop enchanté d’avoir sous la main un 
architecte d’un mérite aussi reconnu pour ne pas recourir 
à ses talents à toute occasion ; les premiers travaux men- 
tionnés par les archives comme exécutés par Soufflot, 
pour l'administration municipale, datent de 4745 ; ils sont 
relatifs au nivellement du Rhône et à La construction d’un 
port. | 

Des études sérieuses, une intelligence facile et une 
invention prompte mettaient Soufflot à même de rendre de 
grands services au Consulat. Il était passionné pour son 
art; il aimait à en parler. Parmi les manuscrits (4) des 
mémoires lus à l’Académie de Lyon nous avons été agréa- 
blement surpris d’en trouver un, daté du 42 avril 4744, 
dans lequel justice est rendue à l'architecture gothique. 
Il y avait si longtemps que cette pauvre architecture ogi- 
vale était délaissée et honnie ! Il est vrai que Soufflot ne 
s'était pas posé comme un adepte de l'antiquité pure, et 
qu'ayant à examiner la prééminence du goût ou des règles 
dans l'architecture, il n’hésite pas, dans un des mémoires 


+ Voir les précédentes livraisons. 

(1) Catalogue Delandine, n° 959, — Bollioud-Mermet dans son his- 
toire manuscrite de l’Athenée de Lvon,énumère les différents écrits de 
Souflot laissés à l'Académie. 


332 LES BEAUX-ARTS À LYON. 


précités, à se prononcer pour le goût inspirant une chose 
ærande et belle, alors même que les règles n'eussent pas 
été complètement observées. 

La biographie de Soufflot nous a conduit à citer trop 
tôt la loge du Change. D’importants travaux avaient été 
entrepris avant celui-là par l'administration municipale : 
les réparations de l’Hôtel-de-Ville, incendié à la fin du 
dix-septième siècle, et les embellissements de la place 
Bellecour prennent place, en effet, dans les premières 
années du dix-huitième siècle. En parler sera trouver 
occasion de nommer plusieurs architectes et artistes de 
cette époque. 

Les deux projets occupèrent simultanément le Consulat. 
La restauration des parties incendiées commence peu 
après l’année 4674, et dès l’année 1686 (4), sur la 
demande du duc de Villeroy. récemment nommé gou- 
verneur de Lyon, est votée l'érection, au milieu de la 
place Bellecour, d’une statue en bronze, représentant le 
roi Louis-le-Grand à cheval. 

Commandée, pour le prix de 90,000 livres (2), à Martin 
Desjardins(3), sculpteur du roi et recteur de l’Académie 
royale de sculpture et de peinture, la statue fut expédiée 
de Paris; elle arriva à Lyon en 1704 (4) avant qu'aucune 
décision eût été prise pour le piédestal et aucun travail 
exécuté sur la place Bellecour ; cela provenait de ce que 
le Consulat avait renoncé à toute initiative, et, par flatte- 


(1) BB, 243. Archives de Lyon. 

(2) BB, 245 et 246. 

(3) Sculpteur hollandais ne à Breda,en 1640, mort à Paris, en 1694: 
il avait recu, en 1688, la commande du Consulat. Son vrai nom est 
Martin Van den Bogaert. 

‘4} BB, 26), elle avait suivi la voie fluviale jusqu'au Havre, de là 
elle avait été dirigée sur Toulon, puis était arrivée par le Rhône. 


LES BEAUX-ARTS À LYON. 338 


rie pour le pouvoir royal, se mettait à la remorque des 
artistes en faveur à la cour. Mansard, surintendant des 
bâtiments du roi, avait été consulté sur tous les projets 
du Consulat dont le duc de Villeroy avait à cœur l’exécu- 
tion ; il avait envoyé à Lyon, en 1700, Robert de Cotte, 
architecte ordinaire des bâtiments du roi, avec un dessin 
pour le piédestal de la statue et un plan pour les répara- 
tions de la façade de l'Hôtel-de-Ville ; et il avait chargé 
cet artiste de lever les plans des places et ponts de la ville 
où il lui paraîtrait convenable d'élever la statue, et aussi 
d'examiner sur les lieux les plans et dessins du rétablis- 
sement de l’Hôtel-de-Ville (4). De Cotte était retourné à 
Paris rendre compte de sa mission ; les plans avaient été 
xaminés de nouveau, et Mansard, prié par le Consulat de 
choisir la personne qui lui paraîtrait la plus capable de 
mener à bonne fin ces grands projets, avait désigné, en 
Tu ; Claude Simon, architecte du roi (2). 

Ainsi, en 1701, la statue arrivait à Lyon et était dépo- 
Se dans la cour d’une maison voisine de la place ; en 
méme temps, les plans et dessins pour l'érection du pié- 
destal et pour la restauration de l'Hôtel-de-Ville étaient 
arrêtés à Paris et expédiés. | 

Les travaux de l'Hôtel-de-Ville furent exécutés rapide- 
Men; le mauvais état des murs et des toitures l'exigaient. 

facade devint ce qu'elle est aujourd’hui ; les toits 

| » mis en vogue par Mansard , furent substitués 
ne aigus ; des trophées sculptés furent placés aux 
nes(3 €S mansardes des pavillons, et des figures de fem- 
) ornèrent les frontons angulaires qui se détachaient 


Ces Statues, faites par le sculpteur Guillaume Simon, ont ete 


dernié 
è | 
lement enlevées et remplacées. 


334 LES BEAUX-ARTS A LYON. 


sur les toits ; le bâtiment central fut exhaussé d'un étage, 
couronné par une balustrade et interrompu au milieu par 
un immense cadre ; sur ce cadre se détacha en relief une 
statue équestre({) de Louis XIV; au-dessus du fronton cir- 
culaire du cadre furent placés deux génies soutenant un 
écusson ; le campanile fut enlevé et le beffroi fut alourdi 
de divers ornements. En résumé, le volume de la façcade(2\ 
principale a été accru et la masse rendue plus imposante; 
mais l'édifice y a-t-il gagné ? Pourquoi modifier l'œuvre 
de Maupin et altérer ce caractère de simplicité qui en fai- 
sait la grandeur ? Quel besoin de sacrifier au goût théâtral, 
qui prédominait à la cour ? | 

Mansard , en faisant construire, pour relier les deux 
ailes du côté du levant, la galerie à balustrade que sup- 
portent de larges et belles arcades, a été mieux inspiré ; 
cette clôture de seconde cour est bien plus gracieuse que 
le bâtiment projeté comme pendant de la facade; elle 
donnait(3) de l’air et de la perspective aux cours inté- 
rieures. 

Pendant que la restauration de l'Hôtel-de-Ville s’ache- 
vait (elle fut terminée en 1703), la place Bellecour, choisie 
définitivement comme le lieu le plus convenable pour l'é- 
rection de la statue de Louis XIV, attendait qu'on s’occu- 
pât d'elle. En 1713 seulement, paraît l’ordonnance consu- 
laire relative à la construction du piédestal, et il faudra 


(1) Cette statue a éte brisée pendant la révolution. Le cadre est 
aujourd'hui rempli par une statue équestre de Henri IV, sculptée par 
Legendre-Hérald, dont nous parlerons au dix-neuvième siècle. 

(2) Il y a dans la bibliothèque Coste un fort beau plan de cette fa- 
çade, gravé par Dépoilly et dédié au maréchal de Villeroy. 

13) De récents travaux exécutés dans l'Hôtel-de-Ville ont isole les 
cours, complètement masqué cette galerie à la première cour et de- 
truit toute une perspective. 


LES BEAUX-ARTS À LYON. 335 


atteindre l’année 4724 pour rencontrer un plan de décora- 
tion de la place définitivement arrêté. Marc Chabry, le 
père, chargé de l'exécution du piédestal(1) et envoyé en 
1714 en Italie pour acheter les marbres nécessaires ; Claude 
Perret, architecte, inventant la machine qui doit servir à l’é- 
rection de la statue et gratifié d'une pension viagère de 200 
livres pour le succès de ladite machine(2) ; Antoine Ber- 


{) Voir pour tous les détails relatifs aux travaux de ce piédestal et 
la part prise par Chabry dans la construction Archives de Lyon, BB. 
274,275, 271, 218, 2179, 284. e 

(2) BB, 274 et 75. Archives de Lyon. 

11 y a dans les cartons dela bibliothèque Coste une estampe signée 
par A. Leclerc et exécutée d'après un dessin de Ch. Grandon, portant 
l'inscription suivante:e Dessin géométral de la machine qui a servi pour 
« l'élévation ct le placement de la statue équestre du roy sur le 
« noyau de son pied destal dans la ville de Lion au milieu de la place 
- Louis-le-Grand, laquelle machine a été inventée et mise en modèle 
« par S.Claude Perret, architecte de ladite ville, et mise en œuvre par 
« lui et par Etienne Fabry, aussi architecte. Cette statue fut posce le 
«a 27 décembre 1713,et le lendemain 98 elle fut découverte au moyen 
« de l'enlèvement de cette grande machine toute d’une pièce , qui fut 
« fait en demi-heure en présence de Messieurs les Prévost des mar- 
« chands et Eschevins et de tout le corps consulaire, d’une infinite 
« d'admirateurs, plusieurs personnages estant sous les armes. Cette 
«< cérémonie fut faite au bruit du canon et de plusieurs décharges re- 
« doublées et aux acclamations de tout le public. — Dédié à Monsei- 
« gneur le duc de Villeroy, pair et premier maréchal de France. 
« gouverneur de Lion et des provinces du Lionnais, Forez et Beaujol- 
« lois, par son très-humble, très-obéissant et très-respectueux servi- 
« teur, Claude Perret, architecte. » 

Perret était un des principaux entrepreneurs du dix-huitième sié- 
cle. Il parait dans plusieurs adjudications de travaux concédés par le 
Consulat.C'est lui qui fit, en 1726, le portail d'entrée et la terrasse du 
séminaire de Saint-Irénée, où logeait momentanément Monseigneur 
l'archevêque {Voir BB, 289, Archives de Lyon), portail et terrasse qui 
viennent d'être démolis ainsi que les bâtiments du séminaire pour 
faire place à un jardin dit Square de la Croix-Pâquet, 


336 LES BEAUX-ARTS A LYON. 


nard, architecte ordinaire de la ville, envoyé à Paris (1) 
pour faire examiner et approuver par De Cotte les nou- 
veaux plans de décoration et les mesures du piédestal ; le 
maréchal de Villeroy traitant, à Paris, avec les frères 
Coustou pour les groupes de bronze (2) destinés à la déco- 
ration du piédestal et avec les frères Audran pour la gra- 
vure du monument(3); tels sont les principaux épisodes 


(1) BB, 275. Bernard, comme architècte de la ville, fut charge du 
feu d'artifice dressé par les ordres du Consulat, place des Terreaux, 
poar fêter la paix d’Utracht Il fit cet arc de triomphe à colonnes co- 
rintbiennes surmonté d’un temple romain au-devant duquel la France 
était assise, recevant de la Victoire une branche d'olivier. Une es- 
tampe, gravée par Leclerc, représentant cet arc de triomphe est dans 
les cartons de la bibliothèque Coste. On voit que pour les feux d'arti- 
fices on continuait à construire de véritables monuments; l'art de les 
élever avait ses règles que l’on trouvera exposées dans un opuscule du 
père Ménestrier, Quelques conseils sur la conduite des feux d'arhfñce, 
publié à Lyon chez Corral. 

(2) Voir Archives de Lyon, BB, 277, 282, 284. Nous trouverons les 
détails relatifs à ce travail des fréres Coustou dans leur biographie. 

(3) On lit dans les Archives de Lyon, BB, 286, 1723 : « Mandement 
: de mille livres au sieur Audran, dessinateur et graveur du roi, pour 
« solde, plein et entier payement de tout ce qui lui était du pour la 
« gravure de la planche de cuivre représentant la figure de Louis-le- 
« Grand sur son piédestal, avec tous ses ornements, élevée dans l'an- 
« cienne place Bellecour,compris dans ladite somme celles demandées 
« pour les changements et augnientations d'ouvrages. Le maréchal de 
« Villeroy avait commandé cette pièce à Jean et Antoine Audran pour 
« la somme de 3,000 livres, sur laquelle les deux frères avaient recu 
« 1,500 livres ; les modifications apportées au dessin primitif néces- 
« sitèrent le remaniement du cuivre et coùtèrent 406 livres, en sorte 
« que lc prix de la planche, telle qu'elle existe aujourd'hui aux archi- 
« ves communales, s'élève en totalité à la somme de 3,440 livres. » 

Une estampe signée de Jean ct Benoit Audran, et représentant le 
profil de la statue du côté où le piédestal montre la Saône de Nicolas 
Coustou, se trouve dans les cartons de la bibliothèque Coste. 


LES BEAUX -ARTS A LYON. 337 


de cette grande entreprise, qui occupa longuement et vive- 
ment le Consulat et le public, et qui fut conduite sous 
l'inspiration des artistes de Paris(1). L'architecte De Cotte, 
qui avait hérité de Mansard et était en grande faveur à 
la cour, y joua le principal rôle; il fournit tous les 
dessins, même celui de la grille dont on entoura le mo- 
nument (2). 

La transformation du ténement de Bellecour en une 
belle place, avec jardins et fontaines monumentales, 
transformation terminée, en 1724, d'après les indications 
de l'architecte Gabriel (3), contrôleur-commissaire des 
bâtiments du roi, devient le signal de la régénération du 
centre de la ville. Une sorte de fièvre de construction 
s'empara de tout le monde pendant la seconde moitié du 
dix-huitième siècle. 

En même temps, de nombreux projets d'embellisse- 
ments pour la ville sont exposés dans des mémoires qui, 
pour la plupart, furent lus à l’Académie de Lyon; ils 
dénotent chez leurs auteurs un sentiment vrai des besoins 
du temps et une certaine hardiesse de conception. Aïnsi, 
il est question de construire un quai sur la rive droite de 
la Saône entre le pont de pierre qui aboutissait au Change 
et la place de l’Archevêché (4), d'achever le quai Saint- 
Antoine, de prolonger les quais du Rhône jusqu'à la porte 


(1) Ajoutons qu'un maitre menuisier de Paris, nommé Deschamps, 
eut à exécuter un modèle en bois du piédestal projeté. 

(2) Adjudication moyennant 15,099 livres fut faite à Jean-Baptiste 
Platon, maitre serrurier, des travaux de construction de cette grille en 
fer. Archives de Lyon, BB, 279. — 171%. 

(3) Archives de Lyon, BB, 287. 

(4) L'auteur de ce projet est Michel Perrache dont on verra plus 
loin la biographie. Il est fait mention, Archives de Lyon, BB, 336, de 
plans et devis préparés,en 1768, par l'architecte Verrière, pour le Con- 
sulat. 


338 LES BLAUX-ARTS A LYON. 


Saint-Clair et de faire,au-delà,une route le long du fleuve 
pour aller en Bresse (1), d'ouvrir à l'expansion de la popu- 
lation lyonnaise les Brotteaux du Rhône par la construc- 
tion d’un pont qui relierait les deux rives, de réunir à la 
ville les terrains de l’île Moignat, qu'un bras du Rhône 
séparait de Lyon. 

Nous allons retrouver les auteurs de ces projets en con- 
tinuant la biographie des architectes qui ont vécu à Lyon 
au dix-huitième siècle. 

Roux (Léonard), né à Lyon, en 4725, a été recu à l’Aca- 
démie en 4762. Il est mentionné dans les archives de 
Lyon(2) pour des plans décoratifs préparés dans l'hypo- 
thèse de l’arrivée du roi, et pour divers travaux. Roux a 
fourni les dessins de l’église des Augustins(3), commencée 
en 4759 et terminée en 4789, par les soins du père Janin, 
vicaire provincial de l’ordre. Gêné par l'étroit espace con- 
sacré à l’église, aujourd'hui église paroissiale de Notre- 
Dame-de-Saint-Vincent, l'architecte en fit un édifice 
lourd et mal proportionné ; les nefs latérales sont de véri- 
tables couloirs, les colonnes doriques irrégulièrement pla- 
cées , qui séparent la nef principale des bas côtés, sont 
trop massives, la vaste coupole est percée de trop grandes 
fenêtres ; enfin, la facade a un aspect tumulaire. C'est 


(1) L'auteur du projet de la route de Bresse, non exécutce à cett2 
époque, est l'ingénieur Nicolas de Ville. Cet ingénieur a été reçu à 
‘ l’Académie de Lyon en 1739. H a fait les quais du Rhône depuis l'Hô- 
pital jusqu'au pont Morand. 

(2) BB, 329, 330. 

(3) Dans les cartons de la bibliothèque Coste est le recueil des «plans, 
« coupes,élévations géométrales et vue la perspective dB l’intérieur de 
« l'église des religieux Augustins de la ville de Lyon, » dessiné par 
Roux ét grave par Deneufforge. | 

Voir pour !« biographie de Roux, l’Histotre de l'Académie de Lyon, 
par Dumas, !, 304. Le 


LES BEAUX-ARTS À LYON. 339 


un essai malheureux d’application de l'architecture des 
temples grecs. 

Boulard (Catherine-François), reçu à l’Académie en 
1790, est un des architectes académiciens qui ont le plus 
écrit ; il a obtenu des prix dans plusieurs concours à Lyon, 
à la Rochelle, à Paris, et les cartons de l’Académie ont de 
lui divers manuscrits sur toutes sortes de sujets : les 
atterrissements du Rhône, la réforme des poids et mesures, 
la forme des jantes des roues des voitures, etc. Boulard 
mourut le 24 février 4794 (4). 

Delorme(2) (Guillaume-Marie), né en 1700, mort en 
1782, fut un des fondateurs de l’Académie des Beaux- 
Arts. Il avait montré fort jeune de grandes aptitudes pour 
les mathématiques et aurait pu demeurer attaché à Fon- 
tenelle, à Paris, s’il n’eût préféré la vie modeste d’un savant 
en province. Il s’est occupé d’hydraulique, d'architecture, 
de science, de décoration des jardins (3). Nous n’énumé- 
rerons pas ses manuscrits, qui sont au nombre de qua- 
rante dans les cartons de l’Académie. Son ouvrage le 
plus important, et qui a été imprimé en 4759 sous le titre 
de Recherches sur les aqueducs de Lyon, eut un grand 
succès dans le monde des savants. Delorme est le cons- 
tructeur du canal de Givors; il s'était associé, pour ce 
travail, Boulard, son élève et son ami. Il faut encore rap- 


(1) Voir Dumas. Histoire de l’Académie, 1, 347. 

(2) Dumas. Histoire de l’Académie, I, 256.— Eloge historique pro- 
noncé par Deschamps à l'Académie, en 1787, et inséré dans le Journal 
de Lyon, année 1788. 

(3) C'est lui qui a dessiné le jardin de la maison de l'archevêque, à 
Oullins,aujourd’hui propriété appartenant aux Dominicains. Un de ses 
mémoires,daté de 1744, sur le forget des toits, dont l’excessive saillie 
obscurcissait les rues, eut le bon résultat d'amener une réforme dans 
les constructions sous cerapport. Citons encore son Mémoire sur les 
cabestans, qui fut couronné, cn 1741, par l’Académie des Sciences. 


340 LES BEAUX-ARTS A LYON. 


peler que la priorité de l’idée de l’adjonction de l’île Moi- 
gnat à la ville de Lyon appartient à Delorme ; cet archi- 
tecte, en 1738, présente en effet au Consulat, propriétaire 
de l'île Moignat depuis 4735, un plan qui faisait de l'ile 
un lieu de promenade, utilisait une grande partie du ter- 
rain en y élevant des constructions, enfin, réservait un 
vaste bassin pour les bateaux. 

Perrache(4) (Antoine-Michel), né en 4729, mort en 4779, 
fut recu à l'Académie de Lyon en 1752. Il s'était adonné 
tout d’abord à la sculpture et y avait eu de beaux succès; 
à quinze ans, il obtenait un prix à Paris et était envoyé 
comme pensionnaire à l’école de Rome ; à vingt-un ans, il 
était couronné par l'Académie de Saint-Luc. Si nous par- 
lons de Perrache comme architecte, au lieu de le placer 
parmi les sculpteurs, c’est à cause de sa coopération dans 
lestravaux d'embellissement et d’agrandissement de Lyon. 
Il reprit en effet, en 1765, le projet de joindre l'ile Moi- 
gœnat à la ville de Lyon et en commença l'exécution pour 
une compagnie dont il demeura l'ingénieur et l’archi- 
tecte. Son nom est resté au quartier de la ville qui fut 
ainsi conquis sur le Rhône. Cependant Perrache ne put 
mener à bonne fin tout son plan, et ce n’est pas lui qui fit 
exécuter la belle chaussée qui longe le fleuve ; les ressour- 
ces de la compagnie avaient été trop vite épuisées. On 
pour juger son projet, qu'il communiqua à l'Académie de 
Lyon en 1766, par un dessin de Lallemand, que Gautier 
d'Agoty a gravé, cette gravure fut composée en 4770 et 
dédiée à Monsieur, frère du roi, à la suite d'une visite que 
ce prince avait faite aux travaux de la presqu'île Per- 
rache (2). 


(1) Dumas. Histoire de l’Académie,l, 67 et 285. — Eloge historique 
prononcé par Bory à l’Académie. | 
(2) Perrache, tout enthousiasme de son projet, aurait voulu qu'on 


LES BFAUX-ARTS À LYON. 341 


Cet artiste fut un de ceux qui s’élevèrent le plus vive- 
ment contre lestristes tendances de l’art au dix-huitième 
siècle. « Ce n’est pas la multitude des ornements, ni la 
« quantité des sculptures, dit-il dans un mémoire (4) sur 
« le style propre aux églises, mais l’harmonie et la jus- 
« tesse des proportions qui doit faire la beauté d'une 
« façade, » et il continue en blämant les dorures, le clin- 
quant, les ordres multipliés alors en usage. C'est en par- 
tant de ces principes qu’il a composé la décoration (2) de 
la chapelle de la sainte Vierge dans l’église Saint-Nizier. 
Parmi les nombreux mémoires que Perrache a communi- 
qués à l’Académie, mentionnons seulement son dernier 
discours, celui de 1778, à cause de la pensée éminemment 


élevât un monument pour perpétuer le souvenir de cette visite. Il 
communiqua ce projet à l’Académie et demanda qu'elle lui fournit les 
inscriptions commémoratives. Déjà en 1772 il avait sollicité du roi, 
Archives de Lyon, BB, 340, la faveur d'élever au milieu de la pres- 
qu'ile la statue de Sa Majesté. 

La gravure qui représente son plan d'agrandissement est dans les 
cartons de la bibliothèque Coste. 

Il y a dans les Archives, AA, 132, une pièce assez curieuse où il 
est question des modifications proposées par Soufflot au plan de Per- 
rache pour sa presqu'ile. 

(1) N°959 du catalogue des manuscrits de Delandine. Dans un autre 
mémoire lu à l'Académie, en 1761, nous remarquons que Perrache con- 
clut, à propos de ces fameuses colonnes du temple d'Auguste em- 
ployées dans le sanctuaire d’Ainay, qu'elles ont été tirées des carrières 
qai bordent le Rhône, ayant trouvé vis-à-vis de Tournon un granit 
égal en dureté, présentant aux yeux le même grain, les mêmes taches 
et tous les accidents que l'on remarque dans les colonnes d’Ainay : 
C'est une solution d’une question bien vivement et longtemps contro- 
versée. 

(2) Elle est très-simple : deux pilastres corinthiens, avec soubasse- 
ment, supportent un riche entablement et accompagnent une vaste 
niche, le tout en marbre rouge. 


842 LES BEAUX-ARTS A LYON. 

artistique qu’il renfermait. Il traite du projet d'un établis- 
sement propre à l'éducation des jeunes g'ens destinés aux 
sciences, aux arts et au commerce. Disons encore que 
Perrache aida Nonnotte à doter notre ville d'une école de 
dessin destinée à favoriser le développement des manu- 
factures. 

Au milieu de tous ces travaux, Perrache n’abandonne 
pas son art de prédilection, la sculpture ; non-seulement il 
cherche par des écrits à en poser les règles et à en stimu- 
ler le goût, mais il accepte tous les ouvrages que le Con- 
sulat veut bien confier à son talent. Les Archives de Lyon 
disent : 

« BB, 322, 1755... le Consulat, après avoir jugé que 
« la décoration d'un édifice aussi considérable (la salle 
« de spectacle construite par Soufflot) exigeait que les 
« ouvrages de sculpture qui doivent y servir d'ornement 
« fussent exécutés par les mains les plus habiles, et que 
« le sieur Michel-Antoine Perrache, académicien de la 
« Société royale, étant le seul sculpteur de cette ville en 
« état de bien répondre aux vues du Consulat à cet égard, 
« il n’était pas possible de donner cette entreprise par 
« adjudication, fit un traité avec Perrache pour l’exécu- 
« ter au prix de 6,000 livres pour les travaux d’art de la 
« façade du nouveau théâtre, bas-reliefs, festons, groupes 
« d'enfants, etc. 

« BB, 325, 4758. Mandement de 4,621 livres à Michel- 
« Antoine Perrache, sculpteur, pour tous les ouvrages de 
« sculpture en plâtre ou autrement par lui faits dans l'in- 
« térieur de la nouvelle salle de spectacle. 

« BB, 327, 4760. Mandement de 7,320 livres à Michel 
« Perrache pour avoir dirigé la construction d'une fon- 
« taine publique destinée à remplacer le puits de la:place 
« des Jacobins, que le Consulat a fait combler. 


LES BEAUX-ARTS À LYON. 343 


« BB, 332, 14764. Commande d’un modèle de fontaine 
« publique, laquelle sera élevée dans la rue Grenette. » 

Le Consulat ne pouvait demeurer étranger aux grands 
projets de Perrache pour la partie méridionale{1) de la 
ville ; il nomma une commission, lorsque les plans lui 
furent soumis , pour les examiner, et le prévôt des mar- 
chands, Jacques Leclerc de la Verpillière, fit un rapport 
sur cette entreprise(2). Une des graves oppositions soule- 
vées par le projet de Perrache fut celle des boulangers, 
qui possédaient des moulins à la Quarantaine et croyaient 
voir, dans la suppression du bras du Rhône formant l’île 
Moignat, un arrêt du courant nécessaire pour lesdits 
moulins (3). Il y avait sans doute quelque chose de défec- 
tueux dans le projet, car Delorme crut devoir prendre 
part aux débats contre Perrache (#4). 


À continuer. 


(1) Voir BB, 338, 1770. Projet d’un cours servant de grand chemin 
depuis le quai de la Charité jusqu’à la Mulatière, avec un pont en bois 
à l'extrémité. Voir aussi BB, 361. Proposition faite et acceptée de 
changer le quai commencé auprès de la Charité en un port qui régne- 
rait à partir de la rue Sala jusqu'au midi de la ville. 

(2) BB, 366, Archives de Lyon, 

(3) BB, 261. 

(4) Ces débats passionnés eurent un grand retentissement à l'épo- 
que; ils sont rappelés dans la notice historique insérée par Deschamps 
dans le Journal de Lyon, 1788. Les registres consulaires, BB, 383, 
conservent un mémoire de Perrache sur ce sujet. 


FAMILLES DES CROISADES 


DU 


DÉPARTEMENT DE L'AIN 


a 


SOMMAIRE 


Salles des croisades du palais de Versailles. 

Sept écussons de familles de Croisés de l’Ain admis d'après Guiche- 
non Histoire de Bresse et de Bugey 1650). 

Sept autres familles de Croisés de l'Ain, non admises quoique men- 
tionnées par Guichenon dans la mème histoire. | 

Quatre écussons de familles princières, admises et revendiquées 
comme celles de Croisés de l’Ain. 


Treize autres familles de Croisés de l’Ain mentionnées par Guichenon 
dans son Histoire de la maison de Savoie 1660. 


Une famille de Croisés de l’Ain, mentionnée par les historiens contem- 
porains des croisades et par Guichenon dans son Histoire de la 
souverainelé de Dombes 1662, publiée en 1863. 


Une famille de Croisés de l’Ain, mentionnée par M. Guigue, dans ses 
Notes historiques sur les fiefs de l'arrondissement de Tréroux, 1863. 

Liste des 55 Croises de l'Ain. 

Liste alphabétique des 33 familles de Croisés de l'Ain. 

Détail des Croisés de l'Ain par croisades. 

Tableau des Croisés de l’Ain par provinces. 


Liste de vingt autres familles du Bugey et Valromey, contemporaines 
des croisades et citées comme telles par Guichenon. 


eee me 


Il ÿ a plus de mille ans que les musulmans d’Espagne 
et d'Afrique ont envahi la France jusqu’au cœur, sans 
provocations de notre part, et malgré leur éclatante 
défaite par Charles Martel, dans le vin® siècle, ils se 
sont maintenus dans le midi, et ont ravagé le bassin 


FAMILLES DES CROISADES. 34 


du Rhône pendant les vi, 1x° et mème le x° siècles. 

Quoi qu'en aient dit les philosophes, les croisades n'ont 
donc été, de la part des chrétiens d'Europe, qu'une 
revanche; et cette immense guerre, qui a repris de nos 
jours avec une certaine intensité par suito de la con- 
quête de l'Algérie, dure encore. 

Pendant les xi°, xi1 et xiu° siècles, c'est par centaines 
de mille, pour ne pas dire par millions, que des Français 
de toutes conditions , au dire des historiens contempo- 
rains, sont partis pour la Palestine et ontpris part à la 
lutte. 

Ceux dont les noms ont pu étre conservés sont en 
infiniment petit nombre, et les armoiries de sept cents 
d'entre eux seulement sont peintes, depuis trente ans, 
dans les salles dites des Croisades du palais de Ver- 
sailles. 

Sept sont indiquées comme ayant appartenu à des 
familles des diverses provinces dont a été formé le dé- 
partement de l'Ain. Le but de cette note a été de recher- 
cher dans les historiens du pays si d'autres familles com- 
patriotes n'avaient pas été vmises. Nous croyons avoir 
réussi à quadrupler le nombre de celles qui auraient eu 
aussi le droit d'y figurer. C'est pour arracher leurs 
noms à l'oubli, et par conséquent dans un but patriotique, 
quoique restreint, que nous avons entrepris ce travail, il 
y atroisans, dans le calme de la retraite et de la paix. 

Que dans chaque département on en fasse autant et on 
aura pour la France un ensemble qui dès lors présen- 
terait un intérêt général. 

Nous ne nousdissimulerons pas que le moment n'est pas 
opportun, et que les idées sont loin d’être favorables aux 
croisades, mais d'autre part nous trouvons que, dans les 
malheurs de la patrie , l'esprit aime à s'enfoncer dans le 

23 


340 FAMILLES DES CROISADES 


lointain des äges, surtout quand ilest glorieux, et que 
c'est un soulagement et une diversion aux douleurs con- 
temporaines. 

Dans une notice sur les principaux seigneurs croisés, 
dressée en 1845, par M. Borel d'Hauterive, d’après les 
inscriptions et armoiries commémoratives placées dans 
les galeries des croisades au musée de Versailles, on lit 
ce qui suit : 


SEIGNEURS CROISÉS DONT LES ARMOIRIES ET LES NOMS 
FIGURENT AU MUSÉE HISTORIQUE DE VERSAILLES 


PREMIÈRE PARTIE 


Description par ordre des galeries. 


« Le musée de Versailles renfermait des galeries de 
tableaux consacrés à représenter les batailles, les 
siéges, les principaux événements de l’histoire de France, 
à reproduire les portraits des princes, des grands officiers 
de la couronne, des vaillants capitaines, des magistrats 
et des prélats illustres. Les croisades, cette épopée la 
plus chevaleresque et la plus dramatique de notre 
histoire, méritaient aussi d'y occuper une place d'hon- 
neur par la gloire dont se couvrirent les chevaliers 
français dans les guerres saintes, et par les consé- 
quences importantes qu'elles eurent sur le commerce, 
l'industrie, les sciences et la civilisation. » 

« Il fut donc décidé qu'on peindrait sur des écussons 
les armoiries des seigneurs croisés et que leurs noms 
seraient inscrits au-dessous. | 

« Dans l'exécution (1) de ce plan, on limita les admis- 


(1) Eu 1840. 


DU DÉPARTEMENT DE L'AIN. 347 


sions aux personnages dont les noms se trouvaient rap- 
portés soit par des écrivains dignes de foi, soit par des 
titres originaux, soit par des cartulaires anciens. 

« On regarda aussi comme suffisants les témoignages 
des grands annalistes de nos provinces, tels que : Dom 
Vaissete, historien du Languedoc ; Guichenon, de la 
Bresse et du Bugey, Dom Morice, Dom Lobineau, de la 
Bretagne, et Dom Calmet, de la Lorraine, écrivains éclai- 
rés et consciencieux dont les assertions reposent sur 
des titres authentiques. 

a On divisales écussons en deux, séries. Ceux de la 
première furent rangés, comme à une place d'honneur, 
sur les piliers qui partagent la salle transversalement. 
On les réserva pour les noms et les armes Ges princes sou- 
verains ou des seigneurs puissants et d'un grand renom. 
Cette série renferme soixante-quatorze écussons appar- 
tenant à une cinquantaine de maisons dont quatre ou cinq 
seulement existent encore (1). 

« L'autre série, placée sur les frises, contient deux 
cent quarante-deux (2) écussons, dont une cinquan- 
taine portent le nom et les armes de familles encore 
existantes (3). 

« Lorsque ces travaux furent terminés et que la 
galerie fut ouverte au public, beaucoup de familles dont 
les fancètres avaient figuré dans les guerres saintes 
s'empressèrent de faire valoir leurs droits à l'admission 
de leur nom et de leurs armes. 


(1) Soit un sur dix. 
(2) 76 Æ 242 — 316 incril ca 1840: 
(8) Ce qui fait environ une sur cinq. 


A1. FAMILLES DES CROISADES 


« Pour faire droit anx réclamations, dont le nombre 
ne tarda pas à égaler celui des admissions déjà faites, il 
fallut disposer d'autres emplacements pour recevoir une 
troisième série d'écussons. On ferma la galerie, et les 
travaux, recommencés en 1841, ne furent terminés qu'au 
mois de juin 1843. » 

INSERTIONS SUPPLÉMENTAIRES 


« Deux anné?s à peine avaient été consacrées à l'ac- 
complissement de cette œuvre, qui réclamait le concours 
de l'historien, du paléographe et du peintre. Lorsqu'au 
mois de juillet 1843, les cinq salles des rroisades furent 
ouvertes au public la critique se hâta de s'exercer, et 
un examen rigoureux releva bientôt les fautes qui 
avaient été commises malgré les soins éclairés et cons- 
ciencieux des directeurs du travail. 

« Ces cinq salles contenaient ensemble six cent 


soixante écussons. 


a L'œuvre semblait terminée et close sans retour, 
mais la justice de plusieurs demandes et le crédit des 
personnes qui les faisaient rendirent indispensable une 
nouvelle addition. et, au raoiïs d'avril 1844, vingt écussons 
furent peints sur les panneaux étroits qui sont entre les 
fenêtres et les murs latéraux dans la deuxième et la troi- 
sième salle. Ce dernier supplément porte le nombre des 
inscription à six cent quatre-vingt-trois. » 

Il était de sept cent deux au 1°" janvier 1866; et enfin 
de sept cent huit en 1870. 

Sur les trois cent seize premiers écussons placés en 
1840, quatre sont ceux de chevaliers croisés indiqués 
dans l'ouvrage officiel intitulé : Galeries historiques 
du palais de Versailles, 1840, tome VI, comme appar- 
tenant à la Bresse : Baugé, Beyviers, Corsant et Saint- 


DU DÉPARTEMENT DE L'AIN. 349 


Sulpis, deux au Bugey, Briord et Lyobard, et un au pays 
de Gex, Grailly, total sept pour le département de l'Ain. 

En 1843 on a plus que doublé le nombre des écussons 
en admettant ceux de trois cent quarante-sept nouveaux 
chevaliers croisés, et en 1844 on en a ajouté vingt com- 
me nous l'avons dit, mais ces derniers trois cent soixan- 
te-sept ne comprennent aucun nom du département de 
l'Ain. 

Le total étant de six cent quatre-vingt trois, en 1844, 
la moyenne était huit par département, ce qui est à peu 
près le nombre de ceux de l'Ain. 

Voici ces derniers, d’après le texte explicatif du musée 
de Versailles, que j accompagnerai de quelques notes. 


PREMIÈRE CROISADE 


«a N° 100. — Ulric de Baugé premier du nom, seigneur. 
de Bresse. Se croisa et (1) fit le voyage de la Terre- 
Sainte en 1120. Guy de Baugé seigneur de Miribel, 
mourut en Terre-Sainte en 1215. 

« Ils portaient : d'azur au lion d'hermines. 

Guichenon ajoute (2) : « Ulrich I*' de Baugé, à son 
retour de Palestine, se retira vers, 1123, en un hermi- 
tage de la forèt de Seillon, près de Bourg, et où il vécut 
le reste de ses joursen religieux sous la règle de Saint- 
Benoit. » 

Il mentionne en outre, que Raynald IV, seigneur de 
Bresse et de Baugé fit, en 1249, le voyage de la Palestine, 


où il mourut. 
« N°98. — Gauthier de Beyviers. Le mème auteur 


(1) Guichenon. Histoire de Bresse et de Bugey. 
(2) Guichenon. Histoire de Bresse et de Bugey, etc. 1re partie, pages 
8T et 55. | 


350 FAMILLES DES CROISADES 


cite Gauthier de Beyviers, en Bresse, comme étant allé à 
la croisade en 1120, avec Berard de Châtillon, évèque de 
Mâcon, et dit qu'il portait : écartelé d'or et d'azur. 

Le fief de Beyviers était dans la commune de Mar- 
sonnas, près Montrevel. 

« N° 99. — Archeric, seigneur de Corsant, chevalier, 
de la Bresse. Il accompagna, en 1120, Gauthier de 
Beyviers à la Terre-Sainte, à la suite de l'évèque de 
Mâcon. André de Corsant seigneur de la même famille 
suivit, en 1147, le comte de Savoie, Amédée II à la 
deuxième croisade (1). 

« Ils portaient : d'argent à la fasce de gueules chargée 
de trois croisettes d'argent. 

Le fief de Corsant était sur la Veyle, au-dessus de 
Pont-de-Veyle. 

Il ajoute, page 134 de la 3° partie, qu’ « André de Cor- 
sant fut ensi grande estime auprès de ce prince, qu'au 
siége de Ptolemaïde il lui dunna la conduite de son armée 
de mer, au rapport de Fustailler. » 

Ptolémaïs a été prise en 1104 et en 1189, mais non pas 
à la deuxième croisade. 

En 1125, la flotte des croisés étant partie du port de 
Ptolémais pour le siège de Tyr, qui fut prise, les deux 
historiens auront probablement confondu les deux ports, 
Amé IT, comte de Savoie, ayant'été déjà en Palestine une 
première fois, comme on le verra plus loin , et avant la 
deuxième croisade, dans laquelle il mourut, c'est proba- 
blement en 1125 qu'André de Corsant eut le commande- 
ment dont a parlé Fustailler, mais il aura pu en outre y 
retourner en 1147 avec ce prince. | 

« N° 101. — Pernold de Saint-Sulpis. Parmi les 
seigneurs de la Bresse qui suivirent, en 1120, à la Terre- 
Sainte Berard de Chastillon, évêque de Mâcon, Guiche- 


(1) Guichenon. Histoire de Bresse ct de Bugey. 


DU DÉPARTEMENT DE L'AIN. 391 


non cite encore Pernold de Saint-Sulpis, qui portait : 
de gueules à la bande d'hermine. 

Saint-Sulpis est entre Montrevel et Mâcon. 

« N° 97. — Gérard de Briord. Guichenon, auteur très 
estimé d'une Histoire de Bresse et de Bugey, où il donne 
la généalogie des familles nobles de ces provinces d'après 
les titres authentiques, rapporte que Gérard de Briord,en 
Bugey, partit pour la Terre-Sainte, en 1112, avec Berlicde 
Montagnieu, et lui donne pour armes: d'or à la bande de 
sable. » 

Voir l'article généalogique de Briord, dans Guichenon, 
page 59, et Titre du prieuré d’'Inimont en Bugey, même 
auteur, où on lit Berlio de Montagnieu et non Berlic. 
Briord est sur le Rhône. 


CINQUIÈME CROISADE. 


«a N° 175. — Pierre de Lyobard, On lit dans l'Histoire 
de Bresse et de Bugey, par Guichenon, que Hugues, sei- 
gneur de Lyobard, alla deux fois en Terre-Sainte, sans que 
l'on sache l’époque précise d'aucun des deux pèlerinages. 
Pierre de Lyobard, un de ses descendants, se trouvait au 
siége de Damiette, en 1218. Ils portaient : d'or au léo- 
pard lionné de gueules, armes parlantes. » 

Or Guichenon dit (p. 153) qu'Hugues de Lyobard était 
le propre frère ainé de Pierre, voir l'article de Thoire 
(page 217) et titres de Meyria, où il est cité présent à 
Nantua en 1217, et titres de Portes, en 1215. Cet Hugues 
de Lyobard a pu assister à la croisade de 1202 et à celle 
de 1218.Les Lyobard avaient à cette époque des terres à 
Saint-Sorlin, près du Rhône. 


SEPTIÈME CROISADE (1270) 


€ N°227. — Jean premier du nom sire de Grailly, au 
bailliage de Gex, chevalier, vicomte de Benauges, etc., 


352 FAMILLES DES CROISADES 


senechal de Guienne. Il fut à la croisade de 1270, et s'obli- 
gea à payer pour Edouard, prince de Galles, trois cents 
livres tournois faisant partie de soixanteet dix millelivres 
tournois de la même monnaie que ce prince avait 
empruntées au roi Saint-Louis :1). ]l portait : d'argent à 
la croix de sable chargée de cinq coquilles d'argent. » 

Dans son Jisloire de la maison de Savoie, 16€0, Guïi- 
chenon donne (page 1287, table 97,) la généalogie de la 
famille de Grailly, pays de Gex, substituée à celle des 
comtes de Foix, alliée à la maison de Savoie, et d’où sont 
descendus les princes de Béarn, rois de Navarre. 

On trouve en outre les détails suivants dans l'ouvrage 
de M. A. Boudin, intitulé : Histoire généalogique dr 
musée des croisades. In f°, 1858-1860, tome IT. page 16%. 

«a La maison de Grailly, originaire de Savoie, tire son 
nom de la terre de Grailly (en latin Gretllcis), situé au 
pays de Gex, sur les bords du lac de Genève, et dont le 
premier titre de possession connu remonte à 1120. 

« Les sires de Graïlly étaient aussi barons de Rolle. Jean 
premier du nom de la brai.che établie en Guienne, vint en 
France avec le prince Edouard, fils de Henri II, roi 
d'Angleterre. Vers le milieu du xrrie siècle il fut fait par re 
prince grand sénéchal de Guienne, vicomte de Bénauge 
et de Castillon; en 1268, il passa avec luien Terre-Sainte. 
commanda l'armée des Francs en 1273 et 1288: rendit 
hommage, en 1287, à Henri IT, roi de Jérusalem pour la 
sénéchaussée de ce royaume, que le roi Hugues TITI lui 
avait donnée. Jean portait : d'argent, à la croix de sable 
chargée de cinq coquilles d'argent. » 


« Le nom de Jean, sire de Grailly, est inscrit au musée 
de Versailles. » 


(1) Histoire généalogique de la maison de France et des grands 
offiriers de la couronne. tome IIL. 


DU DÉPARTEMENT DE L'AIN. 353 


« Les descendants de ce Jean de Grailly devinrent 
successivement captals de Buch, par le mariage de Pierre 
de Grailly avec Assalide de Bourdeaux; comtes de 
Foix , par le mariage d'Archambaud de Grailly avec 
Isabelle de Foix, sa cousine, dont les enfants prirent le 
nomet les armes de Foix; et rois de Navarre par le 
mariage de Gaston de Foix avec Eléonore D'Aragon, reine 
de Navarre. De cette branche sont ésalement issus les 
ducs de Candale, les comtes de Gurson, le duc de Nemours, 
neveu de Louis XI] ; les ducs de Rendan et les ducs de 
Foix. » 

De toutes les familles de l’Ain ce serait celle qui se 
serait le plus élevée. 

Dans l'ouvrage officiel intitulé : Galeries historiques du 
palais de Versailles, 1840, tome VI, in-8, le n° 72 est 
consacré à Philippe, seigneur de Montbel, mort à la pre- 
mière croisade, et à deux autres croisés de cette famille. 

On cite à l'appui l'Héstoure de Bresse et Bugey, par 
Guichenon, en 1650, sans cependant préciser que ces 
Montbel soient de la Bresse ou du Bugey. Dans la Notice 
sur quelques anciens titres de croisade, par le comte de 
Delley de Blancmesnil, 1866, in-4°, Philippe de Montbel 
est attribué à la province de Bresse; c'est une erreur, à 
mon avis. 

Guichenon a donné la généalogie de cette famille parmi 
celles du Bugey, c'est vrai, parce que de son temps elle 
en faisait partie depuis plus de deux siècles, mais pendant 
lex croisades ces Montbel de Savoie n'avaient rien pos- 
sédé dans le département de l'Ain. 

Ils n’ont commencé d’y devenir seigneurs qu’à la fin du 
xiv® siècle, que Jean de Moutbel acheta (4) vers 1392 la 


(l, Page 83, de la continuation de la 2° partie. 


394 FAMILLES DES CROISADES 


seigneurie de Nattage, près du Rhône, en Bugey. Il avait 
épousé dès 1363 Beatrix de Villars (1), fille de Jean de 
Thoire et de Villars, seigneur du Montelier en Bresse, 
et de Belvoir en Bugey, mais il n'hérita de ces seigneuries 
qu'en 1418, en sorte qu'on ne devrait pas compter ces 
Montbel comme croisés de l'Ain, mais bien parmi ceux 
du département de la Savoie, qui en a fort peu, parce que 
les salles des croisades du palais de Versailles ont été 
faites avant l'annexion de la Savoie. 

De ces sept chevaliers croisés, les écussons des six pre- 
miers ont été admis d'après l'Histoû'e de Bresse et Bugey 
publiée par S. Guichenon, en 4650; mais dans ce même 
ouvrage cet auteur cite en outre sept autres croisés de 
ces provinces et dont les généalogies des quatre suivants: 
Balmey, Châtillon, Cordon et Villars y sont détaillées, et 
qui avaient par conséquent autant de titres que les six 
admis à ce que leurs écussons fussent placés à côté de 
ceux-ci. 

Guichenon mentionne, en outre, les trois autres noms 
de croisés suivants, qui sont ceux de : 

Montagnieu, Vaudrenens et Villa, mais sans parler 
de leurs familles ni de leurs armes. 

Parmi ces sept dont les écussons n'ont pas été admis 
dans les salles des croisades, deux d’entre eux ont été 
mentionnés cependant dans les articles détaillés, ce sont: 

Bérard de Châtillon, au n° 98 ; et Berliv de Monta- 
gnieu, au n° 97. 

Quant à l’évêque de Mâcon, Bérard de Châtillon, Gui- 
chenon dit qu'il était revêtu de cette dignité en 1096; 
et dans la généalogie des seigneurs de Châtillon-les-Dom- 
bes, il ajoute ipage 117 dela 3e partie) « qu'il fit levoyage 


(1; Page 168, de la continuation de la 3° partie. 


DU DÉPARTEMENT DE L'AIN. 355 


de la Terre-Sainte sous Godefroy de Bouillon (1), etdécéda 
en 1120.» Plus loin (page 433) à l’article généalogique 
Corsant, il dit que « Bérard de Châtillon fit le voyage de 
la Terre-Sainte en 1120. » 

Ses armes étaient : parti d'argent et de gueules au 
lion passant de l'un en l’autre. 

Il y a donc été deux fois, sinon trois fois, car 
d'un autre côté on trouve dans les Notices histori- 
ques sur les fiefs et paroisses de l'arrondissement de 
Trecoux, publiées en 1863 par M. C. Guigue, ancien 
élève de l'école des Chartes, à l’article Châtillon-sur- 
Chalaronne : « Bérard de Châtillon, évêque de Mâcon et 
son frère Humbert de Châtillon, chevalier, qui firent un 
traité en 1103 avec l’abbé de Cluni, se croisèrent en 
1108 , pour la Terre-Sainte avec deux de leurs neveux 
(dont nous parlerons plus loin). » 

Au sujet de Ponce du Balmey, mort en 1140, évè- 
que de Belley de 1120 à 1134, et qui fut fondateur de la 
Chartreuse de Meyria en Bugey, en 1116 , Guichenon 
citeun neveu de cet évêque, nommé Garnier du Balmey, 
chevalier, qui sefit convers à Meyria (article généalogi- 
que Balmey, p. 20 et 21) et, qui ayant donné à ses en- 
fants une partie de ses biens , notamment ce qu'il avait 
à Montchenillac, et le reste à la Chartreuse de Meyria, 
fitle voyage de la Terre-Sainte. 

Armes : d’hermine au canton senestre d'argent, 
chargé d'une aigle à deux têtes esployées de sable. 

Le Balmey est dans les montagnes, à l’est de Cerdon. 

C'est probablement à la 2° croisade qu'il prit part. Gui- 
chenon, à l'article généalogique Cordon, dit que cette 
famille était des plus anciennes et illustres du Bugey. 


(1) 1096-1099. 


336 FAMILLES DES CROISADES 


et mentionne Pierre de Cordon, chevalier, seigneur dudit 
lieu (1) comme ayant fait le voyage de la Terre-Sainte. 
Il vivait vers la fin du xin° siècle. Armes : écartelé d'ar- 
gent et de gueules. 

A la famille de Villars en Dombes, fondue plus tard 
dans la maison de Thoire par le mariage d'Agnès de 
Villars avec Etienne sire de Thoire, Guichenon men- 
tionne Etienne de Villars comme ayant été à la croisade 
en 1145 et 1147 pages 399, article Villars, et page 33, ar- 
ticle La Chassagne. Il est mort après1180. Armes : bandé 
d'or et de gueules de s:x pièces. 

Pour Berlio de Montagnieu , mentionné au n° 97 
comme parti pour la Terre-Sainte en 1112 avec Gérard 
de Briord, Guichenon le cite avec ce même Gérard de 
Briord comme faisant, en 1112, une donation au prieuré 
d'Inimont, voisin des paroisses de Briord et de Monta- 
gnieu ; il est donc bien probable que ce Berlio était 
seigneur dans cetie commune de Montagnieu du Bugey. 
Maison ne sait rien de sa famille ni de ses armes, peut- 
ètre était-ce un membre de la famille de Briord. 

Au sujet de l'abbaye de la Chassagne : on lit dans 
Guichenon, page 35 : 10° abbé : Etienne , 1250 , avec 
le prieur de Seillon et Girard de la Palu, chevalier, 


attesta, en l'an 1257, que Barthélemy de Vaudrenens, 


chevalier, allant à Jérusalem et s'étant fait chevalier 
du Temple, donna tous ses biens à Berlion de Bronna, 
chevalier. Ses armes sont inconnues. 

M. Guigue, dans sa notice citée plus haut, mentionne 
parmi ies bienfaiteurs de l'abbaye de la Chassagne Bar- 
thélemy de Vandrenens, qui est évidemmentle même. 
Je ne sais s'il y a eu quelque raison de changer la pre- 


(1; Situs au coude du Rhône, en face du confluent du Guiers. 


DU BÉPARTEMENTS DE L’'AIN. 357 


mière syllabe du nom Vauen Van. 1l donne du reste 
sur les Bronna quelques détails qui se rapportent au 
croisé. « Page 47. — Bronna, ancien fief dans la commune 
de Villette, possédé originairement par des gentilshom- 
mes du nom et armes de Bronna, depuis Aymé de Bron- 
na, chevalier, vivant en 1280. Ce fief resta toujours uni 
à celui du Vernay. » 

Quant à Villa, Guichenon en parle à l'article de la 
Chartreuse de Portes, page 89 et page 222 des Preuves, 
comme un de ses bienfaiteurs. 

« Humbert de Villa, prètre, dit-il, en l'an 1116 ou 
environ, étant sur le point de faire le voyage d'outre- 
mer...... donna aux Chartreux les dimes qu'il avait 
comme curé de Portes.» Mais il ne dit rien de son 
origine ni de ses armes, si toutefois il en avait, car, 
comme je l'ai rappelé en commençant, au dire des his- 
toriens contemporains des croisades, il y avait eu des 
croisés de toutes conditions. 

Je crois donc qu’on est fondé à ajouter les noms de 
ces sept croisés aux sept dont les écussons sont au mu- 
sée de Versailles, ce qui porterait à quatorze le nombre 
des familles du département de l’Ain du temps des croi- 
sades, qui y ont pris part, et ont fourni dix-neuf croisés. 
Au n° 107 de la liste du musée de Versailles , on lit ce 
qui suit : 

« Guerric Ie", seigneur de Coligny et du pays de Re- 
vermont futun des seigneurs de Bourgogne qui se ren- 
dirent à la Terre-Sainte en 1143. 

« Humbert II, son fils, seigneur de Coligny, accom- 
pagna avec plusieurs de ses vassaux Hugues III, duc de 
Bourgogne, dans son voyage en Palestine, en 1171 (1). 


(1) Histoire généalogique de la maison de France t. VII, p. 144 
et 145. 


35% FAMILLES DES CROISANFS 


Ils portaient : de gueules à l'aigle d'argent becquée, mem- 
brée et couronnée d'azur. 

Guichenon cite un Guerric de Coligny, seigneur de 
Varey en 1130 et 1150, qui estévidemment le même. 

Cette famille célèbre ayant tiré son nom du bourg 
de Coligny, compris dans le département de l'Ain et 
ayant longtemps possédé cette seigneurie, ainsi que le 
pays de Revermont, pendant les croisades, il me semble 
que Guerric et Humbert de Coligny peuvent être reven- 
diqués comme compatriotes des croisés de l’Ain. Il est 
à remarquer aussi qu Humbert fut accompagné par plu- 
sieurs de ses vassaux également nos compatriotes. 

Guichenon dit (page 40 de la 1'"° partie) que les sires de 
Coligny possédaient une partie du Bugey appelée encore 
de son temps (en 1650) : la Manche de Coligny , qu’une 
fille porta dans la famille des seigneurs de la Tour du Pin. 
Ce fut Béatrix qui , en 1200, épousa Albert, sire de la 
Tour du Pin, dont le fils Humbert, marié avec Anne, hé- 
ritière du Dauphiné, devint Dauphin de Viennois, et dont 
les descendants restèrent seigneurs de cette Manche de 
Coligny pendant un siècle et demi. 

Au n°59, du 2e volume, on lit : 

« Albert Il, seigneur de la Tour du Pin, avait fait 
son testament sur le point de partir pour la Terre- 
Sainte, vers l’an 1190. Ce testament est rapporté par 
Baluze , aux Preuves de l’histoire de lamaison d'Auver- 
gne (1). Albert de la Tour du Pin portait : de gueules à la 
tour crénelée d'argent, flanquée à senestre d'un avant 
mur crénelé du même, le tout maçonné de sable. » 

Je crois donc que ce chevalier croisé peut être aussi 
rangé parmi ceux du département de l'Ain, bien qu’ap- 
partenant davantage au Dauphiné. 


(1) Histoire de la Maison de France, tome II, p. 13: 


DU DÉPARTEMENT DE L'AIN. 359 


La famille des sires de Beaujeu est représentée dans 
les salles des Croisades par deux chevaliers inscrits aux 
n° 179 et 221. Voici ce que contient le texte explicatif du 
musée de Versailles, au n° 179 » 


SIXIÈME CROISADE. 


« Humbert de Beaujeu, seigneur de Montpensier, 
d'Aiqueperse, de la Roche d'Agoux, d'Hermenc et de 
Roanne, connétable de France. Il accompagna le roi 
saint Louis en son premier voyage d'outre-mer, et si- 
gnala son courage à la bataille de la Massoure en 1250 (1). 

« 11 fut aussi à la croisade de Tunis, en 1270 (2). 
Armes : d'or au lion de sable chargé d’un lambel de 
cinq pendants de gueules » « et pour devise : À tout 
venant beau jeu. » 

Ces armes ne sont pas exactes, le lambel de cinq 
pendants de gueules n'ayant été adopté par les sires de 
Beaujeu de la 2° race qu'après 1265, date de la mort 
de Guichard V, fils du connétable de France Humbert V 
de Beaujeu, lequel par conséquent ne devait pas l'avoir 
dans ses armes, en outre; des travaux postérieurs ont fait 
retrouver les armes du connétable Humbert V de Beaujeu. 
Dans l'Histoire des ducs de Bourbon et des comtes de Fo- 
rez, de M. de La Mure, publiée, en 1868 , par M. R. de 
Chantelauze, page 45 des documents inédits, M. Guigue 
annonçait, en 1863, que M. Gautier, archiviste du dépar- 
tement du Rhône, venait de découvrir les armes qu'Hum- 
bert V sire de Beaujeu portait en 1217, lesquelles sont 
gravées sur cette mème page et blasonnées ainsi : parti 
au premier, d'or au lion de sable; au deuxième brétessé:; 
ou bien au deuxième de... à la bordure componnée du 


(1) Histoire généalogique de la maison de France, tome VI. p. 81. 
(2) 11 y a ici erreur, car il était mort en 1250. 


360 FAMILLES DES CROISADES 


champ et de...…. Ce sont donc celles qu'il faut lui donner, 
ainsi qu à Guichard IV sire de Beaujeu, son père, qui les 
avait adoptées, en ajoutant pour le premier parti les ar- 
mes pures de Flandre, de sa femme Sibille de Ilainaut, 
aux armes anciennes de Beaujeu : brète.sé, conservées 
dans le deuxième parti. | 

Dans son Histoire de la souveraineté de Dombes, qu'il 
avait laissée manuscrite en 1662, et qui n'a été publiée 
que deux siècles après, en 1863, par M. Guigue, an- 
cien élève de l'école des Chartes, S. Guichenon dit 
que le connétable de France Humbert V de Beaujeu 
était seigneur de Dombes, de Miribel et de Meximieux, 
que vers Noël 1208 il se reconnut vassal (page 176) de 
l'Église de Lyon pour les châteaux de Meximieux en 
Valbonne, de Chalamont et du Donjon de Montmerle ; 
en outre il était seigneur du Valromey, car on litdans les 
Archives civiles de la Côte-d'Or, au n° 1036, qu’ « Amé- 
dée de Savoie promit au connétable de France Hum- 
bert de Beaujeu de lui rendre ses chäteaux de Virieu, 
Châteauneuf en Valromey et Cordon, 1236. » 

Il y avait un siècle que ces seigneuries étaient dans 
sa famille, et le département de l'Ain peut le reven- 
diquer comme un de ses chevaliers croisés. 

En effet, dans son Histoire du Bugey, Guichenon dit, à 
l'article de la Chartreuse d'Arvières en Valromay : 
« Cette Chartreuse reconnaît pour ses fondateurs les 
comtes de Savoye et les seigneurs de Beaujeu, car, envi- 
ron l’an 1140, Amé deuxième du nom, comte de Mau 
rienne et de Savoye, désirant attirer les Chartreux en sa 
terre de Valromay, leur donna le territoire d’'Arvières, 
et Humbert, seigneur de Beaujeu, second du nom (1), son 


(1) Humbert III, dans la table généalogique insérée à la fin de son 
Histoire de Savoie. 


DU DÉPARTEMENT DE L'AIN. 361 


gendre, seigneur de Bugey et Valromay (à cause d'Alix 
de Savoie, sa femme), leur confirma cette donation. » 

Cet Humbert III de Beaujeu na pas été mentionné 
dans la liste de la salle des Croisades ; cependant il y a 
pris part, et comme il avait hérité de son père des sei- 
gneuries de Montmerle et de Châtillon-sur-Chalaronne, 
et que par sa femmeil était devenu, ainsi que nous venons 
de le voir, seigneur de Bugey et Valromay, je crois 
pouvoir le citer en qualité de croisé de l'Ain ou 
du moins de chef d'un nombre notable de croisés de 
notre pays. Voicice quen dit S. Guichenon dans l’His- 
toire de la souveraineté de Dombes, (page 163) : « Pierre- 
le-Vénérable-abbé de Cluni, raconte qu'Humbert III, sire 
de Beaujeu, résolut d'aller à Jérusalem, où étant arrivé 
il prit l'ordre et l'habit de templier pour combattre les 
infidèles ; mais sa femme, à laquelle il avait laissé la 
conduite du pays, obtint du pape Eugène III de le faire 
revenir. » 

« Ainsi Humbert, étant de retour de la Palestine, se 
trouva en 1153 à Mäcon... » 

Il vécut jusqu'à 1193 et. était bisaïeul du croisé, 
Humbert V de Beaujeu, connétable de France, seigneur 
à son tour de Bugey et Valromay ; ses armes étaient 
d'après ce qui a été dit ci-dessus : brétessé, ou bien : 
de: à la bordure componnée du champ de... 

Il est probable qu'Humbert III de Beaujeu le templier 
avait accompagné à la deuxième croisade son beau- 
père Amé II, comte de Savoie, qui y mourut en 1149, et 
que c'est alors qu'il revint et put ainsi se trouver à 
Mâcon en 1153. 

Enfin j'en viens au plus illustre de tous les noms 
des croisés de l’Ain, celui d'Amédée Il, comte de Mau- 
rienne, puis de Savoie, dont la famille a été souveraine 

| 24 


362 FAMILLES DES CROISADES 


de la plus grande partie du département pendant plu- 
sieurs siècles, et je demande si l’on peut le lui dispu- 
ter ? Je ne le pense pas. 

Guichenon dans son Histoire de Bresse et Bugey, etc., 
1650, s'exprime ainsi, page 40 : 

« En Bugey comme en Bresse, il y à eu autrefois 
plusieurs souverains, car la donation que l’empereur 
Henri IV fità Amé IT, comte de Savoie, de la seigneu- 
rie du Bugey, en l'an 1137, ne comprenait que ce qui 
est du long du Rhône depuis Châtillon de Michaille, 
jusqu'à Grôlée. » Mais dans son His{oire généalogique 
de la maison de Savoie, qui parut dix ans après, c'est- 
à-dire en 1660, il dit (page 210) : « La donation du 
Bugey à Amé, comte de Savoie, que Pingon a attribuée à 
l'empereur HenriIV, en 1137, est fausse. » 

« C'était Lothaire II (1) qui régnait en 1137. Henri IV 
était mort en 1106 et son successeur Henri V en 1126; » 
mais la date seule était inexacte, et Guichenon se 
rangea à l’opinion de l'historien Botero, à savoir : « que 
c'est à son passage par la Savoie, en 1077, que l’em- 
pereur Henri IV donna le Bugey à Amé IT, (c'est-à-dire 
Amé Ie, aïeul du croisé Amédée II, comte de Savoie,) 
son beau-frère, lequel l'accompagna en Italie et con- 
tribua à le réconcilier avec le pape Grégoire VII. » 

L'écusson d'Amédée II de Maurienne et de Savoie 
est sur un des piliers, à l’une des places d'honneur ré- 
servées pour les noms et armes des princes souverains 
ou des seigneurs puissants et d’un grand renom. 

Ilest inscrit ainsi au n° 29 (deuxième croisade) : 
« Amédée II, comte de Maurienne et de Savoie, oncle 
maternel du roi Louis-le-Jeune, suivit son neveu à la 


1, De Supplenhourg (Saxe). 


DU DÉPARTEMENT DE L’'AIN. 363 


croisade, en 1447, et mourut l’année suivante à Nicosie, 
en Chypre (1). Il portait: écartelé aux 1 et 4 d'or à l'aigle 
de sable, qui est Maurienne ; aux 2 et 3 de gueules à la 
croix d'argent, qui est la Savoie. » Cependant S. Gui- 
chenon qui était historiographe officiel de la maison de 
Savoie se borne à donner aux comtes de Savoie anté- 
rieurs à Amé V : d'or à l'aigle de sable. Je pense donc 
qu’il est préférable de s’y conformer pour les trois comtes 
de Savoie croisés ; Humbert IT; Amé II et Thomas 1°, 
car ce ne fut que vers la fin du xint siècle qu'Amé V, 
comte de Savoie, fixa ses armes : de gueules à la croix 
d'argent. 

Guichenon l'appelle Amé IIT du nom, comte de Sa- 
voie et seigneur de Bugey, et ce qui suit est un extrait 
de ce qu'il en dit : 

«a Né vers 1096, — en 1130 fonde en Bugey l'abbaye 
de Saint-Sulpice, de l’ordre de Citeaux ; en 1140 la Char- 
treuse d’Arvières en Valromay ; en 1141 le monastère 
de Notre-Dame de l’ordre de Citeaux, dans la vallée de 
Chésery (Ain) ; en 1145 il fit une donation à l’abbaye de 
Saint-Sulpice en Bugey au moment de se croiser. 

« Il avait aussi doté la Chartreuse de Portes en Bu- 
gey, fondée en 1115. 

« En 1149, il meurt, le 1° avril, dans l’île de Chypre, 
où il est enterré dans le monastère de Sainte-Croix de 
Nicosie. 

« Un titre du monastère de Saint-Maurice, en Cha- 
blais, de l'an 1160, dit que c'était son second voyage en 
Palestine. » 

Comme on l’a vu ci-dessus, cet Amédée II de Sa- 
voie, le croisé, était seigneur du Bugey, qui avait été 
donné, en 1077, à son aïeul Amé I°' de Savoie. 


(1) Art de vérifier les dates, t. XVII p. 163. 


364 FAMILLES DES CROISADES 


Nous sommes arrivés pour le département de l'Ain à 
dix-huit familles, ayant fourni vingt-trois chevaliers croi- 
sés, dont deux ont pris part à deux croisades. 

L'ouverture des salles des Croisades au musée de Ver- 
sailles ayant eu lieu il y a trente ans et par :conséquent 
bien avant l'annexion de la Savoie à la France, on n'a- 
* vait compulsé , à ce qu'il parait, que l'Histoire de la 
Bresse, du Bugey et Valromay publiée par Guichenon 
en 1650, pour l'admission des chevaliers croisés de 
ces provinces. On n'avait nullement songé, je crois, àcon- 
sulter l’Æistoire généalogique de la royale maison de Sa- 
voye, du même auteur, publiée, en 1660, et dans laquelle 
on aurait, dix ans après, en 1660, trouvé un certain 
nombre de croisés du Bugey et du Valromay pays qui 
avaient été annexés à la Savoie en 1077, comme on l’a 
vu plus haut. 

La Brese n'ayant été possédée par les comtes de Savoie 
que deux siècles après, à la suite du mariage de Sybille de : 
Baugé, dame de Bresse, avec Amé V de Savoie, en 1272, 
et par conséquent après la 8° et dernière croisade, on 
n'y trouve presque pas de noms de cette province. 

J'ai eu l'idée de faire des recherches dans ce dernier 
ouvrage volumineux de Guichenon, et y ai trouvé d’a- 
bord que. 

Humbert II du nom , comte de Savoie , etc. , sei- 
gneur de Bugey, etc., mort en 1108, selon le nécrologe 
de Saint-Jean de. Maurienne, avait fait une fondation au 
prieuré du Bourget, en 1097, à l'occasion de la première 
croisade. Guichenon l'appelle Humbert II, dit le ren- 
forcé. « En 1100, il fonda, dit-il, le prieuré d’Inimont en 
Bugey, de l'ordre de Cluny (page 197 des Preuves) : Do- 
minus Umbertus nobilissimus comes qui cognominatus 
est reinforciatus. » 


DU DÉPARTEMENT DE L'AIN. 36% 


Il était seigneur du Bugey, qui avait été donné, en 
1077, à son père Amé I*. 

} aradin, Pingon et Guichenon disent qu'il avait fait 
p-1tie de la première croisade. Collet aussi pense qu'il y 
était. 

Dans l'Histoire des croisades de Michaud, 7° édition, 
1849, une note ajoutée, page 361 du 1% vol., par M. Huil- 
lard-Breholles, est ainsi conçue : « Ce qui fait élever 
des doutes sur le voyage d'Humbert II (de Savoie), c'est 
le silence des historiens de la première croisade, ainsi 
que les actes qu'on à conservés de ce prince, lesquels font 
voir qu'il était resté en Europe jusqu’à l’an 1100, mais 
tous les doutes se dissipent lorsqu'on place son départ 
à lu seconde expédition, en 1101. 

D'après Guichenon ses armes étaient : d'or à l'aigle de 
sable... c’est-à-dire Savoie ancien. 

Il faut remarquer aussi que ces historiens n'ont pas 
. mentionné non plus le premier voyage en Palestine de 
son fils Amé II de Savoie. 

Plusieurs historiens ont écrit que : 

Thomas I‘, comte de Savoie et du Bugey, etc, avait 
pris part à la quatrième croisade en 1202, mais Guichenon 
en doute, quoique Pingon l'assure et qu’il donne une liste 
de vingt-cinq chevaliers croisés ayant accompagné le 
comte Thomas [*. 

Cependant ce qui vient à l'appui de l’assertion de Pin- 
gon, c'est un précis généalogique (1) de l'illustre maison 
de Viry-Viry en Savoie, ou plutôten Genevois, fait en 
1776, et conservé dans les riches archives du château de 
Viry près de Genève, et dans lequel on lit que Hugue IT, 


(1) Dont je dois la communication à mon neveu le baron Ame de 
Viry. Voir aussi le Cabinet historique de M. Louis Paris, 1864. 


366 FAMILLES DES CROISADES 


« seigneur de Viry et de Salenove, etc., fut un des sei- 
gneurs de Savoie qui accompagnèrent le comte Thomas 
de Savoie dans la croisade qu'il entreprit vers 1200 pour 
le recouvrement de la Terre-Sainte. » | 

Il avait pour armes, d'après Guichenon: d'or à l'aigle de 
sable (1). 

Ensuite vient Louis de Savoie, baron de Vaud, sei- 
gneur de Bugey, de Valromey, etc. (troisième fils de 
Thomas II de Savoie, comte de Maurienne, et de Béa- 
trix de Fiesque, sa deuxième femme), né en octobre 
1250, qui suivit le roi saint Louis à sa dernière croisade 
à Tunis, en 1270, et mourut à Naples en 1302. 

Armes : d'or à l'aigle de sable, au lambel de 5 pendants 
de gueules brochant sur le tout, comme brisure de cadet. 
Ces armes sont peintes ainsi à la voute de la salle appelée 
la Diana, construite et peinte, il y a près de six siècles, à 
Montbrison, par Jean I‘, comte de Forez , et l’un des 
monuments héraldiques les plus curieux de l'Europe ; ce 
Louis de Savoie avait épousé la veuve du père de Jean Ier. 
J. M. de La Mure, qui écrivait, en 4677, mentionnait cet 
écusson (Tome 1‘, page 293) qu'il attribuait à Louis de 
Savoie-Vaud, comme étant à la Diana. Il s'y voit, encore 
À la 25° rangée et répété 36 fois comme les autres écus- 
sons de la voute. Il y avait été peint ainsi vers 1296 : d'or 
à l'aigle de sable chargé d'un lambel de cinq pendants 
de gueules. C'est donc celui qu'il y a lieu d'adopter. 

Puis à la page 227 on lit ce qui suit (2; : 

«“ Entre autres personnages de qualité qui suivirent, 
en 1147, le comte Amé III de Savoie à la deuxième croi- 
sade, un ancien manuscrit cité par l'historien Pingon 
à remarqué ceux-ci. » 


(1) Savoie ancien. 
?, Guichenon, Jistoire de Saruie, 1661). 


DU DÉPARTEMENT DE L'AIN. 367 


Viennent quarante noms parmi lesquels douze du 
Bugey, qui sont : 

1 Balme (Didier dela) 

2 Belmont (Soffrey de) 

3 Bussy (Jean de) 

4 Chastillon (Guillaume de) 

5 Grandmont (Humbert de) 

6 Luyrieu’(Humbert de) 

7 Mornay Guillaume de) 

8 Rogemont (Geoffroy de) 

9 Rossillon (Bernard de) 

10 Serrières (Miles de) 

11 Seyssel (Pierre de) 

12 Thoire (Humbert de) 

Puis un de la Bresse qui est Pierre de la Palu. 

Total treize nouveaux. 

Guerric de Coligny figure aussi dans cetteliste, mais 
je l'avais déjà compris précédemment. 

Cela porte à trente-un le nombre des familles des 
croisades du département, ayant donné quarante-un 
croisés. 

De ces treize nouvelles familles, Guichenon donne la 
généalogie de sept d’entre elles dans son Histoire du Bu- 
gey, et d'une : la Palu, dans celle de Bresse, en tout 
huit. 

Des cinq autres, trois : Grandmont, Mornay et Seys- 
sel sont des quatorze qu'il dit dans sa préface n'avoir 
pas donné faute de renseignements, ce qui est bien à 
regretter, mais il cite leurs armes dans son Indice ar- 
morial ; restent deux dont les armes sont inconnues : 
Belmont et Serrières. 

Pour Didier de la Balme, dans la généalogie de la 
Baulme ou de la Balme sur Cerdon en Bugey, Guichenon 


368 FAMILLES DES CROISADES 


cite plusieurs membres de cette famille contemporains 
de la deuxième croisade, mais aucun du nom de Didier. 

Armes : d’or à la bande d'azur. 

Quant à Soffrev de Belmont, Guichenon ne donne ni 
la généalogie ni les armes de cette famille ancienne 
du Valromay, mais il cite comme présent à la fonda- 
tion de Saint-Sulpice en Bugey, en 1130, un Soffrey de 
Belmont qui est probablement le croisé lui-même. 

Belmont est près de la belle cascade du Seran à Cer- 
verieu. 

Jean de Bussy. Guichenon donne la généalogie et les 
armes : écartelé d'argent et d'azur, ‘de cette famille. 
Mais le premier cité est Guillaume de Bussy, qui fit une 
concession à Meyria en 1195. 

Bussy est près de Montréal et du lac de Nantua. 

Pour Guillaume de Chastillon, on y trouveun Guil- 
laume de Chastillon de Michaille, cité dans un titre 
de Nantua en 1150, armes : d’argent à la croix de gueu- 
les et qui se rapporte évidemment au croisé cité. 

Relativement à Humbert de Grandmont, l'évêque de 
Genève mentionné dans le cartulaire d’'Inimont en 1116, 
qui fit un traité à Seyssel en 1124, et mourut en 1134, 
était probablement parent du chevalier qui portait les 
mêmes noms et prénoms à la deuxième croisade, en 1147. 

Ils étaient je pense de la même famille que Geoffroi 
de Grandmont, cité par Guichenon, tome I, p. 215, (1) 
comme présent, en 1097, à Yenne, à une donation d'Hum- 
bert II, comte de Savoie et seigneur du Bugey ; et 
qu'Amblard seigneur de Grandmont, témoin du même 
prince à la fondation du prieuré d’Inimont, en 1100 (page 
197 des Preuves) (2) : « Testes hujus doni Amblardus 


il) Histoire de la maison de Sarore. 
(2) Histoire de Bresse et Rugry. 


DU DÉPARTEMENT DE L'AIN. 369 


miles de Grandimonte, Rostagnus miles et alii multi. » 

Thomas de Grandmont, évèque de Belley en 1250, en 
était certainement aussi. 

Guichenon regrettait, dans sa préface, de n'avoir pu 
obtenir des renseignements détaillés sur cette famille 
marquante du Bugey, et dont l’ancien ehâteau à machi- 
coulis domine encore la contrée de Talissieu à Culoz. 

Il donne leurs armes : de gueules au lion d'argent. 

Quant à Humbert de Luyrieu, un chevalier des mêmes 
nom et prénom, paraît dans un titre de Nantua de 
1110, et est indiqué comme vivant en 1160. 

Il peut donc être le croisé, quoique aucun membre de 
cette famille nombreuse et considérable de ce pays-là, et 
qui a duré cinq siècles, ne soit cité par Guichenon, dans 
la longue généalogie qu'il en a donnée dans son Histoire 
de Bugey et Bresse comme ayant été aux croisades ; 
mais ce qui prouve que l'on ne doit pas en inférer qu ils 
n'y ont jamais paru, outre que le même Guichenon 
a cité plus tard Humbert de Luyrieu comme croisé 
dans son Histoire de la maison royale de Savoie, c'est 
que j'ai découvert en 1864, aux archives départemen- 
tales de l'Ain , une copie d'actes de fondations faites en 
faveur du prieuré de Talissieu, d’où il résulte qu'Etienne, 
seigneur de Luyrieu fit, en 1239, à ce prieuré, une dona- 
tion d'un fief qu'il avait à Cormoranche, près d'Haute- 
Ville et de Lompnes, à l’ocasion de son voyage outre-mer 
pour aller au secours de la Terre-Sainte, donation qui ne 
devait avoir son plein effet que s’il en revenait sain et 
sauf. 

Or on trouvedans la généalogie de Luyrieu, par Gui- 
chenon, un Etienne de Luyrieu chevalier, fils aîné d'Hum- 
bert et mari d’Agate de la Balme-sur-Cerdon , avec 
laquelle il vivait en 1190. C'est probablement Etienne le 


370 FAMILLES DES CROISADES 


croisé, quoiqu'il dût être âgé lors de son pélerinage. 

Armes : d'or au chevron de sable: devise : belle sans 
blame. 

Dans son Histoire de la souveraineté de Dombes, 1662, 
Guichenon dit, page 178, « qu’en 1222, Humbert seigneur 
de Luyrieu en Bugey, prit en fief d'Humbert V de 
Beaujeu, seigneur de Valromey, le village d'Hauteville et 
les châteaux de Lompnes et de Culoz. Il ajoute qu'Hum- 
bert V de Besujeu ayant pris la résolution, en 1238, 
d'accompaguer Philippe de Courtenay, empereur de 
Constantinople, en son voyage d'Orient, se croisa avec 
plusieurs grands seigneurs et ne fit ce voyage qu’en 14239» 
(titre de Cluni, juin 1239)il est donc possible qu'Etienne 
de Luyrieu, qui était son vassal pour le château de Lomp- 
nes, soit un de ceux qui l'accompagnèrent. 

Les ruines du château de Luyrieu, situées au pied du 
du mont Colombier, dominent la vallée inférieure de la 
petite rivière de Seran, entre Culoz et Talissieu; les sei- 
gneurs de Luyrieu avaient fondé, en 1100 environ, le 
prieuré de Talissieu, et avaient de toute antiquité leur 
sépulture dans le chœur de l'église, à la chapelle de la très 
Sainte-Vierge et de Saint-Christophore, ainsi que j'en 
ai retrouvé la preuve aux archives de l'Ain, dans les 
titres cités ci-dessus. 

J'avais toujours remarqué devant le chœur une pierre 
tombale à moitié cachée et ornée d'un chevron (armes de 
Luyrieu), que j'attribuais à Humbert de Luyrieu, chevalier 
de l'ordre de Savoie (petit-fils du célèbre Amé VI, comte 
de Savoie, etc., comte Vert, par sa mère Catherine de 
Savoie-Molettes), qui, d'après Guichenon, mourut en 1410 
et gist en l'église de Talissieu; et dont lé fils Guy de 
Luyrieu, chevalier de Saint-Jean-de-Jérusalem, devint 
capitaine des galères de Rhodes ; mais après la première 


DU DÉPARTEMENT LE L'AIN. 371 


révolution personne dans le pays ne savait que les Luyrieu 
eussent un caveau dans cette église, et lorsque par suite 
de réparations, en 1854, on en découvrit un voûüté con- 
tenant sept têtes de morts, l’on ne savait à qui à1l avait 
appartenu. 

On n’ignorait pas que la famille de Rostaing avait eu 
sa sépulture, depuis cinq siècles, dans le cimetière de 
Saint-Christophore de T'alissieu. On eut donc l’idée de le 
leur attribuer, mais nos documents particuliers , con- 
tenant entre autres l'acte de fondation dans cette église 
de la chapelle Saint-Antoine, au xv° siècle, ne parlent pas 
de caveau. Il est donc plus à présumer que celui qui à été 
découvert appartenait aux seigneurs de Luyrieu, dont la 
famille est du reste éteinte depuis trois siècles, 

Pour Guillaume de Mornay, Guichenon donne seu- 
lement les armes : d'argent au lion de sable de cette 
ancienne famille du Bugey septentrional, au canton 
d'Isernore. 

Il mentionne un Geoffroy de Rogemont (troisième fils 
de Guillaume premier du nom), chevalier qui vivait en 
1150. Dans un acte, à Meyria figure, en 1164, un Geof- 
froy de Rogemont qui pourrait être le croisé. Le fief de 
Rogemont est dans les montagnes, près d'Aranc et de 
la cascade de l’Albarine, à Charabote. 

Armes : de gueules au lion d'or armé, lampassé et 
vilainé d'azur. 

Un Bernard de Rossillon, chanoine de Belley, est signalé 
dans la fondation de l'abbaye de Saint-Sulpice, en 1130, 
c'est le même nom et le mème prénom, et c'est proba- 
blement le croisé. Armes : d'or à deux fasces de sable. 

Rossillon est à l'entrée des gorges de montagnes en 
venant de Savoie, et sur le Furan. 

Pour Miles de Serrières, on ne sait si ce croisé était 


372 FAMILLES DES CROISADES 


de Serrières-sur-Ain; de Serrières-sur-Albarine, près 
Saint-Rambert, ou de Serrières-de-Briord, près du 
Rhône, et Guichenon ne donne ni sa famille, ni ses 
armes. Le prénom Miles pourrait bien n'être qué:la signif- 
cation du mot chevalier. 

Relativement à Pierre de Seyssel, Guichenon dit : à 
l'article Mareschal, seigneurs delMeximieu (page 233), 
«a Ce changement de famille me donne occasion de dire 
en passant quelque chose de la maison de Seyssel, laquelle 
est très illustre et tient rang éminent en Savoye, car 
dans les registres d'hommages qui sont en la chambre 
des comptes, à Chambéry, ceux de Seyssel sont qualifiés 
premiers barons de Savoye. 

a Quoi quil en soit, la famille de Seyssel est très an- 
cienne, delaquelle j’eusse biensouhaitéde pouvoir donner 
la généalogie, mais il la faut attendre de quelqu'un qui en 
soit mieux instruit que moi, qui n'en ai jamais pu recou- 
vrer les titres. » 

De la présence d'un Seyssel à la deuxième croisade, 
on peut en conclure qu'un chevalier croisé était sei- 
gneur de Seyssel en 1147. 

Armes : gironné d'or et d'azur de 8 pièces. 

Humbert sire de Thoire premier du nom, cité, en 1131, 
à la fondation de l'abbaye du Miroir, au comtéd’Auxonne, 
par Humbert de Coligny (Histoire de Coligny), est pro- 
bablement le croisé de ce nom. 

Son père, Hugues de Thoire, fit quelques libéralités, en 
1110, à l'église de Saint-Pierre de Nantua, du consente- 
ment de cet Humbert Ie" de Thoire, son fils. 

_ Armes : bandé d'or et de geules de six pièces. 

Enfin Pierre de la Palu, chevalier, seigneur de Varem- 

bon (1), mentioné vivant en 1140 et dénommé dans un 


(1) Près Pont-d’Ain. 


DU LÉPARSEMENT DE L'AIN. 373 


traité fait en 1158, entre Estienne, seigneur de Villars, 
après son retour de la Palestine, et Aynard, abbé de 
Saint-Sulpice en Bugey, pourrait être le croisé (page 284), 
Bresse. 

Armes : de gueules à la croix d'hermine. 

J'ai dit plus haut que l'historien Pingon assurait que 
Thomas 1*, comte de Savoie et seigneur du Bugey, avait 
pris part à la croisade de 1202, suivi entre autres par 25 
chevaliers , parmi lesquels je remarque Aymon de la 
Balme, Guichard de Beaujeu, Amé de Coligny, Pierre et 
Humbert de Seyssel, ainsi que Humbert sire de Thoire. 

Cet Aymon de la Balme était probablement de la 
famille de la Baulme ou la Balme-sur-Cerdon, citée plus 
haut. 

Relativement à Pierre de Seyssel et à Humbert de 
Seyssel, j'ai trouvé aux archives nationales, à Paris, dans 
les preuvres de noblesse faites par les généalogistes des 
ordres du roi de 1765 à 1780, recueil coté MM 812, tome 
3, pages 399-402, que « Pierre de Seyssel, chevalier, 
fut l’un des pleiges ou cautions d'un traité passé le 4 
novembre 1196, entre Thomas I”, comte de Savoie, et 
l'abbé de Saint-Rambert en Bugey. » 

Passage qu'on trouve aussi dans Guichenon. 

C'était probablement le Pierre de Seyssel, cité par 
Pingon avec Humbert de Seyssel, comme ayant pris 
part à la croisade de 1202 avec ce prince. 

Ce Guichard de Beaujeu était probablement Guichard 
IV, dit le grand, seigneur de Montmerle, de Châtillon- 
sur-Chalaronne, de Bugey et de Valromey, qui testa en 
1216, et était père du connétable de France, Humbert V 
de Beaujeu. Armes citées ci-dessus : parti au deuxième 
brétessé Beaujeu ancien, au 1° d'or au lion de sable armé 
de gueules, qu'il avait pris de sa femme Sybille, fille de 


374 FAMILLES DES CROISADES 


Baudouin-le-Courageux, comte de Hainaut et de Flandre. 

Le lambel n'a été ajouté que postérieurement par ses 
descendants de la seconde race. 

C'est évidemment le même Guichard de Beaujeu, 
seigneur de Valromey, en 1198, que cite Guichenon, 
titres de Saint-Sulpice, et nous pouvons également le 
revendiquer comme croisé de l'Ain. Dans tous les cas, il 
a dû être suivi à la croisade par plusieurs de ses vassaux, 
ou croisés de ce département. 

Quant à Amé deColigny, Moréri, (d'après du Bouchet) 
dit qu'il assista à la conquête de Constantinople en 1202, 
et périt à Serres, en Orient, en 1205. Mais le père 
Anselme (l)dit que c'était Hugues de Coligny, frère puiné 
d’Amé, qui périt à Serres, en 1205, et qui était père de 
Béatrix , laquelle épousa Albert III de la Tour du Pin. 

Guichenonditen outre que : Hugues de Coligny, seigneur 
do Coligny-le-Neuf et Saint-André-sur-Suran étant, envi- 
ron l’an 1200, sur le point de faire un voyage en Terre- 
Sainte. . donne à la Chartreuse de Seillon, près de la 
ville de Bourg, tout ce qu'il avait à Séligna. — Titres 
de Séligna. 

Mais il est possible qu'Amé de Coligny ait aussi pris 
part à la croisade de 4202. 

Pour Humbert. sire de Thoire, Guichenon cite Hum- 
bert IL, fils ainé de Guillaume, sire de Thoire, (titres du 
château de Mailla en Bugey, 1188), marié à Alix de 
Coligny, dame de Cerdon en Bugey, sœur d'Hugues de 
Coligny le croisé, et dont entre autres Humbert III de 
Thoire, chevalier (titres de Meyria, 1217). 

C'est donc probablement l’un ou l'autre Humbert qui 
aura pris part à la croisade de 1202. 


(1) Histoire de la maison de France et des grands officiers de la 
couronne. Tome 7, page 145. 


DU DÉPARTEMENT DE L'AIN. 375 


Du reste, cela ne modifie en rien les tableaux précé- 
dents quant au nombre des familles de croisés, puisque 
ces cinq derniers noms s'y trouvent déjà compris. 

Dans Histoire des Croisades de M. Michaud, 7° édition, 
1849, vol. 1‘, p. 513, Achard de Montmerle est cité 
comme ayant pris part à la première croisade, 1096-1099. 

Guichenon n'en fait aucune mention dans ses deux 
histoires imprimées de Bresse et Bugey et de la royale 
maison de Savoie, mais dans son Histoire de la souve- 
raineté de Dombes citée plus haut, on trouve à l’article 
Montmerle (1) (page 105) que : « Robert l’Enchaîné, 
chevalier, seigneur de Montmerle, partit, en 1120, avec 
sa femme pour la Terre-Sainte, » et plus bas : « De 
cette même famille des Enchainés était Achard, sei- 
gneur de Montmerle, vaillant chevalier, qui mourut en 
un combat contre les Turcs, en Palestine, où, selon 
l'historien Oderic Vital, il se signala avec Raimon 
Pelet et Guillaume de Sabran. » 

Suit une note très-intéressante sur Achard de Mont- 
merle, par M. Guigue, qui cite Robert-le-Moine et des 
documents inédits. 

Achard de Montmerle mourut au siége de Jérusalem, 
au mois de juin 1099, âgé de 60 à 70 ans. 

Armes (Armorial de Dombes par Guichenon.) 
de. . + . . à uneaigle de. 

Cette famille des Enchaînés a fourni d'autres Die. 

Dans sa Notice des fiefs de l'arrondissement de Trévoux 
1863,M. Guiguedit que c’est vers lecommencement du x11° 
siècle, très-probablement en 1101, que Robert l'Enchaïné, 
sur le point de se rendre à la croisade , donna en franc- 
alleu son château et châtellenie de Montmerle à Gui- 
chard III, sire de Beaujeu ; mais M. Philippe Michaud, 


(1) Sur la Saône et en face de Belleville. 


376 FAMILLES DES CROISADES 


dans son Histoire du Beaujolais au xn°siècle, inséré dans 
la Revue du Lyonnais 1862, avait déjà donné les détails 
suivant : « Au temps de Guichard III de Beaujeu, le 
château de Montmerle appartenait à une famille puis- 
sante dite des Enchaïinés. Lechef de cette famille, Robert 
l’'Enchaiïné, entreprit le voyage de la Terre-Sainte; sa 
femme voulut l'accompagner, mais l'argent manquait. 
Robert céda au sire de Beaujeu son château de Mont- 
merle, toutes ses possessions en alleu, soit à Montmerle, 
soit à Châtillon et au château de Châtillon. Sa femme 
consentit ; La donation faite , Guichard, sirede Beaujeu, 
remit en fief, à charge d'hommage, les domaines qui 
venaient de lui être cédés, aux trois fils de Robert. 
(Guillaume, Bertrand et Bernard.) Cet acte important fut 
passé à Montmerle les jour et fête des martyrs Fabien et 
Sébastien, 1120. Le lendemain de l’acte, toute la famille 
père, mère, fils partirent pour la Terre-Sainte.... » 

M. le baron F. de la Roche-la-Carelle, dans son Histoire 
du Beaujolais, etc., 1853, contenait déjà un récit presque 
identique, mais il ne mentionnait pas le départ pour la 
Terre-Sainte du plus jeune fils, Bernard l’Enchaïiné. 

Jusqu'ici je me suis constamment appuyé, dans ce 
travail, sur notre historien Guichenon, mais pour le nom 
de Moyria ce sera sur M. Guigue, que j'ai cité plus haut 
et je reproduis ce qu'il dit dans ses Notices historiques 
sur les fiefs, etc, de l'arrondissement de Trevoux à l’ar- 
ticle Châtillon-sur-Chalaronne : « Berard de Châtillon, 
évêque de Mâcon, et son frère Humbert qui firent un 
traité, en 1103, avec l'abbé deCluni, se croisèrent, 
en 1108, pour la Terre-Sainte avec deux de leurs neveux 
Etienne et Humbert de Moyria. » 

Guichenon donne la généalogie de cette dernière 
famille, mais ces deux-ci n'y figurent pas. Il cite cepen- 


LU DÉPARTEMENT DE L'AIN 377 


dant à la même époque Girard et Vauchier de Moyria, 
qui firent une concession, en 1110, au prieuré d’Inimont en 
Bugey. Le fief de Moyria était dans le bourg de Cerdon, 
d'après Guichenon. 

Armes : d'or à la bande d'azur accompagnée de six 
billettes en orle. 

Nous sommes enfin arrivés à trente-trois familles de 
l'Ain, ayant fourni cinquante-cinq croisés, dontunévêque, 
un chanoine, un curé, un moine et une femme. 

De ces trente-trois familles, quatre ont été presque sou- 
veraines : celles de Beaujeu, de Coligny, de Savoie et de 
la-Tour-du-Pin, lesquelles ont appartenu principalement 
à d'autres provinces que celles du département de l'Ain, 
mais cependant elles "ont dù entraîner à leur suite de 
nombreux croisés provenant des seigneuries qu'elles ont 
possédées dans l’Ain, pendant les deux siècles des croi- 
sades. | 

Deux seulement ont assisté au siége de Jérusalem, en 
1099, par Godefroy de Bouillon : Berard de Châtillon, 
évêque de Mäcon, et Achard l’Enchainé, seigneur de 
Montmerle, mort glorieusement pendant ce siége de la 
Ville-Sainte, et cité avec honneur par les ançiens histo- 
riens contemporains des croisades. 

Voici la liste des familles et des croisés, suivant l’ordre 
dans lequel je les ai mentionnés , avec les dates des croi- 
sades auxquelles ils ont pris part. 


25 


378 


FAMILLES DES CROISADES 


Liste des Croisés de l'Ain suivant l'ordre du récit pré- 
cédent , avec les dates des croisades auxquelles ils 
ont pris part. 


n°’ 1 
1 bis 
1 ler 


Baugé (Ulrich I* de), 1120 1125 + (mort). 
Baugé (Guy, de) 1215 , . 

Baugé (Raynald IV, de) 1249 ,. 

Beyviers (Gauthier de), 1120. 

Corsant (Archéric de), 1120. 

Corsant (André de), 1125-1147. 
Saint-Sulpis (Pernold de), 1120. 

Briord (Gérard de), 1112. 

Lyobard (Pierre de), 1218. 

Lyobard (Hugues de), 1202-1218. 

Grailly (Jean de), 1270. 

Châtillon (Bérard de), 1096-1108-1120 +. 
Châtillon (Humbert de,, 1108. 

Balmey (Garnier du), 1146? 

Cordon (Pierre de), 1300 ? 

Villars (Étienne Il de), 1147 à 1152 1180+. 
Montagnieu (Berlio de), 1112. 

Vaudrenens (Barthélemy de\, 1257. 

Villa (Humbert de), 1116. 

Coligny (Guerric [°° de), 1147. 

Coligny (Humbert Il de), 1171. 

Coligny (Amé ou Hugues de), 1200 + 1206. 
Tour-du-Pin (Albert II de la), 1190. 
Beaujeu (Humbert V de), 1239-1250 +. 
Beaujeu (Humbert 111 de), 1147. 

Beaujeu (Guichard 1V de), 1202. 
Savoie{Amédée IF, comte de), 1125-1149 +. 
Savoie (Humbert 11, comte de), 1104. 
Savoie (Thomas I‘, comte de), 1202. 


DU DÉPATEMENT DE L’AIN. 379 


n° 18 quarto Savoie (Louis de), 1270. 


n° 19 


19 bis 


n° 20 
n° 21 
n° 22 
n° 23 
n° 24 


24% bis 


n° 25 
n° 26 
n° 27 
n° 28 
n°: 29 


29 bis 
29 (er 


n° 30 


30 bis 


n° 31 
n°’ 32 


32 bis 


32 ter 


Balme (Didier de la), 1147. 

Balme (Aymon de la), 1202. 

Belmont (Soffrey de), 1147. 

Bussy (Jean de), 1147, 

Chastillon (Guillaume de), 1147. 

Grandmont (Humbert de), 1147. 

Luyrieu (Humbert de), 1147. 

Luyrieu (Estienne de), 1239. 

Mornay (Guillaume de), 1147. 

Rogemont (Jeoffroy de), 1147. 

Rossillon (Bernard de), 1147. 

Serrières (Miles de), 1147. 

Seyssel (Pierre de), 1147. 

Seyssel (Pierre de), 1202. 

Seyssel (Humbert de), 1202. 

Thoire (Humbert 1°’ de), 1147. 

Thoire (Humbert 111 de), 1202. 

Pallu (Pierre de la), 1147. 

Montmerle (Achard l’Enchaîné de), 1096 à 
1099 +. 

Montmerle (Robert l’Enchaîné, comte de), 
1101 ou 1120. 

Montmerle (dame Robert de), 1101 ou 1120. 


82 quarlo Montmerle (Guillaume l'Enchaîné de), 1101 


ou 1120. 


32 quinto Montmerle (Bertrand l'Enchainé de), 1101 


n° 33 


33 bis 


ou 1120. 
Moyria (Etienne de), 1108. 
Moyria (Humbert de), 1108. 


En tout 33 familles dont 55 croisés. 


380 FAMILLRES DES CROISADES 


Liste alphabétique des 33 familles des Croisés de l'Ain. 


1 Balme-sur-Cerdon (La). 18 Montagnieu. 


2 Balmey (du). 19 Montmerle. 
3 Baugé. 20 Mornay. 

4 Beaujeu. 21 Moyria. 

5 Belmont. 22 Palu (La). 

6 Beyviers. 23 Rogemont. 
7 Briord. 24 Rossillon. 

8 Bussy. 25 Saint-Sulpis. 


9 Châtillon-de-Michaille. 26 Savoie. 
10 Châtillon-les-Dombes. 27 Serrières. 


11 Coligny. 28 Seyssel. 

12 Cordon. 29 Thoire. 

13 Corsant. 30 Tour-du-Pin (La). 
14 Grailly. 3t Vaudrenens. 

15 Grandmont. 32 Villa. 

16 Luyrieu. 33 Villars. 

17 Lyobard. | 


De ces trente-trois familles de croisès quatre subsistent 
encore de nos jours, celles de Savoie, de La Tour-du-Pin, 
de Cordon et de Seyssel ; maisla maison royale de Savoie 
est étrangère au département de l'Ain depuis deux siè- 
cles et demi. La famille souveraine du Dauphiné du nom 
de La Tour-du-Pin est éteinte depuis cinq siècles; celle 
du mème nom qui subsiste encore en est séparée par 
conséquent depuis la même époque, et du reste n'a plus 
rien de commun avec le département de l'Ain depuis ce 
temps-là.Il y a encore des Cordon en Bugey et en Savoie; 
des Seyssel existent aussi en Savoie, et depuis quatre 
siècles d’autres n’ont pas quitté le Valromey ; à Sotho- 


DU DÉPARTEMENT DE L’AIN. 381 


nod entre autres, où ils jouissent toujours des terres 
qui leur proviennent des Arthaud. 

La famille de Moyria, éteinte dans les mâles, ne sub- 
siste je crois, dans les femmes, en Savoie, que par Mr° la 
comtesse Raoul de Costa, née de Moyria, et dans l'Ain 
par ses deux nièces, Mis de Moyria, dont l'une avait 
épousé M. le comte de Cibens, de la Dombes. 


LISTE DES CROISES DE L'AIN PAR CROISADES 


ire croisade prêchée par le pape Urbain II et Pierre 
l'Ermite au Concile de Clermont. 


1095-1101. — Prise de Jérusalem, par Godefroy de Bouillon, 1099. 


Bernard de Châtillon, évêque de Mâcon et Achard l' En- 
chainé, seigneur de Montmerle ....:............. 2 
2** départ, 1101-1110. 
3 Châtillon, 4 Montmerle; 2 Moyria; Humbert Il, 
comte de Savo@...................,.......... 10 


gme départ, 1112-1144. 


Baugé, Beyviers, Briord, Châtillon, 2 Corsant, Mon- 
tagnieu, Saint-Sulpis, Amé II, comte de Savoie, Villa 10 


2nt croisade provoquée par le pape Eugène III 
et préchée par saint Bernard. 


1146-1149, Louis VII roi de France, et l’empereur Conrad. 


Balme (La), Balmey, H. de Beaujeu, Belmont, Bussy, 
Châtillon, Coligny, Corsant, Grandmont, Luyrieu, 
Mornay, Palu (La), Rogemont, Rossillon, Amé I, 
comte de Savoie, Serrières, Seyssel, Thoire...... 18 


Perte de Jerusalem, 1187. 


382 FAMILLES DES CROISADES 
8me croisade annoncée par le pape Grégoire VIII, 
prôchèe par l'archevêque Guillaume de Tyr. 


1188-1197. — Richard Cœur-de-Lion, roi d'Angleterre; Philippe- 
Auguste, roi de France; l’empereur Frédéric Barberousse. 


La Tour-du-Pin 


âne croisade provoquée par le pape Innocent III. 


1198-1210. — Boniface, marquis de Montferrat ; Baudouin, comte de 
Flandre ; Dandolo, doge de Venise. Prise de Constantinople, 1204. 


Balme (La), Beaujeu (Guichard IV de), Coligny, Lyo- 
bard, Thomas, comte de Savoie ; 2 Seyssel, Thoire. 8 


Bne Croisade, provoquée par le pape Innocent III au 
Goncile de Latran, à Rome, 1215, et prêchée en France 
par le cardinal-légat Robert de Courçon. 


1219. — l'e expédition en Egypte, prise de Damiette en 1215. André, 
roi de Hongrie ; Fréderic le glorieux, duc d'Autriche. 


Baugé, 2 Lyobard.............................. 3 
6%e croisade, provoquée par le pape Honoré III 
et le pape Grégoire IX, 122%. 
1221-1241. — Empereur Frédéric Il, et Albert de Habsbourg. 
Beaujeu (Humbert V de), Luyrieu (E. de) 
‘me croisade, provoquée par le pape Innocent IV 


au Concile de Lyon, en 1245. 


1245-1260. — Louis IX, roi de France, l'* expédition de saint Louis 
en Egypte, 1249 


Baugé, Baujeu {Humbert V de), Vaudrenens........ . 3 
8m. croisade, provoquée par le pape Clément IV. 
1265-1270. — 2"e expédition de saint Louis, Tunis. 


Grailly, Savoie (Louis de) ..................,.... 2 


DU DÉPARTEMENT DE L'AIN. 383 


Croisade provoquée à Poitiers, vers 19305, par le 
° pape Clément V. 


Perte de Ptolémaiïs, 1291, et de toute la Syrie. 


COMMON: Une desole. 
Total........ .. 60 
En tout 55 croisés, dont 4 ont pris part à deux croi- 
sades : H. de Lyobard, comte Amé II de Savoie, À. de 
Corsant et Humbert V de Beaujeu, et un Bernard de 
Châtillon, évêque de Mâcon, qui y aurait été trois fois. 
Le tableau suivant en donne la répartition entre les 
différents pays distincts ou seigneuries existants à l’é- 
Ppoque des croisades, et compris dans les limites actuelles 
du département de l'Ain. 
Bauge ou Bresse. 

Baugé, Beyviers, Châtillon-sur-Chalaronne, Corsant, 

La Pal, Saint-Sulpis, Vaudrenens............... 7 
Dombes. 
Montmerle, Villars............................ 
Manche de Coligny. 

Briord, Coligny, Lyobard, Hontagnieu, Serrières, Tour- 
A 2 ne do ca cs 6 


Thoire ou seigneurie de la Montagne. 
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ROgemont, Thoire ...........e..e.esseee... 7 
Bugey. 
hâtillon-de-Michaille, Cordon, Grandmont, Rossillon, 
SAVOie, Seyssel, Villa........................ 7 
Valrome:. 
kujeu » Belmont, Luyriru ...................... à 
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Grailiy D lo te io 1 


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384 FAMILLES DES CROISADES 


Il faut se rappeler qu’excepté Coligny mème, cela n'a 
été que très-postérieurement que les différentes seigneu- 
ries ou communes situées à l’est de la rivière d’Ain et 
appartenant à la Manche de Coligny, au bailliage de la 
montagne des sires de Thoire, au Valromey et au Bugey 
ont formé la province géographique appelée Bugey. 

Dans la notice citée au début, on lit ce qui suit : 

« Les admissions au Musée de Versailles des noms et 
armes des Croisés sont loin d’être exclusives et d'impli- 
quer que ces seigneurs soient les seuls qui aient pris part 
aux guerres saintes. En effet, si nous réfléchissons aux 
armées innombrables qui, sous la bannière du Christ, se 
précipitèrent vers la Palestine, nous ne saurions douter 
que chaque famille noble contemporaine des croisades 
n'ait fourni au moins un champion à l’une de ces diver- 
ses expéditions d'outre-mer. 

« Pour rendre entière et complète justice, il eût fallu 
peut-être inscrire dans la liste des Croisés les nomsde 
toutes les familles d'ancienne chevalerie, c’est-à-dire 
dont l'existence féodale remonte au x1v° siècle. Mais on 
ne pouvait sans de graves embarras procéder ainsi par 
induction, et toutes les admissions ont été subordonnées 
à des preuves matérielles et authentiques. 

« Toutefois, on conçoit que le silence des historiens, 
l'absence de titres originaux et même la négligence des 
familles à faire valoir leurs droits ont dû priver une 
foule de noms anciens de figurer au Musée de Versailles. 
Les maisons éteintes surtout, n'ayant plus de représen- 
tants intéressés à plaider leur cause, ont été presque 
toujours oubliées ou mises à l'écart. 

« Quelque étendue qu'elle soit, il serait possible de 
doubler encore la liste précédente en consultant les con- 
tinuations inédites de Guillaume de Tyr, les cartulaires 


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DU DÉPARTEMENT DE L’AIM. 385 


du Saint-Sépulcre et de Sainte-Sophie de Nicosie, les 
chroniques de Stramboldi et d'Anradi,l'Histoire des prin- 
cipructés d'outre-mer laissée en manuscrit par Ducange 
etles titres authentiques des familles. Nous citerons ici 
quelques noms seulement qui mériteraient de figurer dans 
les additions nouvelles à la galerie des croisades. 

«a Suivent 126 noms de familles françaises, dont deux: 
Baulme (la), seigneurs de Montrevel en Bresse, et Luange 
en Bresse. » 

C’est probabtement Lange qu'il a voulu dire et non 
Luinge, dont on ne trouve,je crois,nulle trace en Bresse 
où Bugey. Du xur° au xv° siècles les seigneurs de Langes 
formaient une branche de la famille de la Balme ou la 
Baulme, seigneurs de Fromente, de la Balme-sur-Cer- 
don, etc., dont l’un d'eux bâtit le château de Langes 
Pr és Cerdon et dont elle prit le nom. Voir l’article généa- 
bgique dans Guichenon, qui en outre mentionne Benoît 
à Langes, évêque de Belley, seigneur de Langes près 
Saint-R a mbert en Bugey. 

Dans son Histoire de Bresse et Bugey, en 1650, Gui- 
mi donne les généalogies de 114 familles nobles de 
a et de 60 de Bugey et Valromey, en tout 174 ; 
20 ne préface de la 3" partie contient une liste de 
e nobles de la Bresse et de 14 du Bugey, en- 
Rs 6, sur lesquelles il n'avait pas pu avoir,dit-il,des 
: PR een suffisants, et dont la plupart, ajoute-t- 
se 26nt déjà des maisons éteintes. Guichenon ne cite 
du SI tout que 220 noms de familles nobles de Bresse, 
de +4 e1 Valromey. Il dit aussi qu'il n’a pas du tout parlé 
list SLeurs gentilshommes, et il en donne la raison. Sa 

$ N'est donc pas complète, ainsi qu'il l'explique lui- 
mime - “és P pete, q p'ique lu 
his aussi Je remarque que dans la préface du I° vo- 

Ae son Nobiliaire de l'Ain, 1862, M.J. Baux porte 


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DU DÉPARTEMENT DE L'AIN. 387 


auraient pu fournir des chevaliers croisés ; en voici les 
noms par ordre alphabétique : 


Arlos. Langes. 


Arthaud. Loyettes. 
Benonce. Liautard. 
Berlio. Lyatard. 
Bouvard. Montferrand. 
Chambre (La). Nucey. 
Cerdon. Oncieu. 
Chignin. Rostaing. 
Cressieu. Silans. 
Dorches. Varennes. 
Dortans. Varey. 
Grolée. Vaux. 


Peut-être par la suite trouvera-t-on comme, je l’ai fait 
pour Etienne de Luyrieu, quelque preuve de leur pré- 
sence aux croisades. | 

La population du département de l’Ain étant à peu près 
la centième partie de celle de la France entière, on peut 
compter environ mille croisés de l'Ain par chaque cen- 
taine de mille croisés ; or, pendant les deux siècles des 
croisades, il y a eu par conséquent plusieurs milliers de 
croisés partis de notre département. Les trente familles 
éminentes qui y ont pris part, et dont les noms sont ve- 
nus jusqu'à nous, ont disparu presque toutes ; leur origine 
se perd dans la nuït des temps, ainsi que celle des mil- 
liers de Croisés du pays qui nous sont inconnus; mais tou- 
tes partaient de troncs qui sont restés sur les lieux, et 
dont les rejetons subsistent sous le chaume, dans le fond 
des campagnes et des montagnes de l'Ain, mélés à toute 


388 FAMELLES DES CROISADES 

la population. C’est donc à celle-ci, en définitive , qu’en 
revient la principale gloire. Mon but a été de la lui res- 
tituer, et de lui rappeler sa propre grandeur. Assez de 
gens poussent de nos jours à la désunion, et dans la fai- 
ble mesure de mes forces, je chérche l’uniou pour nous 
relever de nos désastres. 

Bo" Ed. RosTaiInG, 


Ancien capitaine de vaisseau de la marine militaire. 


ler septembre 1871. 


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ÉTUDE SUR LA GENÉSE DES PATOIS 
ET SPÉCIALEMENT 


DU ROMAN OÙ PATOIS LYONNAIS 


SUIVI D'UN 
ESSAI COMPARATIF DE PROSE ET PROSONIE ROMANES 


(sorre (*) 


VI 


ROMAN CATALAN 


Impossible de s'occuper de l'espagnol, sans jetæ un 
coup d'œil en passant sur le catalan, en possession, 
dès le xme siècle, d'être la langue des Juglars, prédé- 
cesseurs et inspirateurs des Trobars, trouvères ou trou- 
bädours, qui ont donné lé ton à l'Europe jusque vers le 
milieu du xvre siècle. 

Le catalan, nommé par les Valenciens et les regnicoles 
langue Lémosine ou Limousine, aurait été, s’il faut les en 
croire, commun et presque identique avec la Provence, le 
Languedoc et la Guienne: (2) nous allons voir si l’on ne 


(1) Voir les préeédentes livraisons. 

(2) Le premier mai 1859, Bareelonne rétablissait en grande poxitpe les 
jeux floraux qui y avaient brillé de tant d'éclat jadis à la cour des comtes 
de Catalogne. Parmi les invités, figuraient au premier rang les félibres ou 
poètes Provençaux : « Venez parmi nous et chantez sans crainte, disait 
en s'adressant à eux, dans son discours d'ouverture , le Président don 
Francisco Permanÿer : Canteu sens por, trovadors provensals, canteu en 
Calala, y animeu vos de l'esperit de nostres pares. 


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390 ÉTUDE SUR LE PATOIS LYONNAIS, 


devrait point jusqu’à un certain point y rattacher le Lyon- 
nais. Quoiqu'il en soit, 1l est hors de doute qu'il a contri- 
bué pour une large part à la formation de la poésie itali- 
enne. Pétrarque, l’un de ceux qui les premiers l'ont 
adoptée et en ont fait une langue littéraire, avait pu pen- 
dantson long séjour à Avignon l'étudier et le connaïitreassez 
pour lui emprunter ses premiers essais poétiques. Avant 
lui, déjà Dante s'était exercé sur les rimes provençales. Ad- 
mirateur passionné des troubadours, ses poésies fugitives, 
sa divine comédie, en reflètent en maint endroit, le langage. 

Qui peut dire si le Catalan ou Provençal, appartenant à 
une grande nationalité, n'eut réussi à faire pâlir l’étoile 
Italienne qui commençait à peine alors à blanchir à l'hori- 
zon. Que luï-a-t-il manqué, sinon un poète de la force de 
Mistral, pour que son parler fino redoulelo, e musiquejado, 
manié par une plume habile, devint une langue savante ? 
Mais, distancé pas la langue italienne, qu'ont manié si bien 
et placé si haut dans l’estime des hommes, toute une plé- 
iade de poètes éminents, véritables «nchanteurs, s’expri- 
mant dans un langage imagé, sonore et admirablement 
ciselé ; rejeté, d'autre part, à l'arrière plan, comme langue 
nationale, par sa grande rivale, là langue d’oil, il est 
resté malgré tout, j'en demande humblement pardon à la 
race vigoureuse et si bien trempée de ses Félibres, un 
patois; mais un patois Jouinelo, ardente, ounte flamejo 
l'amour dou terradou, e destinado à religar en garbo li 
tres grandi manado de la raço latino, Franço, Italio, 
Espagno (2). 

Cela dit, je reviens à mon sujet,etsuivant le plan que j'ai 
adopté, afin de mettre mon lecteur a même de constater 
lui-mêmeles similudes des deux dialectes, je mets en regard 
le Catalan avec notre roman ou patois. 


(1) Une langue jeune, ardente, toute brulante de l'amour du pays 
natal, et destinée a relier en faisceau les trois grandes nations de la race 
latine, France, Italie, Espagne. 


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ÉTUDE SUR LE PATOIS LVONNAIS. 


391 


EXTRAIT DES COUTUMES ET CHRONIQUES DE CATALOGNE. 


Deuchen sabcr que nul homo pot 
planla arbres après son vehi, (1) en 
camp, ne en vinya, n'en hort alber (2) 
ne salzer, ne ladoner (3), ne morer, 
ne. algum arbre que puig ullra 
destre delt sino lung de son vehi € 
dins lo sen XII patms destre. 

Direndres a 16 juliot entram en 
Perpinya e tolas les gents dela vila 
aguerent moll gran goig(k) de la nos- 
tra venguda, e prengueren possessio 
de tos llos locs (5) que volentlerosos 
vengueren en nos{ra obediencia. 

Dijous a 22 juliot, en la esglesia 
de Sanet Juan, après lo sermo, 
{ae legir la unio des reynes y eom- 
last noslres, el, apres que funchs 
lesta, nos la confermam e novella- 
ment lajuram, ela fe jurarm als con- 
sols de Perpinyae als Barons € 
Cavallers de Rossello, e aço fonch 
gran rufermament de consolaciv à 
les gents. | 

Un any après la preso de Valencia 
emtram en Monspellier, el divendres 
en e migjortin. | 

Cronica del Rey Pedro III. 

Com los usatges de Cathalunya 
sien slals ordenuts en Lali, e perço 
las personnas legas han ignoranltia 
de aquellos.. la corte supliu que 
los dicts sien tornats de Lati en Ro- 
mange. Cronica de Murcia. 


O det savi que nul homo pot 
planto dbro prés de son haya, in 
champ, ni in vigna, ni jardin frutti, 
ni sauzo, ni plein-vent, ni mori, ni 
oucun ôbro, que puissié autro être 
sind loin desa cliousura, o dou senti, 
à doze palme. 

Divendro 16 joliet j'intrimo a 

Perpignan, o lote le gints de la villa 
eiront may grand'joie de uoutra 
venus, ct prenimo possession de tos 
los lieux que voliontéramint vegni- 
ront in noutra oubéissincs. 
Dijou 22 joliet in l'églisi de St-Jean, 
après lo sermon, no fimolire la (chor 
ta d’) union de noutros royaumos 
et comtôs, et in après que le fut lua 
no la confirmimo et à novio la juri- 
mo etla fimo juro ous Consuls de 
Perpignan et ous Barons et chevallis 
de Roussillon ; et o (huc) fut grand 
renfort de consolation (solat) à le 
ginis. 

in an après la preisa de Valinça, 
j'intrimos a Montpellier, lo divindre 
tirant la miaijor.… 


Coma le cotume et usajos de Ca- 
talogni han aïtd ordonnôs (redigis) in 
latin, et parcèque le gints de loi sont 
ignorants de-z-ellos... la cort sup- 
pléie que los dits sian tornôts de 
latin in roman. . 


(1) Vchi, haie. cloture ; racine conservée dans le mot envahir, franchir 


la frontierc. 


(2) Hortus arboreus, jardin fruitier, verger. n 
(3) Ladoner, Lado, lo, côté plein-vént, étendant ses branches de loutcôté. 
(4) Goig, joie ; conservé dans le mot à gogo, à cœur-joic. 


(3) Hoch, lorus. 


392 


Ordenam e stuluin que quiscum 
Surrahi, franc que sie en Cathalu- 
nya, porla les cabells sercenats (1) 
e tolts en redon o en cercle, pero 
que sie coneyut entre les christians, 
e si alguns sarrahi aço no servara, 
pac per pena al senyor del Loch hun 
sera aquell sarrahi, sinchs sous ; € 
si pagar nois pot, o no vol, prerra en 
ta placa deu agçots (2). 


Epitaphe d’une jeune fille, par el 


En aquel sepulcre estret. 
Jaw'na galan mignona, 

Que el Pastor de Valfogona 
Alcun temps feya anar dret. 


ÉTUDE SUR LE PATOIS LYONNAIS. 


Qrdoumons et staluons que tot 
Sarrazin, franc qu'a séie in Catalo- 
gni, pôrte los cheveux ronds et rele- 
vos in chignon o in cercelo, 
per qu'a scie reconnu d'intre los 
chrétiens, ct si quouque Sarrazin 
n'obscrve iquin, qu'a païèze par sa 
penna où seigneur dou Heu onte 
sera çu sarrazin,cinq sous, et si a ne 
pot o ne lo vout, qu'o prenne in 
pléei dous liords. 


Pastor, curé de Valfogone. 


Ia celu (3) sepulcro ctret 
S'ajass'na (4) genta mignons, 
Que lo euro de Valfogona 
Un tian faisiet all dret (5). 


Voici, pour terminer, un madrigal qui montrera à quel 
point de sentimentalisme s'élevait la cour galante des 
souverains de Catalogne. On y trouvera un certain degré de 
parenté avec les concetti italiens, ou bien avec le fameux 
sonnet d'Alceste : Belle Philis, on désespère, alors qu’on 


espère toujours. 


Non he pau, e non tinc quien guerrieg (6); 
E vol sobre el ctel, e non move de terra ; 


(1) Sercenats, Circinnalus, coupé en rond . 

(2) as, assot, diminutif ; monnaie du temps, as, assis, (deux deniers.) 

(3) Çu quelu, dans certaines localités. 

(8) S'ajassi, être à jast, couché, accroupi. 

(5) Dirigea, antithèse avec le mot Jau, jacet, jacère, être couché. 

(6) Formation celtique, que l'on retrouve dans les mots gaëliques Gre- 
gareg Meg, Rashleig, (noms propres dsns Walter Scott,) Pilliabeg, espèce 
de veste ou souquenille des highlands ; d’où le mot resté dans notre patois, 


de pilli, loques, guenille. 


ÉTUDE SUR LE PATOIS LYONNAIS. 393 


E non estrech (1) res (2), e tot lo mon abras (3); 
Oy (4) ho de mi, e vull a altri gran bé; 
Sinon es amor, donch aço que sera ? 


Tout cela est du pur roman, s’il en fut. J'en donne la 
traduction en patois aussi littéralement que possible ; au 
lecteur de juger la distance qui les sépare: 


Et je n’aï gin de pou, et gin ne chercho guerra; 
Je m'involo ou cier, et ne boujo de terra ; 

Et je n’etreigno rin, et tot lo mond’imbrasso ; 
Ous otros volo bien, et, solet, me tracasso : 

S1 o n'est de l’amour, qu'est-o donc qu'o sera ? 


C'est ce madrigal, du reste, qui aurait eu le “privi- 
lége d'inspirer à Pétrarque son sonnet: S'amor non è. 
Pour la rareté du fait je le transcris ici en entier, afin de 
montrer tout à la fois, et les origines catalanes de la poésie 
italienne, et mettre en regard la gravité et la sobrieté d’ex- 
pression espagnoles, avec la facondc et la manière 
italienne : 


S'amor non è, dunque è quel ch'i sento ? 

Ma s’egli à amor, per dio, che cosa e quella? 
Se buona, ond’è l'effeto aspro mortale ? 

Se ria, ond’è si dolce ogni tormento ? 


S'a mia voglia ardo, ond’è t'ipianto &l lamento ? 
S'a mal mio grado, il lamentar che vale ? 

O viva morte? o dilelioso male! 

Come puot tanto in me, s'io nol consento ? 


(2) Etreindre, serrer ; on dit encorc les élrels, travail ou l'on serre les 
bœufs pour les ferrer. 

(3) Origine du mot rien, res, une chose quelconque, un rien. 

(4) Embrasser, prendre à bras-le-corps. 

(5) Oy, odi, je hais, j'ai haine de moi, je me veus mal. 


304 ÉTUDE SUR LE PATOIS LYONNAIS. 


_E s'io’l consento, a gran torto mi doglio. 
Fra s1 contrari venti, in frale barca, 
Mi trovo 1n alto mar senza governo. 


Si liève di saver, d'error si carca, 
Ch'i medesmo non so quel ch'io mi voglio; 
E tremo a mezzo state, ardendo il verno. (1) 


F. Mon. 


(t) Sice n'est de l'amour, qu'est donc ce que je sens? mais si c'est la 
l'amour, pour Dieu! quelle est-donc cette chose? si bonne, pourquoi si 
apre et mortelle ? Si mauvaise, pourquoi si doux tourment ? Si, le voulant, 
je brüle, pourquoi pleurer et me lamenter? et si c'est contre mon gré, à 
quoi sert me lamenter ! et si j'y consens, grand tort ai-je de me plaindre. 
Exposé à tous les vents, dans une fréle barque, je mc trouve en pleine mer 
sans gouvernail. Si léger de savoir, si chargé d'erreurs, que je ne sais moi- 
mème ce que je veux; je tremble en plein été, et je brüle l'hiver. 


FOURVIÈRE ET LA NOUVELLE ÉGLISE 


Fourvière n'appartient pas à un propriétaire particulier, jouis- 
sant du droit wi ef abuti, pouvant, sans être justiciable de l’opi- 
nion publique, modifier, détruire, reconstruire, embellir ou gà- 
ter, mettre un chalet à la place d’une chapelle, une cathédrale 
au lieu d’un oratoire. Fourvière est à l'Eglise de Lyon. C’est le 
patrimoine de tous les catholiques du diocèse. La colline fut 
donnée à l'Eglise en 850 par l'empereur Lothaire,et Fourvière lui 
revint après la tourmente révolutionnaire. Tout se tient dans 
ses merveilleuses chroniques ; les scinder, c’est détruire Four- 
vière ou du moins préparer sa décadence. Vous donc que possède 
la manie des innovations, pensez sept fois avant de mettre en 
œuvre la pioche et le marteau. Vous aurez un mouument, c'est 
rossible à la rigueur, bien que douteux, monument superbe ou 
avorté; le monument parlera-t-il à nos cœurs, réveillera-t-il 
nos souvenirs, consolidera-t-il notre affection à la patrie lyon- 
naise et à notre céleste protectrice, comme nos vieilles masures ? 
Ce sera beau, si vous le voulez et si vous ne tenez pas compte 
de l'écrasement de la colline par cette masse de pierres, mais ce 
ne sera plus le Fourvière de nos pères, toujours ancien et tou- 
jours nouveau, parce que rien ne s’y est modifié brusquement et 
que sa généalogie, que vous allez recommencer à un premier 
degré, marche sans interruption apparente, grâce aux pierres 
noircies et usées depuis l’époque de sa fondation. 

Pour justifier la grandeur du projet et l’énormité des dépen- 
ses qui en seraient la suite rigoureuse, on a invoqué le souvenir 
des grandes cathédrales du moyen âge. Ce souvenir est précisé- 
ment la condamnation de ces entreprises hors de proportions 
avec des besoins réels, dues plutôt à un sentiment de vanité 
puérile qu’à un élan de foi. L.es grandes cathédrales sont déser- 
tes, plusieurs ont peine à se soutenir, les unes ne sont pas 
achevées, les autres le sont dans un style différent ; et à coup 
sûr, là où elles ont remplacé des églises antérieures, nous 
pouvons regretter leur érection ; cet ingénieux système et cetle 
fantasmagorique ornementation de la période ogivale nec peu- 
vent suppléer à la consécration par le sang des martyrs. 

Et le nouveau Fourvière, quels sont ceux qui pourront le con- 


396 FOURVIÈRE ET LA NOUVELLE ÉGLISE. 

templer fini et complet? Les générations passent vite. Après la 
commission actuelle, après l'architecte qui voit en songe ses 
plans réalisés, viendront d’autres commissions et d'autres archi- 
tecles ; on ne respectera pas les plans dont on juge aujourd'hui 
le style irréprochable. Cela s'est toujours passé de la sorte et 
cette loi fatale de l’incertitude des choses humaines est marquée 
au front de tous les monuments. Peut-être aussi nos arrière- 
neveux, se jugeant incapables d'achever un ouvrage au-dessus 
de leurs forces, l’abandonneront-ils, et les travaux passeront 
à l’état de ruine sans avoir été un monument. Et pourquoi 
adresser un reproche à l'attachement des vieillards pour les sou- 
venirs d'enfance? Cet attachement est respectable; il est la 
force des sociétés et le lien des familles. Malheur à ceux dont la 
jeunesse n’est pas soudée à des existences antérieures par des 
liens de respect. Proles sine malre rreala. Cette jeunesse ne 
sait ni d’où elle v'ent, ni où elle va, et comme elle n’a pas d'an- 
cètres, elle n’a pas de descendants. 

Quant à la plus grande somme de bien-ètre matériel que l'on 
recherche au moyen d'une église neuve, il faut en envisager de 
suite toutes les conséquences. Ce n’est pas tout de faire un vaste 
édifice, il faut y arriver commodément par de larges avenues, 
par des pentes adoucies ct des voies conformes au progrès; il 
faut arriver rapidemeut. Voyez-vous surgir, derrière vos pro- 
jets, le projet d'un chemin de fer et d’une gare confortable, 
chassant la paix et la solitude, détruisant le pittoresque et les 
dernières retraites de la prière, amenant sur les flancs de la 
montagne sainte une foule désœuvree, bruyanteet souvent licen- 
cieuse. Que devient le pèlerinage ? De progrès en progrès, on 
emploie pour la construction le fer et la fonte, comme à Saint- 
Eugène, l'éclairage au gaz, comme à Saint-Bonaventure ; les 
équipages pourront circuler et stationner, des squares égaieront 
les abords et offriront des allées sablées aux bonnes en chapean 
et allemandes poussant leurs bébés en petites voitures. Que ce 
sera beau! ne s'agit-il pas de lutter avec Marseille, Lille ou 
Bordeaux, à qui dépensera le plus et brillera le plus ? 

Autre paradoxe assez en vogue, mis en circulation par ceux 
qui se laissent prendre aux mots sans en scruter la valeur : 


FOURVIÈRE ET LA NOUVELLE ÉGLISE. 397 
« De la contemplation muette d’un chef-d'œuvre, il ne peut 
surgir que de salutaires pensées et de généreuses résolutions. » 

On peut aimer les arts et ne pas adopter ce qu'il y a d’absolu 
dans cette formule. Sans doute, l’art émane quelquefois d'une 
idée religieuse, et son influence alors peut être salutaire ; mais 
l’idée religieuse n’est jamais le produit d'une œuvre d'art ; pen- 
ser autrement, ce serait prendre l'effet pour la cause et réduire- 
la religion à des émotions passagères, produisant des pensées. 
et nullement des résolutions. 

Oui l'architecture sans nom de ces vieilles églises nous émeut, 
non parce qu’elle est décrépite et discordante, mais parce que 
sous les nefs boiteuses se sont opérés des miracles et que sur les 
dalles moïisies et usées se sont agenouillés nos pères. Dans un 
siècle, dit-on, la nouvelle église aura aussi ses légendes et ses 
merveilleuses histoires. Des légendes, non à coup sûr, on n'en 
fabrique pas à volonté ; quant aux merveilles de la protection 
d'vine, nous espérons bien qu'elles ne nous feront pas défaut, 
mais nous préférons un passé certain à un avenir problématique. 

Et les ex-voto ? témoignages naïfs et sublimes de la foi etde la 
reconnaissance, sublimes à cause de leur trivialité ; on les relé- 
guera dans une chapelle à part, et cette exclusion est une consé- 
quence de la pensée artistique qui domine le projet. Dans un 
monument correct, fini, complet, il ne peut y avoir place pour 
de médiocres peintures, ce serait une faute grave pour un édifice 
conçu et exécuté d’un seul jet, où rien n’excuse de pareilles 
antithèses. L'église étant un chef-d'œuvre, on ne doit y cxpo- 
ser que des chefs-d'œuvre. Tant pis pour ceux qui ne peuvent 
les payer. De mème, on ne devra prier que dans un langage 
approuvé par l’Académie et chanter selon les meilleures métho- 
des. Si l’on proscrit les enluminures, pourquoi tolérer le prédi- 
cateur, dont la voix est nazillarde ou le prêtre qui détonne à la 
préface ? L. MOREL DE VOLEINE. 


NoTa. — Ces lignes sont extraites d’une brochure publiée en 
1866. La brochure publiée en dehors de la Revue a disparu 
sans laisser de traces; il ne s’agit pas d’une opinion isolce pour 
laquelle je n’aurais pas élevé la vo:x, mais d’une opinion collec- 
tive de vieux Lyonnois, et l'insertion de ces fragments dans la 
Revue, qui reste comme collection historique, prouvera qu’un 
assentiment unanime n’était pas acquis aux nouveaux projets. 


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BIBLIOGRAPHIE. 


PORTEFEUILLE D'UN AUMONIER MILITAIRE, par M. l’abbé FAIVRE, 
joli in-12, prix : 3 fr. 


Voici ce que disait la Vie parisienne, dans son numéro du 
28 juillet 1866, au sujet de l’AUMONIER DU CAMP DE SATHONAY : 


«Si vous avez été à Lyon,si vous avez visité le camp de Satho- 
nay, si vous faites partie de l’armée; ou bien si, en allant de 
Paris à Marseille, vous ne dormiez pas durant le voyage, vous 
connaissez l’abbé Faivre ? 

— Parbleu, j'en étais sûr! Vous ne pouvez vous empêcher de 
sourire et d’avoir l'œil humide en vous rappelant ce grand corps 
dégingandé et cette figure évangélique. Vous voyez du même 
coup l’ancien dragon et le prêtre vénérable, l’homme de bien et 
le gai compagnon. 

Vous avez dû le voir sur son petit cheval, arrivant au trot 
dire sa messe à la chapelle du camp. Ce jour-là, il avait une 
belle soutane, sur laquelle brillait sa croix de la Légion d’hon- 
peur ; il avait une petite ganse d'or à son chapeau, il avait des 
bottes !! mais, moi, je l’ai vu plus beau, je l’ai vu dans son 
vieux chèteau de Sathonay, la pioche à la main, des sabots aux 
pieds, et le corps ceint d’un grand lambeau d'étoffe noire, d'où 
sortaient ses grands bras, et qui pendillait autour de ses jam- 
bes, ni plus ni moins que des dentelles. L'abbé appelait cela sa 
soutane. 

C’est dans ce costume qu'on le trouvait dirigeant ses travail- 
leurs, travaillant lui-même avec une ardeur infatigable. 

Quand, le soir, nous montions au château voir notre aumo- 
nier, nous le trouvions dans le même costume, moins la pioche 
et son grand sombrero. Sa figure intelligente, aux traits un peu 
anguleux, rayonnait de joie quand il nous contait ce qui s'était 
fait dans la journée : Ses maçons avaient relevé un pan de mur, 
ses menuisiers avaient terminé les volets, les peintres auraient 
fini demain les panneaux de la galerie; le (héâtre avançait; la 
chapelle allait être finie. Dans le jardin, on avait planté des 


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BIBLIOGRAPHIE. 399 


haricots; la chaine du puits avait été poste ; deux lits complets 
étaient arrivés de Lyon !! etle bon abbé saisissait la bougie, 
passait devant et nous promenait à travers son vieux château. 
Les souris couraient entre nos jambes, le vent s’encouffrait par 
les fenêtres sans chassis et sans vitres, et l'abbé allait toujours. 
Nous arrivions ainsi dans le jardin; le grand hras portant la 
bougie nous guidait jusqu’à l’eudroit ensemencé dans la jour- 
née, puis la bougie faisait un tour et nous conduisait au puits. 
Arrivé là, l’abbé nous invitait à écouter, puis se penchant sur 
la margelle, il jetait une pierre et pronançait vivement je ne 
sais plus quelle phrase, avant que la pierre ne fût au fond du 
puits. Ce petit exercice faisait le Lonheur de l'abbé. | 

Nous rentrions au château, toujours précédés de la bougie ; 
on s’asseyait, l’abhé se mettait au piano, et chantait, avec grâce 
et sans prétention, quelques vicux airs des temps passés, après . 
quoi, il nous proposait de souper ? 

— Volontiers, monsieur l'abbé. 

Il restait enchanté et interdit. Avec quoi souper? L’abhé 
n'avait ni cuisinière, ni domestique; il faisait lui-même sa cui- 
sine le lundi pour toute la semaine. Cependant il fallait souper; 
quand on a invité les gens, il faut supporter les conséquences 
de l'invitation ; nous riions tout bas. 

L'abbé allait à sa cuisine et rapportait un morceou de jambon 
et un gros pain bis ; il repartait et allait ramasser au jardin de 
grosses reines-claudes trop mûres, puis il allait à la cave ct 
rapportait un petit vin du pays, qui paraissait délicieux avec le 
jambon un peu rance. 

Après le souper on causait. L'abbé contait à ravir des histoi- 
res de son enfance ou de sa jeunesse : Quand j'étais dans les 
dragons... Minuit nous trouvait là, et il fallait que l'abbé 
nous mit positivernent: à la porte pour que nous redescendions 
au camp; souvent il nous reconduisait jusqu'à la première sen- 
tinelle avancée : Qui vive ? 

Je me souviens surtout d’une de ces bonnes soirées. Cette 
fois l'abbé s'était mis en frais. Il avait fait des cérémonies au 
point de revêtir sa belle soutanc. Dans un coin du salon, sur 


400 BIBLIOGRAPHIE. 


une table couverte d'une nappe bien blanche, il y avait d’énor- 
mes gâteaux, des verres de toutes les grandeurs, et un gros 
bouquet de fleurs magnifiques. J'ai un vague souvenir que 
c'était ce jour-là la fète patronale de Sathonay. Voilà qui expli- 
que les cérémonies de l'abbé. Le brave et excellent colonel 
Broutta, tué quelques mois après à Solférino ; sa femme, morte 
de chagrin peu de temps après lui; le lieutenant-colonel Abat- 
tuci et sa femme étaient au nombre des invités. Mme Abattuci 
chanta si bien un grand morceau de la Lucia, que l'abbé ne 
voulut pas chanter après elle; il nous fit voir les marionnettes 
pour nous consoler. Hélas! il y a de cela onze ans, et il me 
semble que c'était hier. 

L'œuvre de l'abbé Faivre, en faveur des petites filles de sol- 
dats, était alors à son déout. Il faut avoir vu de près toutes les 
difficultés de l’entreprise pour se faire une idée exacte du carac- 
tère et de la charité de l’aumônier. 

A deux kilomètres du camp, sur une hauteur et entouré 
de bois de tous côtés, s'élève le château de Sathonay. Pour se 
rendre du camp au château, il faut descendre dans un ravin 
profond, puis remonter une cspèce de rampe coupée par les 
postes avancés. Arrivé sur la hauteur, vous trouvez une place, 
vous traversez une voûte, un pont, une grande cour, et vous 
entrez au château. Il y a douze ans, c'était une véritable ruine 
que le château de Sathonay. L'’aumônier du camp y avait à 
grand'peine trouvé une pièce habitable. Cependant il avait fini 
par s’y installer; chaque jour il descendait au camp, puis re- 
montait avec plaisir dans son vieux castel. 

En se promenant dans les jardins tout remplis de ronces, 
l'abbé se disait qu'il y avait là de bon terrain perdu ; que le 
château restauré abriterait facilement des centaines d'enfants. 
En regardant à ses pieds, l'abbé voyait les barraques du camp, 
les régiments manœuvrant. Les baïonnettes brillaient au soleil, 
les épaulettes étincelaient. Pendant les poses, la cantinière cir- 
culait entre les faisceaux, son petit baril au côté. Que font les 
enfants de la cantinière pendant qu'elle gagne là leur pain? se 
demandait l'abbé. Et que deviennent les filles quand la mère 


BIBLIOGRAPHIE. 401 


fait campagne, quand je père est tué? Hélas! que deviennent- 
elles ces pauvres enfants ? 

Si je recueillais les pelites filles de soldats, se dit un jour 
notre abbé, je les logerais au château, je les nourrirais des pro- 
duits du jardin. Je sais bien que le château est en ruines, qu'il 
y pleut, qu’il n’y a ni portes, ni fenêtres, que le jardin est rem- 
pli de ronces et d’épines : je n'ai ni meubles, ni vêtements, ni 
un sou pour les recevoir, et que le château ne m'appartient pas, 
mais tout cela peut s'arranger ; j'ai confiance en Dieu, et je 
mets mon œuvre sous sa proteclion. 

Deux jours après, l'abbé Faivre avait loué — moyennant 60 fr. 
par an, le château de Sathonay, — il avait refusé de l’accepter 
gratis. Son bail bien et dûment rédigé, l'abbé avait enfourché 
son cheval, et il était parti pour Lyon. 

Arrivé chez le maréchal de Castellane, il avait exposé son 
plan. Le maréchal avait promis à l’abbé que chaque jour une 
escouade d'ouvriers, maçons, peintres en bâtiments, menuisiers, 
serruriers, jardiniers, pris dans les régiments du camp, lui se- 
raient envoyés, et travailleraient sous sa direction à réparer le 
château, à cultiver le jardin, etc. 

Ïl ne manquait plus que les outils nécessaires, le bois, le plà- 
tre, les pierres, le fer, les graines, les meubles et l'argent ; 
mais tout cela n’embarrassait guère l'abbé. C'était l'affaire d’une 
nuit, deux au plus ; le fondateur ne dormait plus, il eut bientôt 
trouvé. 

C'est par les femmes, se disait-il, que je puis arriver à mes 
fins; on les trouve toujours prètes quand il s’agit de bonnes 
œuvres. 

Il courut de nouveau à Lyon, fit des visites chez les person- 
nes les plus influentes de la ville, mit dans ses intérêts les plus 
grandes dames de l'aristocratie, qui s’engagèrent à donner cha- 
que année une certaine somme pour l'œuvre. des petites filles 
de soldats. Les bourgeoises suivirent, puis les ouvrières ; cha- 
cun voulut en être. On fit des loteries, on donna des concerts ; 
cofin l'abbé eut un peu d'argent, un peu de hois, un peu de 
pierres, et l’on se mit à l'œuvre. 


402 BIBLIOGIRAPHIE, 


On commença en même temps une chapelle à un bout de la 
grande galerie du château, et un théâtre de marionnettes à 
l'autre extrémité. 

Ici on prie, ici on ril. 

Bon et excellent homme, cœur pieux et paternel, tout notre 
cher abbé se révélait là ! 

Est-il besoin de dire qu'aujourd'hui le château est en partie 
restauré, les jardins superbes, et l'abbé Faivre heureux du bon- 
heur de ses enfants, les petites filles de soldats. 


F. STAFF. » 


— Six ans se sont écoulés depuis cet articie et bien des choses 
n'existent plus. Auiourd'hui, l'abbé Faivre n’est plus aumonier 
du camp; l’âge est venu, les fatigues de l’apastolat et surtout 
les chagrins de notre dernière et malheureuse guerre l'ont 
obligé à pren ire un repos qui pèse à son zèie ardent, à sa cha- 
rité brûlante. Pour charmer ses loisirs et surtout pour faire 
encore du bien et parler au cœur de ses soldats, il a imaginé 
d'écrire ses mémoires. 

Quelle verve, quel entrain, quelle gaité, quelle foi, quelle 
ardeur juvénile dans ces pages que nous imprimons en ce mo- 
ment! On tressaille à un mot un peu trop technique, on ressaute 
à une expression un peu sans fard, on sourit à un passage un 
peu cru, puis on pleure, on essuie ses larmes, on se remet à 
sourire et on continue, attendri, tant qu'on a de la copie entre 
les mains, 

Ce livre, où tout Lyon est passé en revue, où Perrache est 
décrit comme Bellecour, où les officiers, les généraux, les gran- 
des familles militaires qui ont habité Lyon sont photographiés 
de main de maïtre et sans retouche, n’est pas destiné à édifier 
les pensionnats et les couvents ;, la mère n’en permettra peut- 
ètre pas la lecture entière à sa fille ; mais dans les ateliers, les 
casernes, les camps, les wagons du chemin de fer, il sera dévoré 
et il y fera le plus grand bien. 

Le père Bridaïine ne prêchait ni comme Bourdaloue ni comme 


BIBLIOGRAPHIE. 403 


Bossuet : le curé d’Ars n'avait rien de Fénelon ni de Massillon; 
l'abbé Faivre ne ressemble ni à ces orateurs ni à ces apôtres; il 
est neuf, il est lui; c'est le prédicateur des soldats, jovial et bon 
enfant, amusant ses vieux brisquarts, affrontant le Parisien et 
lui retournant ses quolibets ; goûtant du rata et vivant de la vie 
des casernes comme le missionnaire des prairies, qui, à la suite 
des Peaux rouges, chasse le bison, le castor ou l'ours gris, et, Le 
soir, fume le calumet, les pieds tournés vers le feu du wigwam. 

Avec le temps, le village est converti, le régiment aussi. Peut- 
étre un abbé de cour y eùt-il perdu son latin. 

L'auteur, est-ce bien un auteur? en tous cas, son livre ne le 
conduira probablement pas à l’Académie, l’auteur parle de lui 
et on ne s’en aperçoit pas. Fl se met en scène, eton le lui pardon- 
ne, bien plus, on s’attendrit ct on l’aime. Le voilà enfant, faisant 
l'école buissonnière, courant et déchirant ses habits; du reste, 
étuaiant le moins possible ; jeune homme, il est fläneur, timide, 
sauvage ; il n’est bon à rien, dit-il. Il est grand, de guerre lasse, 
on en fait un soldat. Là, il est dans son élément: il monte des 
chevaux difficiles, il fait son service exactement, et il lie en haut 
et en bas de sa sphère de solides amitiés. 

Puis, un accident le fait réformer ; il entre au séminaire, 
mais sa santé est délicate et ses supérieurs ne lui trouvent pas 
des moyens transcendants ; c’est l’auteur qui le dit; sa timidité 
surtout lui joue des tours impardonnables. On l'envoie vicaire à 
Vourles, près de Lyon, et il y a mille peines. 

Mais le canon d'avril 1834 se fait entendre. L’abbé obtient de 
son curé une demi-permission ; il court au feu, sauve un dragon 
des mains des insurgés ; il est fêté des soldats, mis à l’ordre du 
jour, îlest là dans son élément. La timidité a disparu et l’apos- 
tolat s'est révélé. 

Son vicariat à Ainay le met en présence des mauvais taudis 
de Perrache. Il plonge dans les misères de la civilisation, il 
hante une population dont la moitié est plus que corrompuc. 
Ses joies et ses consolations sont de visiter Îles casernes, 
de catéchiser les enfants de troupe, de s'attacher aux vieux 
troupiers qui s’attendrissent au souvenir de la vieille mère 


404 BIBLIOGRAPHIE. 


et du foyer paternel, et bientôt l'abbé quitte Ainay comme 
Vourles, pour être tout à ses chers soldats. 

Le voilà livré, cœur et âme, corps et biens, à celte œuvre qui 
lui a valu tant de popularité, tant de mérites et üe bénédictions. 
Il prêche, il convertit, il change l’armée. Les soldats l'aiment, 
les généraux le vénèrent, et le Censeur lui fait carrément la 
guerre comme à un homme dangereux qui prèche la discipline, 
l'ordre et la soumission. 

Mais nous ne voulons pas vous ôter le mérite de la surprise. 
Prenez et lisez. 

L'abbé Faivre est un apôtre, de ces apôtres qui remuent le 
monde ; son œuvre restera, et son nom, connu de Dieu, béni des 
hommes, servira d'enseignement el d'exemple à nos neveux. 

Trente-quatre ans d’apostolat, de zèle et de dévouement, de 
charité, de luttes et de fatigues lui ont laissé les souvenirs Îles 
plus émouvants et les plus curieux. C’est sa vie entière qu'il a 
consignée, racontée dans ce petit volume, dans ce qu'il appelle 
ei bien un Portefeuille. Que le lecteur en ouvre une page, et il 
ira jusqu’à la table des matières. Nous serions bien étonné si, 
dans le parcours, il n’était touché, remué, attendri, et surtout, 
but de l’auteur, s’il ne se trouvait meilleur après qu'avant. 


À. VINGTRINIER. 


SOUVENIR DE POMPÉI 


Dans le numéro du Courrier de Lyon du 18 mai courent, je lis un ar- 
ticle sur la première éruption du Vésuve qui m'a vivement impressionné, 
en me rappclant une des plus intéressantes curiosités qu'il m’ait été donné 
de contempler dans le cours de mes voyages. 

C'était en 1850, alors que, le pape étant l’hôte du roi de Naples, qui lui 
avait offert son château de Portici, une escadre française, sous les ordres 
de l'amiral Parceval-Deschénes, était mouillée dans ces eaux. Beaucoup 
d'écrivains érudits ont décrit les merveilles que renferment les restes de 
ces villes, autrefois fameuses, d’Herculanum et de Pompéi et je n'ai point 
la prétention d'entreprendre ce qu'ils ont si bien narré, mais seulement de 
rappeler certaines particularités dont ma mémoire a gardé le souvenir. 
À cette époque, ce que l'on avait pu retrouver d'Hecrculanum était très-dif- 
ficile à visiter, pour des touristes de hasard qui ne pouvaient disposer que 
de quelques instants à de rares intervalles, les restes d'Herculanum étant 
enfouis sous l'élégante et indolente ville de Portici édifiée sur ses débris, 
Portici, qui est à Naples ee que Versailles est à Paris, et de plus sous un 
ciel unique que tout le monde a admiré. De Naples à Portici la route, fort 
belle, est bordée des plus ravissantes villas que l'on puisse imaginer, où se 
déploie le luxe le plus somptueux de l'aristocratie nobiliaire ct financière. 
Un peu plus loin on arrive à Pompéi, au pied du mont Vésuve, lout près 
de Castcllamare. Pompéi est découvert; ce devait être une très-riche et 
très-grande ville, à en juger par son étendue découverte alors, qui n'était 
pas moindre que le quartier des Brotteaux ; à l'entrée, des gardiens reçoi- 
vent les visiteurs et des interprètes parlant diverses langues se meitent au 
service des étrangers pour les accompogner, arrêter leur attention aux 
choses les plus remarquables et donner des explications historiques ; on 
rencontre bien aussi à l’intérieur des lazzaroni empressés à neltoyer, avec 
leur bonnet, du sable qui les recouvre, des inscriptions sur le sol, et non 
moins empressés à vous tendre le bonnet de Ja facon que vous pouvez ima- 
giner. Mes souvenirs sont impuissunts à rappeier toutes ces merveilles ; c’est 
l'antiquité surprise à nu, en flagrant délit; on est transporte subitement à 
dix-huit-cents ans en arrière, comme si, «’un vol rapide, on allait dans une 
contrée lointaine fondre sur ses habitants pour en saisir les mœurs. Il faut 
dire cependant qu'on a eu la malencontreuse idée de transporter au musée 
de Naples un grand nombre d'objets et œuvres d’art qui perdent beaucoup 
à ne pas étre restés dans les lieux mêmes d'où on les a fâchcusement retirés ; 
c'est une ineptie que des observateurs de tous les pays ne pardonnent pas 
au gouvernement qui a ordonné cetle quasi-muilation. Les rues sont 
pavées avec des dalles de dimension plus grande que notre pavé d'échon- 
tillon et, ainsi que le dit très bien l'auteur de l'article du Courrier de 
Lyon, la trace des roues de voitures ou chars de l'époque est très-appa- 
rente ; il y a aussi des bornes qui devaient ètre des fontaines publiques, au 
dire de notre cicérone. Les maisons sont rasécs environ à la hauteur supé- 
rieure d’un rez-de-chaussée presque uniformément (œuvre de l'éruption ct 
aussi la conséquence des fouilles opérées) et se ressemblent à peu près 
toutes dans leur architecture, sauf le luxe, qui dépendait de la fortune et de 
la qualité des occupants ; un assez grand nombre ont des marques appa- 
rentes qu'elles servaient à un commerce quelconque. L'entrée principale a 
les dimensions d'une porte cochère, elle est pavée en mosaïque dans sa 
longueur de deux à trois mètres ; puis c'est une cour carrée ou rectangulaire ; 
d'un eûté sont les appartements ct de l’autre des salles de bains; les murs 
latéraux de l'intérieur de cette cour sont peints, et la conservation de ces 


{06 SOLYENIR DE POMPÉI. 


peintures est si parfaite, d'un coloris si vif et si frais, que son application 
parait être d'hier; c’est là que l'art actuel pourrait puiser de l’emulation, 
tant pour la délicatesse ct le fini de l’œuvre que pour la richesse du coto- 
ris ; les couleurs inaltérables dont se servaient les anciens n’ont pas cté re- 
trouvées ; j'ai remarqué une Diane chasseresse que nos maitres d'aujour- 
d'hui scraient heureux de signer ; ailleurs des nudités qui établissent la 
profonde différence de nos mœurs de celles de cette époque ; au fond de 
la cour est une fontaine jaillissante dans uu bassin, le tout en pierre on 
marbre sculpté; puis immédiatement après, à un mètre environ au-dessus 
du niveau de la cour, un petit jardin féerique semé de verdure ct de 
fleurs, entremélés de petits sujets en marbre, quelques-uns cn groupe, 
représentant des femmes, des satyres, tous les dieux et demi-dieux de 
l'Olympe. Cette esquisse rapide démontre assez que les anciens de cette 
époque s’entendaient à se construire des nids au moins aussi bien que is 
édiles d'aujourd'hui. 

On remarque le forum, où les sénateurs venaient lire et dicter la loi au 
peuple. Les arènes, l'amphithcätre, où se livraient les ermbats de gladia- 
teurs et où les condamnés élaient livrés aux bêtes sauvages. Des temples à 
divers dieux, parmi lesquels on ditingue le temple d'Isis, où s'offraient les 
sacrifices aux dicux ; là notre cicérone nous fit remarquer une porte dé- 
robce par où les prêtres juifs faisaient passer, pour leur alimentation, les 
quartiers des animaux offerts en sacrifice el qui étaient imposés au peuple 
auquel on jetait la tête, les picds, les tripes pour sa nourriture, les dieux 
dédaignant ces choses. On voit aussi les bains publics; c’est un grand 
bassin où, sans distinction de sexe, chacun allait procéder à des soins de 
propreté; à côté, une salle assez vaste dans laquelle cxiste nn réchaud de 
trois à quatre mètres de longueur empli de charbon de bois enflammé, le tout 
recouvert d'une couche de lave qui a la propriété surprenante de conserver 
jasqu'au charbon, que l'on distingue parfaitement ; e'est dans cette salle, 
auprès de ce réchaud, que les baigneurs venaient s'habiller en sortant da 
bain. Il y avait aussi des maisons dont l’usage était destiné à la promiseuité 
des sexes ; elles étaient habitces par des femmes ou filles, et l'indication en 
était ostensible au moyen de signes non équivoques sculptés en relicf sur 
la pierre au-dessus de la porte d'entrée ; ces sortes de sculptures se trou- 
vent en beaucoup de lieux, dans l'intéricur de quelques maisons partieu- 
lières, quelquefois avec sddition du sexe féininin ; des peintures aussi re- 
présentent les mêmes sujets mythologiques. 

Notre cicérone nous fit descendre dans la cave d’une maison dite de 
Diomède ; comme dans beaucoup d'autres, s’y trouvent encore des vases, 
desurnes, qui contiennent des approvisionnements d'hydromel, d'huile, etc.; 
mais dans celle-ci on distingue parfaitement, contre les parois de ls mu- 
raille, l'empreinte de plusieurs corps de victimes de ce grand cataclysme ; 
le premicr de ces personnages, cn avant, cst unc femme, ce dont en ne 
peut douter par le contour des scins ; voici comment notre cicérone nous 
expliqua ce fait : Le maitre du logis ctait absent ; les habitants, fous de 
terreur, perdirent la tête à la vue de cette marée de lave ct de scories de 
feu montant avec une ranidité telle que la fuite était impossible ; la mai- 
tresse se sauva dans la cave, suivie par sa famille et ses serviteurs ; la lave 
y pénétra aussitôt qu'eux, puisqu'elle les attcignit dans une posture mi- 
couchée ; ct les consuima en cendres; c'est une chose très-remarquable que 
la conservation si parfaite de l'empreinte des corps de ces infortunées vic- 
times au point de distinguer les sexes. | 

Une partie du cimetière est découverte. On sait que la crémalion élait 
en usage et que Îles familles recueillaient les cendres des leurs dans des 


CHRONIQUE LOCALE. 107 


urnes que l'on conscrvait religiensement ; on élcvait un snonument pour en 
perpétuer la mémoire. Là aussi, l’art du sculpteur se donnait carrière, et je 
ne puis résister au plaisir de citer l'un de ces monuments qui m'a emer- 
veillé par son application allégorique de la plus grande justesse. C'est un 
superbe mausolée en marbre, d'assez grande dimension, sculpté avec un art 
infini et qui représente : un navire entrant dans le port avec des matelots 
sur les vergues serrant les voiles! Je ne connais rien qui puisse mieux 
faire toucher ce que l'on veut dire que l'indication si poctique et si juste 
de cette fin, de ce terme du voyage. 

Depuis 1850, bien d’autres parties de cette ville opulente ont dù être 
relrouvées et d'autres magnificences mises à jour ; mais ce que l’on con- 
naissait à cette époque démontre surabondamment que les arts élaient 
cultivés avec beaucoup de succès, dans cette contrée, à une époque fort 
reculée, la nature étant prodigue des matières premières, le marbre, etc. 
Il en est encore de même aujourd'hui, le marbre se rencontre partout ; je 
me souviens d’une église à Naples, dont le nom m'’échappe, dans la cons- 
truction de laquelle n’est entrée aucune autre matière, 

Les Napolitains excellent encore aujourd'hui dans las culpture des 
Camées, la confection de différents ouvrages en corail, qui se pêche dans 
leurs eaux, mille et mille petits objets avec de la love du Vésuve (corps 
três-tendre, d'un gris de cendre, sans cohésion). La musique est aussi en 
graud Lonneur chez eux et cultivée par tous. Dans la belle saison, le 
Soir, les barques, les chaloupes s'emplissent de musiciens qui vont en rade 
jouer ct faire entendre leurs mélodies les plus suaves autour des navires 
Ctrangers, et les équipages leur sont reconnaissants lorsqu'ils viennent en- 
Suite solliciter l'autorisation de monter à bord pour tendre leurs sébiles. 

Tout cela est le beau côté de la médaille, qui n'est pas sans revers. Mais 
ce Scrait sortir du cadre que je me suis si 

Veuillez agréer, Monsieur, etc. 
P. M. 
Lyon, le 15 mai 1872. 


CHRONIQUE LOCALE 


La ville de Lyon est profondément agitée, et, à vrai dire, cela ne nous 
étonne pas ; les causes abondent. 

Première : l'inondation. Depuis un mois, il ne cesse de pleuvoir. Du 
temps de Noé, il ne fallut que quarante jours pour couvrir et noyer la 
terre, 

Seconde : l'Exposition universelle. Annoncée, prédite, organisée, ren- 
Yoyée, elle a eu contre elle l'indifférence, l'incrédulité, les Prussiens , la 
Commune, la lassitude, l'effroi, le découragement ct l'eau. C’est à un point 
Que les promeneurs, en voyant le palais gracieux et léger qui court le long 
du Rhône, en sont encore à se demander si ce n'est pas l'effet d'un mi- 
"06e, si ces constructions existent et si l'Exposition aura lieu ? 

Troisième : l'exploitation de notre Grand-Théâtre por la troupe de la 
Gaité et les mirifiques décors de la Chatte Blanche nous apprennant jus- 
Tu'où peuvent aller les trucs qui ont remplacé l'art de Corncille. 


408 CHRONIQUE LOCALE. 


Quatrième : la transformation des Variétés devenues les Nouveautés ct, 
grâce aux décors, aux embellissements, aux opéretles, ayant trouvé le 
succès. 

Cinquième : le procès de Caluire où on a vu avec stupéfaction un avo- 
cat démocrate tomber à bras raccourcis sur la tête des républicains. 

Puis le procès Andrieux-Ponct, qui, plus encore, a changé le prétoire 
en arène politique; le tirage au sorl de la Sociclé des Amis des Arts, où 
quatre des plus beaux tableaux ont cté gagnés par des billets à un france ; 
puis la nouvelle qu'on allait percer de part en part la place des Célestins ; 
et enfin, brochant sur le tout, la suppression des processions pour cause 
de liberte. O liberté ! 

Et la question des écoles ? C’est tout une révolution. 

N'’a-t-on pas mis aussi un peu les doigts et les regards dans tous ces 
petits marchés véreux, ces petits comptes honteux, éclos pendant l'agonie 
de la France ? Voilà qui a eu l'art d’agiter les consciences, mais la con- 
science des minorités. Toul le monde n'a pas vendu des souliers, heurcu- 
srment. 

— C'est toujours une événement que l'apparition d'une œuvre nouvelle 
sortie des atelicrs de la maison Armand-Calliat. Voici un rcliquaire des- 
tiné à la ville de Carpentras qui est une merveille. On sait que la ville de 
Carpentras possède un des clous qui attachèrent N. S. à la Croix. Comme 
œuvre d'art, le reliquaire est digne de l'insigne relique. 

— Autre œuvre d'art, un petit chef-d'œuvre de typographie contenant 
les sonncts de notre poète Joséphin Soulary ; c'est portatif et mignon, et 
n'a qu'un défaut : être né à Paris. 

— Pareil défaut à un charmant volume intitulé : Comédies romanes- 
ques, ct signé du nom si connu : Louisa Siefert. Un de nos collaborateurs 
en rendra compte. 

— Et voici que nous arrive Mme Ernst, notre illustre lectrice des cours 
de la Sorbonne. Elle nous promet de nous faire entendre les vers des 
poèles lyonnais : Victor de Laprade, Soulary, Tisseur et Siefert. Nous 
pouvons lui promettre en échange un nombreux ct sympathique audi- 
toire. 

— Il s'est créé à Bourg une Société lilléraire, historique et archéolo- 
gique, pleine de zèle et d'ardeur. Depuis le 6 février qu'elle a tenu sa pre- 
miêre séance, cle a publié trois numéros de sa Revue et donné une séance 
publique. Tous nos vœux à la nouvelle venue qui compte les noms les 
plus honorables du pays. 

A. V. 


Lyon, imp. d’Atsé VINGTRINIER ,directeur-gérant. 


LE PROVISOIRE. 


{A mon ami J.-A, M.) 


Cher, tu te plains du provisoire. 
Vois-tu rien qui soit autrement ? 
Lorsque tu maudis ta mémoire. 

Tu la connais, assurément. 

Invoque ton expérience, 

Vers le passé fais un retour ; 
Qu'avons-nous vu dans notre France 
Depuis que nous sommes au Jour ? 


Quatre monarques provisoires 

Se croyant tous définitifs ; 

Leurs calculs étaient illusoires, 
Trois sont partis en fugitifs ; 
Comptons de plus deux républiques. 
Joignons au tout comme ornements 
Cinq ou six chartes politiques 

Et nous n'avons pas cinquante ans | 


Issus de pères provisoires, 

Nous ne durerons pas plus qu'eux ; 
Un beau matin, les ondes noires 
Soudain s'offriront à nos yeux. 
Nous aurons parcouru l'arène 

Toi, sans te reposer jamais, 


410 POÉSIE. 


< 
Moi,'vivant comme La Fontaine 
Pour tester comme Rabelais. 


Les richesses sont provisoires, 

Et si l'on imite Harpagon, 

Elles sont même dérisoires, 

On n'a de riche que le nom. 

Un bien plus grand que la richesse, 
Qui ne finirait qu'avec nous, 

Ce serait le don de sagesse 

Si... mais je ne vois que des fous. 


L'amour .est chose provisoire, 

Il n'en fut jamais d'éternel. 

Que la vertu, comme accessoire, 
Allume l’encens de l'autel. 

Plus tôt ou plus tard l'amour cesse ; 
Heureuse est alors la moitié 

Qui par ses soins et sa tendresse 
Sait conquérir notre amitié. 


La renommée est provisoire, 

Elle s'envole avec le temps ; 

Tel devient hibou, c’est notoire, 
Qui fut aigle dans son printemps. 
Aujourd’hui, le grand Aristote 
Avec ses deux enseignements 
Serait un homme qui radote, 
Malgré ses plus fins arguments. 


Nos codes sont tous provisoires, 
En ce qu'ils ont de bon surtout ; 

À travers ce tas de grimoires 
L'iniquité passe partout. 

Quand nos « Minos » en leur colère 
Daignent nous forger une loi, 

C’est qu’elle a pour but d'en défaire 
Quatre qui sont de bon aloi. 


POÉSIE. 441 


La République est provisoire, 
Elle vogue mal sur les flots ; 
Tout ce qu’elle a d’aléatoire 
Est le fait de ses matelots. 

Elle court, pavillon en berne, 
Nonobstant les efforts loyaux 
Du pilote qui la gouverne, 
S'échouer aux écueils royaux. 


Nos succès furent provisoires; 
Nos malheurs le seront aussi ; 
L'ennemi vainquit sans victoires, 
Nous ne savons pas vaincre ainsi. 
Loin de marcher aux gémonies, 
La France, malgré ses revers, 
Reste la mère des génies 

Dont s’enorgueillit l’univers. 


L'Univers ! aussi provisoire, 

Car chaque globe étincelant 

Ne fournit sa course avec gloire 

Que pour retourner au néant. 

Route lactée, ovaire immense, 

En enfanteras-tu toujours ? 
Peut-être... Mais leur existence 
Que sera-t-elle ? Quelques jours... 


Puisque tout vit de provisoire, 
Cesse, ami, de le gourmander ; 
S'il donne le manger, le boire, 
Qu'avons-nous à lui demander ? 
Peines, soucis, travail, misère, 
Tout finira, certainement. 

Vivons donc contents sur la terre, 
Et rions provisoirement. 


J.-M.-J MorLET, typographe. 


Ameur-el- Aïn, mars 1972. 


LE DERNIER SIÈCLE 
DE LA REPUBLIQUE ROMAINE 


Lecon d'ouverture faite à la Faculté des lettres de Lyon, 


/ le 18 avril 1872. 


MESSIEURS, 


En abordant cette chaire, occupée depuis tant d'années 
par un historien éminent, je dois remercier mes nouveaux 
collègues qui m'ont cru digne d'y prendre place après lui et 
à côté d'eux. Ce sont eux qui m'ont désigné à l'attention 
bienveillante de M. le ministre, et au choix de notre savant 
recteur. Je sais que cet honneur m'oblige, et qu'il me 
faudra bien des efforts pour le justifier. Afin d'y réussir, 
j'ai quelques raisons de ne pas compter sur mes seules 
forces. Je compte aussi sur l'influence heureuse de ceux 
qui m'entourent, quoi de plus propre à exciter l’intelli- 
gence, à vivifier le travail que l'exemple de cette activité 
énergique, variée, féconde qui a rendu célèbre la Faculté 
des lettres de Lyon, et contribué à faire de cette ville la 
seconde métropole de la science et du goût français. 

Mais quelque profit que je puisse tirer de mon séjour au 
milieu d'une société s1 éclairée, vous n’attendez pas de 
moi que je vous dédommage de ce que le départ de 
M. Dareste a fait perdre à ses auditeurs; je ne vous rendrai 
ni cette érudition vaste et précise pour laquelle l'histoire 
compliquée de nos institutions n'avait pas de secrets, n1 
cette critique si ferme, qui, en jugeant le passé, n’en 
rabaissait jamais la grandeur. Il a fallu une expérience 
consommée pour choisir parmi les événements sans nom- 
bre de nos annales tout ce qui est digne de notre souvenir, 


DE LA RÉPUBLIQUE ROMAINE. 413 


pour marquer d'un trait sobre et juste le caractère des hom- 
mes et des faits et la limite si souvent indécise de la vérité. 
Je ne poursuivrai pas la route où M. Dareste vous avait 
conduits si loin. Pour enseigner utilement l'histoire de la 
Révolution française, il faut être sûr de dominer le bruit 
de la polémique contemporaine par l'autorité d'une parole 
depuis longtemps connue et respectée. 

J'ai préféré vous parler, cette année, d'un temps plus 
facile à expliquer et à connaître, parce qu'il est plus loin de 
nous, temps non moins orageux que le siècle que nous 
traversons, c'est celui des guerres civiles de Rome, qui en 
se prolongeant amenèrent la chute définitive de la liberté 
romaine, Là du moins nos regards peuvent pénétrer le 
secret des événements sans être obscurcis ni par les colè- 
res, n1 par les fumées du combat. Nous acceptons plus 
volontiers la justice de ces jugements sans appel, que les 
faits seuls prononcent, lorsque nous avons de bonnes rai- 
sons de n’y pas lire notre propre condamnation. Les fautes 
où nous n'avons prisaucune part nous instruisentsans nous 
humilier. Pour garder le bénéfice de cette situation impar- 
tale, j'éviterai toute allusion aux événements de notre 
époque, et je vous prie de me faire l'honneur de n'en 
Jamais chercher sous mes paroles. Toute comparaison his- 
torique, dans la bouche de celui qui fait profession d'en- 
Signer l’histoire, doit être franche et précise. Déguiser et 
faire entrevoir à moitié sa pensée sous des expressions vot- 
lées et des rapprochements forcés serait un jeu d'esprit qui 
&äterait et la politique contemporaine et l’histoire de l'an- 
liquité en les confondant. 

Oublions ici volontairement le présent. Transportons- 
NOUS par la pensée en l'an 146 avant Jésus-Christ, pour jeter 
Un coup d'œil sur cette pente où Rome glissa et descendit 
du faîte de la gloire et de la liberté jusque sous le despo- 
lisme hypocrite d'Auguste. En cette année Corinthe ctait 
Prise et brûlée, et Scipion Emilien écrasait les Cartha- 
Binoïs sous les débris fumants de leurs maisons et de 


414 DE LA RÉPUBLIQUE ROMAINE. 


leurs temples. Rome n'avait plus de rivale. Devant les 
ruines qu'il avait faites, le stoïcien impassible fut ému, 
non de pitié pour les vaincus, mais de crainte pour 
Rome victorieuse. Il prévit pour elle cette chute inévita- 
ble dont la Némésis antique menaçait les puissances trop 
élevées. 

Quelle était la cause de ces sombres pressentiments ? 
Scipion Emilien pour lui-même n'avait demandé à la 
Grèce que les poèmes d'Homère, qu'il savait par cœur, et 
les austères leçons du philosophe Panætius et de l'histo- 
rien Polybe. Mais autour de lui il voyait se propager sour- 
dement la corruption des Grecs, la religion battue en 
brèche par l'athéisme d'Evhemère, et par le scepticisme de 
Carnéade, l'honnêteté romaine pervertie par des précep- 
teurs infâmes qui n'enseignaient à la noblesse de Rome 
que le goût raffiné de l’orgie et quelquefois l'art d’empoi- 
sonner. Le tableau de cette décomposition rapide des 
croyances et de la vertu de Rome par la contagion des 
maladies morales de la Grèce a été tracé de main de maître 
au commencement du second volume de l'Histoire des 
Romains, de M. Duruy. Je n’essaierai pas de le refaire. 
Quel avenir des symptômes si alarmants pouvaient:ils 
faire entrevoir à Scipion Emilien ? C'est aux livres de 
Polybe, son hôte et son ami, qu’il faut le demander. 

Voici comment cet historien philosophe décritles phases 
des gouvernements aristrocratique et démocratique dont 
le mélange formait la constitution politique de Rome. 

« Il ne faut pas prendre toute oligarchie pour une aristo- 
« cratie. L’aristocratie est le mode de gouvernement où la 
« décision appartient à l'élite des hommes les plus justes 
« et les plus sages. De même ne confondons pas la démo- 
« cratie avec le régime où toute multitude est maîtresse de 
« faire ce qu'elle veut et ce qui lui plaît. Un peuple pour 
« qui c'est une tradition et une habitude d'adorer les 
« dieux, d’honorer les parents, de respecter les vieillards, 
« d'obéir aux lois, lorsque chez ce peuple la volonté du 


DE‘LA RÉPUBLIQUE ROMAINE. 415 


« plus grand nombre l’emporte, possède un gouvernement 
« qui mérite le nom de démocratique..….; mais lorsque la 
«a démocratie s'est transmise à plusieurs générations, alors 
« on n'estime plus à son juste prix l'égalité; des droits ni 
« la franchise de la parole. Chacun cherche à dominer la 
« foule et ce sont surtout les plus riches qui tombent dans 
a ce défaut. Lorsqu'ils ont la passion des honneurs poli- 
« tiques et qu’ils n’y peuvent arriver par eux-mêmes et par 
“ leur propre mérite, ils dissipent leur fortune pour ache- 
« ter des suffrages et corrompent la multitude en lui 
« jetant les appâts les plus grossiers. Lorsqu'ils en ont 
« fait une populace mauvaise, habituée à manger ce qu'on 
« lui distribue, alors le régime démocratique périt à son 
« tour et dégénère en un régime de violences et de coups de 
« main. Les hommes du peuple, habitués à dévorer le bien 
« d'autrui et à compter pour vivre sur la fortune de leurs 
“ voisins, lorsqu'ils trouvent un chef ambitieux et hardi 
€ que sa pauvreté exclut des honneurs politiques, achèvent 
« de constituer le gouvernement de la force brutale. Ils 
« égorgent, ils exilent, ils partagent les terres, jusqu’à ce 
“ Que, retombés à l’état des bêtes féroces, ils rencontrent, 
« pour les dompter de nouveau, un monarque et un mai- 
“ tre. Tel est le cercle des révolutions, telle est la loi de la 
* nature. » 


S1 Emilien avait lu ces pages vraiment prophétiques où, 
Comme Anchise évoquant des limbes de l’avenir les âmes 
des héros futurs de (Rome, Polybe écrivait d'avance l’his- 
toire des ambitieux et des démagogues qui devaient un 
Jour la perdre, le vainqueur de Carthage avcit bien raison 
de pleurer sur son pays. Mais ce n'était pas seulement la 
Philosophie de Polÿbe qui projetait ce jour lointain et 
Sinistre sur le siècle qui allait s'ouvrir. Sans interroger 
l'expérience si complète des républicains de la Grèce, un 
homme d’Etat romain pouvait savoir que depuis long- 
lemps Rome ne vivait plus:que de sa grandqur acquise, 


416 DE Là RÉPUBLIQUE ROMAINE. 


que sa force intérieure ne se renouvelait pas et qu'il lui en 
coûterait cher d'avoir abandonné sa tradition. 

Examiaons donc quelques instants ce qu’avait été Rome 
eten quoi elle différa de toutes les cités antiques dont elle 
fut la plus grande et la dernière. 

Si l’on compare les républiques de la Grèce avec celle 
de Rome, on est frappé de cette différence qu’en Grèce les 
cités restèrent séparées et rivales, tandis que Rome sut 
associer à sa politique et incorporer à son peuple toutes les 
villes qui l'entouraient. Elle créa ainsi le type ignoré avant 
elle de l'unité nationale. C’est sur ce modèle que se sont 
formés presque tous les peuples de l'Europe, même ceux 
qui, comme les Allemands de nos Jours, imitent sans le 
reconnaitre les institutions militaires et la centralisation 
de Rome. Comment s'était accomplie en Italie cette trans- 
formation ? 

Rome et les champs voisins de ses murs étaient, sous 
les rois, habités par les familles patriciennes, dont les 
chefs étaient les sénateurs, et par les clientèles de ces 
familles. Autour de ce centre, les derniers rois et les pre- 
miers tribuns formèrent un peuple nouveau, une Rome 
extérieure, la plèbe, composée des populations agricoles qui 
primitivement n'étaient pas romaines, mais qui le devin- 
rent par la communication du droit de cité. Rome se mit 
à grandir, comme fait un chène, dont le germe s'entoure 
chaque année d'une enveloppe nouvelle. Ainsi les conquè- 
tes des Romains consolidaient autour de Rome des couches 
concentriques de population plébéienne qui fortifiaient le 
tronc puissant dont le patriciat était le cœur. De là plu- 
sieurs Conséquences qui expliquent toute la vie du peu- 
ple romain. Les victoires de Rome, au lieu de lui donner 
seulement des esclaves ou des sujets rebelles, augmen- 
taient le nombre de ses citoyens et préparaient de nou- 
velles conquêtes. A la fin de la première guerre punique, 
Rome, qui allait bientôt compléter le nombre de ses treuic- 
cinq tribus, pouvait mettre sur pied 250,000 hommes. À la 


DE LA RÉPUBLIQUE ROMAINE. 417 


même époque, en Grèce, Aratus, conduisant une centaine 
de procrits, délivrait Sicyone, sa patrie, au moyen d'une 
escalade nocturne, et il faillit être arrêté dans cette fameuse 
entreprise par une patrouille de quelques hommes et par 
deux chiens qui aboyaient. Faut-1l s'étonner que la nation 
romaine, qui pesait d'un tel poids au centre de l'Europe 
méridionale, ait forcé ce monde de petites républiques à se 
pencher de son côté et à s'incliner devant elle ? 

Une autre conséquence de la propagation du droit de 
cité hors de Rome, ce fut que les plébéiens devenaient à 
chaque annexion de territoire plus nombreux et plus puis- 
sants. S'ils conquirent l’égalité politique au temps des 
guerres du Samnium, c'est que la formation d'un grand 
nombre de tribus romaines dans les campagnes de l'Italie 
avait donné à la plèbe la majorité décisive dans les co- 
mices. 

Aussi, lorsqu’en 241 avant J.-C., le pays agricole de la 
Sabine forma les 34e et 35e tribus, le patriciat dut consentir 
à modifier la vieille constitution aristocratique attribuée à . 
Servius , et la prépondérance dans l'assemblée du champ 
de Mars passa aux propriétaires des classes moyennes, 
aux paysans rOMaIns. 

Une révolution dans les mœurs accompagna une révo- 
lution politique et elle a marqué de son empreinte toute la 
littérature romaine, qui naquit précisément alors. Pour 
plaire aux paysans de la Sabine, on se mit à faire étalage 
de rusticité, et on affecta pour l’urbanité, pour le luxe et 
les arts un dédain que ne connurent jamais les patriciens 
de la ville de Rome. Les nobles originaires des petites vil- 
les conquises, comme Tusculum, Vélitres ou Formies, is- 
sus quelquefois de races royales ou mêmes divines, en de- 
venant citoyens romains entraient simplement dans la 
plèbe. Aussi M. Guizot, résumant en un seule phrase tout 
le système si vrai et si profond,de Niebuhr dit que la lutre 
des plébéiens contre les patriciens était la continuation 
de la guerre de conquête, l'effort de l’aristocratie des cités 


418 DZ LA RÉPUBLIQUE ROMAINE. 


conquises par Rome pour participer aux droits et aux 
honneurs de l'aristocratie conquérante. 

Quel plaisir c'était pour un candidat plébéien, venu de 
Tusculum, d’Aricie ou d’Atina, de triompher au champ de 
Mars de son compétiteur patricien par les suffrages des 
hommes des cantons ruraux; derapporter dans sa ville na- 
tale la chaise curule et les insignes de l'édilité ou de la pré: 
ture, comme les trophées d'une victoire pacifique remportée 
sur la ville dominante ! C'était là les dernières gloires des 
bourgades du Latium et de l’Etrurie, les revanches de l'in- 
dépendance perdue. Ainsi les Fulvius etles Caton de Tus- 
culum, les Curius dela Sabine, les Cœcilius de Préneste, les 
Octave de Vélitres et bien d’autres entrèrent par les char- 
ges curules dans la noblesse romaine et vinrent s'asseoir 
au rang des trois cents sénateurs. Ils formèrent la noblesse 
plébéienne à côté de la noblesse patricienne. 

Si cet heureux mouvement qui portait aux honneurs 
les hommes nouveaux avait pu continuer, le Sénat de 
Rome serait peu à peu devenu la représentation de tous 
les cantons de l'Italie romaine. 

Les hommes riches des petites villes qui ne pouvaient 
parvenir aux magistratures de la grande ville de Rome, 
étaient inscrits à raison de leur fortune sur la liste des 
citoyens romains de la première classe. Ceux-c1,depuis l’an 
400 avant J.-C., étaient tous chevaliers romains. C’est de 
l'ordre équestre que sortaient les hommes nouveaux, les 
candidats plébéiens. 

Aussi la lutte des chevaliers contre la noblesse sénato- 
riale, au dernier siècle de la République, n’est au fond que 
la suite de l’antagonisme de la plèbe contre le patriciat, de 
la campagne contre la ville, de la nation italienne étendue 
jusqu'au demi-cercle des Alpes contre le peuple enfermé 
dens l'enceinte étroite du Pomwærium. 

Le droit de cité dépassait les limites même du sol quiri- 
taire. Les colonies n’étaient pas seulement des forteresses, 
c'étaient des branches du peuple romain provignées sur 


DE LA RÉPUBLIQUE ROMAINE. 419 


la terre de conquête et qui multipliaient Îa forte race des 
laboureurs et des soldats. Souvent la ville voisine de la 
colonie ou les habitants étrangers de la ville colonisée re- 
cevaient le droit latin en vertu duquel leurs magistrats 
électifs et annuels devenaient citoyens de Rome. Des con- 
cessions particulières faisaient de ce titre un privilége des 
plus nobles et des plus riches familles des vilies alliées, et 
l'on pouvait prévoir qu'en continuant cette politique si 
large et si humaine Rome pourrait bientôt compter parmi 
ses citoyens tous les hommes libres de l'Italie. 

Mais tout d’un coup, vers l'an 241 avant J.-C., cette crois- 
sance rapide s'arrêta. Pendant plus de cent ans, de la ba- 
taille des îles Egates à la prise de Numance, on rencontre 
à peine quelques villes italiennes, comme Arpinum, qui ob- 
tiennent le droit de suffrage dans une des tribus ancien- 
nes. Le norabre même des tribus romaines, fixé à 3%, ne sera 
plus jamais aumnenté. Les Italiens, qui combattent à côté 
des légionnaires, attendent en vain pour prix de leur cou- 
rage la concession de l'égalité politique ou civile. Le peuple 
romain tout entier devient comme une grande aristocratie 
dont les rangs sont fermés aux peuples voisins. Le Sé- 
nat, de son côté, ne distribue plus de terres aux plébéiens 
et ne fonde que de rares colonies. Ce n'est pas la force ma- 
térielle qui manque, puisque à cette époque Antiochus et 
Persée sont vaincus, la Grèce et l’Afrique conquises. C'est 
la vie intérieure de la constitution romaine qui s'éteint, 
son développement naturel et original en Italie qui cesse 
brusquement, la sève qui ne monte plus dans l’arbre aux 
vastes rameaux. 

Qu'était-il donc arrivé pour qu’une société si puissante 
a l'extérieur fût ainsi rongée d’un mal intime. Passons en 
revue les classes dont se composait la population romaine, 
et nous trouverons qu'il n’y en avait pas une qui fût restee 
fidèle aux principes de son origine, à l'exception des clas- 
ses parasites, qui ne pouvaient s’attacher à cettte société 
que pour la dissoudre. | 


420 DË LA RÉPUBLIQUE ROMAINE. 


Les patriciens, obligés d’avoucr leur défaite depuis la 
réforme politique de l'an 240 avant J.-C.,se vengeaient par 
le dédain des mécomptes de leur ambition. Comme ils des- 
cendaient tous de ces familles dont les chefs étaient séna- 
teurs avant que le tribunat fût créé, 1l se croyaient Romains 
à meilleur titre que tous ces Latins, ces Italiens, ces étran- 
gers introduits dans la cité par les tribuns de la plèbe. Les 
lois que ce peuple nouveau avait pu faire leur paraissaient 
au dessous d'eux. Ils se moquaient de la rigidité des Ca- 
tons de la plèbe et ils aimaient à s'en distinguer par un peu 
de licence. Eux dont les ancêtres avaient fondé leur puis- 
sance sur la religion, ils s'étaient faits incrédules et philo- 
sophes depuis qu'il y avait des augures et des pontifes plé- 
béiens. Ils contentaient par là leur goût naturel pour les 
inventions élégantes ou raffinées du génie grec, et leur 
antipathie contre cette bourgeoisie de campagne qui les sup- 
plantait, en prenant à tout propos contre eux la défense 
des vieilles meurs et de la discipline. Aussi tousles grands 
chefs patriciens aflichaient un mépris superbe pour les 
usages vénérés de leurs ancêtres. Le vainqueur d'Annibal 
avait refusé de rendre ses comptes. Manhius Vulso avait 
ramené à Rome une armée riche et atteinte de tous les vi- 
ces de l'Asie, et Paul-Emile, après la bataille de Pydna, 
avait livré l'Epire comme une proie à l'avidité des légion- 
naires. Qu'’était devenu le temps où Camille refusait à ses 
soldats le pillage de Veies, conquise par dix ans de guerre? 

Les nobles plébéiens , selon l’usage des parvenus, imi- 
taient, dépassaient mème l'orgueil de la vieille aristocra- 
tie. Oublieux de leur origine, ils s'appliquaient maintenant, 
îe concert avec les patriciens, à écarter des honneurs les 
hommes nouveaux. : 

Neuf familles obtinrent en un siècle 83 consulats, et 
Nævius s'étant plaint que la fatalité donnât à Rome des 
Metellus pour consuls, les Metellus menacèrent de répon- 
dre à l'épigramme par des coups de bâton. Ces grands 
seigneurs de l'oligarchie nouvelle, obtenant toutes les ma- 


DE LA RÉPUBLIQUE ROMAINE. 491 


gistratures,tous les gouvernements de province, revenaient 
en l'Italie avec des richesses royales. Ils bâtissairent des 
palais, des théâtres, des temples de marbre. Ils achetaient 
des propriétés grandes comme des provinces. La petite 
culture disparaissait pour faire place aux pelousesfleuries 
des villas élégantes et aux vastes prairies où des pâtres es- 
claves conduisaient d'immenses troupeaux. A ces proprié- 
tés, les nobles patriciens ou plébéiens ajoutaient les terres 
usurpées sur les domaines de l'Etat et dont ils se dispen- 
saient peu à peu de payer les fermages. L’autorité des cen- 
seurs était s1 affaiblie que de l’an 154 à 116 avant J.-C. ils 
ne rayèrent pas un sénateur de la liste du Sénat. Pourtant 
c'était l'époque des plus grands scandales, et le pillage des 
provinces par les proconsuls était devenu si fréquent qu'il 
avait fallu crécr, en l'an 149 avant J.-C., un tribunalspécial 
et permanent pour punir ces déprédations. Comment des 
censeurs quin'avaient pas assez de scrupules pour degrader 
les nobles coupables de crimes publics auraient-ils eu le 
courage de les forcer à restituer d'anciens domaines diffi- 
ciles à reconnaître et des rentes dont le Trésor n'avait pas 
besoin ? Ces terres publiques qui autrefuis,divisées en pe- 
tits lots de deux hectares, récompensaient le courage des 
légionnaires et permettaient aux laboureurs plébéiens de 
nourrir par leur travail de nombreuses familles ne servaient 
donc plus qu’à alimenter le luxe d’une oligarchie inso- 
lente. 

Au- dessous de la noblesse plébéienne, la chevalerie ro- 
maine, sorte de bourgeoisie municipale, qui longtemps 
avait été à la tête de la plèbe des campagnes , ne manquait 
pas moins aux devoirs de sa situation. Abandonnant pour 
la plupart toute pensée politique, toute ambition généreuse, 
les chevaliers ne songeaient qu'à s'enrichir. Ils exploitaient 
cruellement les provinces comme banquiers des rois et 
des peuples débiteurs de la république. Ils formaient des 
compagnies de publicains pour la levée des dîmes, de l'im- 
pôt sur les pâtures et des droits de douane. Entrepreneurs 


re D 


422 DE LA RÉPUBLIQUE ROMAINE. 


de transports ou de fournitures pourles armées, 1ls avaient 
en mer des vaisseaux qui rapportaient à Rome le blé de la 
Sicile ou de l'Afrique ou les marchandises préeieuses de 
l'Orient. En Italie, les chevaliers étaient aussi fermiers des 
terres publiques et des pâturages, et si les grands y com- 
mettaient des empiètements, s'ils n’acquittaient pas les 
rentes dues au Trésor,s'ils y mettaient paître plus de bœufs 
ou de moutons que la loi nele permettait, le publicain fer- 
mait les yeux.Sa complaisance valait souvent à sa compa- 
gaie une adjudication favorable dela part des censeurs ou, 
de la part du Sénat, la résiliation d’un bail désavantageux. 
Enfin, près les villes italiennes qui n'étaient pas encore ro- 
maines, les noblesitaliens avaient mis en culture les terres 
vagues du domaine public ou fait attribuer à leurs villes 
la jouissance des terres de conquête que les Romains n’a- 
vaient pas encore colonisées. Toutes les aristocraties de la 
péninsule, noblesse patricienne et plébéienne de Rome, 
chevalerie des municipes romains, noblesse des villes ita- 
liennes étaient donc liées par un intérêt commun. Elles 
voulaient conserver la jouissance des terres du domaine 
de l'Etat et empêcher toute loi agraire, toute distribution 
de terres aux soldats ou à la plèbe. Aussi observe-t-on 
qu’au dermer siècle de la république, les chevaliers, enne- 
mis naturels des nobles de Rome, se réconcilient avec eux 
dès qu’une loi agraire est proposée. Cette coalition égoïste 
fut le plus grand obstacle à l'expansion de la race romaine 
et au renouvellement de la plèbe. 

Pourtant elle disparaissait de jour en Jour cette race 
vigoureuse des propriétaires de la campagne, qui avaient 
cultivé le sol italien et conquis le monde. Tant de guerres 
l'avaient épuisée. Sp. Ligustinus, le modèle des vétérans 
de l’époque des Scipions, avait fait, à cinquante ans, vingt- 
deux campagnes. Depuis sa vingtième année, il n'avait 
passé que huit ou neuf ans dans sa chaumière du pays des 
Sabins. Ligustinus avait pu élever huit enfants, six fils et 
deux filles, sans doute en ajoutant au produit de son mo- 


DE LA RÉPUBLIQUE ROMAINE. 493 


deste héritage le butin fait en Macédoine, en Asie ou en 
Espagne. Mais combien de ses compagnons avaient suc- 
combé dans ces guerres lointaines? combien avaient ou- 
blié la patrie et la famille pour la vie d'aventures et les 
jouissances grossières que donne la victoire? Enfin, beau- 
coup trouvaient au retour leurs familles dans la misere, 
leurs champs en friche, quelquefois envahis par l'usurier 
ou par un puissant voisin. Les soldats ruinés n'avaient 
d'autre ressource que d'offrir leurs services mercenaires 
pour cultiver la propriété des autres ou de venir à Rome 
grossir cette tourbe de mendiants qui vivait de la libéralité 
des grands en leur vendant ses suffrages. 

La disparition de la classe moyenne rendait le recrute- 
ment difficile. Pour compléter les légions on était réduit, 
bien avant Marius, à enrôler jusqu'aux prolétaires, c'est- 
à-dire des citoyens dont quelques-uns avaient une for- 
tune estimée par les censeurs seulement 400 deniers (360 
francs). C'était là une bien faible garantie d'indépendance 
civique et de moralité. Aussi l'esprit militaire s’abaissait. 
En 151 avant J.-C., les Romain:, refusant de s'enrôler 
pour la guerre d'Espagne, il fallut procéder à un tirage au 
sort. Ceux qui partaient n'avaient plus guère pour les 
animer que le goût du pillage, autorisé par les exemples et 
par les promesses des généraux. 

Pour remplacer l’honnête plèbe des laboureurs, les 
triomphateurs amenaient en Italie des milliers d'esclaves 
thraces, gaulois, grecs, syriens, numides, espagnols. 
L'Italie victorieuse était la geôle des peuples vaincus. Elle 
devint bientôt un repaire de brigands. Dès l'an 198, les 
esclaves africains nouvellement arrivés après la victoire 
de Zama, se révoltent dans Setia, une ville du Latium, 
Les pâtres esclaves, entourés de meutes de chiens féroces 
et armés de massues et de lances, parcouraient les mon- 
tagnes et les forêts de l'Italie. Plus de cent ans avant Îla 
révolte de Spartacus, ils livrèrent au préteur Postumius 
une bataille où il en périt sept mille. Tout propriétaire 


494 DE LA RÉPUBLIQUE ROMAINE. 


peu scrupuleux qui voulait s'emparer de la ferme de son 
voisin, tout aventurier politique qui rêvait un coup de 
main ou une dictature violente trouvait parmi eux des 
bandits à recruter. 

Dans Rome, les affranchis étaient encore plus nom- 
breux que les esclaves et plus dangereux, parce qu'ils 
étaient citoyens et qu'ils avaient le droit de voter. Cette 
plèbe des quatre tribus urbaines ne ressemblait en rien à 
la grande plèbe des propriétaires des tribus rustiques. Elle 
se composait des gens des petits métiers, répartis dans les 
colléges ou corporations ouvrières de Rome. Générale- 
ment elle se mettait au service des ambitieux qui lui 
distribuaient de l'argent ou des vivres, ou l'amusaient par 
des jeux. Les nobles de Rome y avaient une nombreuse 
clientèle. Cette populace était si bien liée d'intérêts avec 
l’aristocratie que le censeur patricien Appius Clodius avait 
essayé de répartir la foule des affranchis dans les tribus 
rustiques pour soumettre le vote des campagnes à l'in- 
fluence des patriciens de la ville. Les affranchis deve- 
naient de jour en jour plus nombreux. Ils formaient déjà 
dans les tribus Esquiline et Palatine une foule menaçante 
pour la liberté des délibérations du Forum. 

Tels étaient les éléments de la société que Ti. et C. 
Gracchus essayèrent de guérir en la ramenant à ses prin- 
cipes. La loi agraire n’était autre que celle de Licinius 
Stolon, faite depuis 230 ans. Elle eût forcé les détenteurs 
du domaine public à en restituer une partie. Les pauvres 
paysans plébéiens, comme aux deux premiers siècles, 
auraient trouvé dans les propriétés distribuées par l'Etat 
l'indépendance, la dignité, le courage de défendre une 
patrie généreuse et d'élever pour elle des enfants. Mais 
la coalition des nobles, des chevaliers et de l’arnistocratie 
italienne fit échouer la loi agraire, et les Italiens, à qui 
C. Gracchus avait promis le droit de cité, durent, après sa 
mort, subir encore pendant trente ans la tyrannie arbi- 
traire des magistrats de Rome. 


Li LA RÉPUBLIQUE RUMAINE 429 


Pour augmenter le nombre des partisans de la loi 
agraire, C. Gracchus avait donné aux chevaliers les tribu- 
naux enlevés aux sénateurs. À la populace de la ville, qui 
préférait les tavernes de Rome au rude labeur des champs, 
il avait fait accorder du blé à prix réduit. Sa loi judictaire 
et sa loi frumentaire dévinrent deux plaies nouvelles ajou- 
tées au mal ancien que ses violents remèdes n'avaient pu 
guérir. La possession des tribunaux fut l'enjeu des guerres 
civiles. Chevaliers et sénateurs se disputèrent dans des 
batailles sanglantes le droit de juger leurs adversaires et 
ae ravager impunément les provinces. Le peuple de la ville 
ayant pris goût aux distributions, les malheureux de la 
campagne aflluerent à Rome pour en avoir leur part. Les 
démagogues diminuèrent peu à peu le prix du blé, et le 
tribuu Clodius finit parle distribuer gratuitement. La mul- 
utude qui vivait aux dépens du trésor public comptait déjà, 
au temps de César, 320,000 citoyens mendiants. Ainsi, 
ce fut une loi imprudente d'un des plus grands réforma- 
teurs de la République qui légua à la Rome impériale cette 
populace famélique et cruelle, dont Juvénal a dit : Elle ne 

demande que du pain et des jeux. 

Pour comble de malbeur, 1l fallut remplir les vides de la 
population nulitaire et demander des soldats à cette multi- 
tude avilie. Marius, non par politique, mais par nécessité, 
enrola non-sculement, comme on l'a dit, les prolctaires, 
mais des citoyens de la catégorie inférieure à celle des 
prolétaires. C’étaient Ics capile censi, qui ne possédaient 
pas même 409 drachmes (360 francs), et dont les censeurs 
inscrivaient le nom sur les registres publics sans daigner 
y Joindre l'appréciation de la valeur de leurs habits. Les 
capile censt n'avaient jusque-là été employés qu’à ramer 
sur les galères de l'Etat. Des que l’on eût confié les armes 

des légionnaires à de pareils mistrables, tout fut perdu, 

l'honneur militaire comme la liberté politique. Les armées 

romaines devinrent semblables à ce que furent nos grau- 

des compagnies du xiv° siècle. Lus soldats de Lucullus, 
28 


426 DFE LA RÉPUBLIQUE ROMAINE. 


partant pour la guerre contre Mithridate, ravagèrent ou 
détruisirent les villes italiennes qu'ils traversaient. Arri- 
vés en Asie, ils se battirent tant que le général leur fit des 
distributions d'argent. Mais, quand ils se crurent assez 
riches, ils refusèrent de combattre davantage, se révol- 
tèrent et ramenèrent en arrière leur général victorieux. 

Que pouvait-on attendre de ces mercenaires dans la vie 
politique? Ce sont eux qui ont rendu possibles la dicta- 
ture de Sylla et celle de César, et détruit la liberté. 
Lorsque Sylla, le premier des généraux romains, osa mar- 
cher sur Rome, on remarqua que les officiers de son ar- 
mée le quittèrent, pour ne pas être complices d'un tel 
attentat. Mais les soldats le suivirent. Quarante ans plus 
tard, lorsque César passa le Rubicon, les scrupules poli- 
tiques étaient effacés de la conscience des chefs comme de 
celle des soldats. 

Au lieu de s'unir pour arrêter le débordement des pas- 
sions grossières et serviles de la multitude, les classes 
supérieures de la société romaine continuaicnt leurs que- 
relles imprudentes et mesquines. Un tribun partisan de la 
noblesse, Livius Drusus, voulut arracher le droit de juger 
aux chevaliers romains pour le restituer au sénat. Retour- 
nant contre la politique des Gracques un des moyens puis- 
sants employés par C. Gracchus, 1l appela les Italiens au 
secours du sénat en leur promettant le droit de cité. 

Livius Drusus et les sénateurs s'aperçurent bientot 
qu'on ne soulève pas incidemment de pareilles questions, 
et que les passions d'un grand peuple ne se mettent pas 
au service d’une coterie aristocratique. Les Italiens se por- 
terent vers le droit de cité avec la fougue d'un désir depuis 
longtemps contenu. Pour faire face à un soulèvement gé- 
néral de l'Italie, sénateurs et chevaliers suspendirent un 
instant leurs querelles, se partagèrent les tribunaux, et 
firent la guerre aux alliés de Rome, que dans leur aveu- 
glement ils acceptaient avec plus de peine pour conci- 
toyens que pour ennemis. Sur les champs de bataille de 


DE LA RÉPUBLIQUE ROMAINE. 497 


la guerre socials, les Italiens semblerent vaincus. Mais 
Rome fatiguée admit, en principe du moins, leurs préten- 
tions. Deux lois leur promirent le droit de cité romaine. 
La noblesse espéra éluder ces lois dans l'application par 
les formalités dont elle entoura l'inscription des nouveaux 
citoyens. Lorsque Sylla, après avoir proscrit Marius, partit 
pour l'Orient, 1l emportait avec lui cette 1llusion que 
l'habileté des préteurs romains se jouerait sans peine de 
l'ambition italienne. Il fut entièrement déçu. Pendant les 
quatre ans qu’il employa à la guerre contre Mithridate 
eut lieu à Rome une révolution politique dont la critique 
n'avait pas jusqu'à nos jours aperçu l'étendue. Mais les 
documents les plus certains nous montrent que l'Italie 
devint alors romaine depuis la rive droite du PO jusqu'au 
détroit de Sicile; que, sur 900,000 citoyens de Rome, 
500,000, c’est-à-dire la majorité, appartenaient aux peuples 
qui s'étaient révoltés dans la guerre sociale. Alors la 
vieille cité patricienne fut noyée, perdue comme une ile 
imperceptible au milieu des flots de la nation plébcienne. 
Ce grand changement, l'instinct religieux du peuple en 
avait consacré le souvenir et l'image dans une légende que 
Pline nous a conservée : « Parmi les plus anciennes en- 
« ceintes consacrées aux dieux, on comptait celle de Qui- 
« rinus, c’est-à-dire de Romulus lui-même. Dans cette en- 
« ceinte et devant le temple, 1l y eut longtemps deux 
« myrtes sacrés, l’un appelé le Patricien, l’autre le Plé- 
«a béien. Pendant bien des années le Patricien fut le plus 
« beau, son feuillage était abondant et vert. Tout le temps 
« que la puissance du sénat resta florissante, 1l garda sa 
« force, et le Plébéien semblait triste et chétif. Mais des 
« que celui-ci prit de la vigueur (c'était pendant la guerre 
« des Marses), le Patricien sommença à jaunir. Alors 
« l'autorité de la noblesse sénatoriale devint aussi lan- 
« guissante et perdit peu à peu son éclat et sa sève, » 
Sylla , revenant de l'Orient, trouva le myrte patricien 
desséché. C'est là ce qui explique la sombre fureur qu'il 


423 DE LA RÉPUBLIQUE ROMAINE. 


laissa éclater dans les proscriptions. Montesquieu à fait 
de Sylla un dilettante du despotisme aristocratique, pros- 
crivant et abdiquant par des raisons égoïstes de dignité 
et de grandeur personnelle, sans intérêt et sans passion 
de parti. M. Mommsen en faitun réformateur terrible et 
sérieux qui aurait donné à Rome une constitution assez 
durable, ct même (chose étrange à dire) qui aurait fondé 
l'unité italienne. 

Sylla ne fut ni si subtil dans son orgueil, ni si profond 
dans ses vucs. C'était un patricien pour qui la patrie en- 
tivre était contenue dans l'enceinte sacrée de la ville de 
Rome. Les Romains des autres villes n'étaient pour lui 
que des étrangers, des intrus que Jupiter et les dieux 
pénates ne connaissaient pas. Débauché comme un Grec. 
sceptique comme un disciple d'Aristote en face des reli- 
gions étrangvres, 1l avait dans Rome des superstitions 
d'augure, et croyait, comme Camille, que l'empire du 
monde était fixé par le Destin au Capitole et aux collines 
de la cite patricienne. 

Quand il revint en Italie, 1l ne reconnut plus Rome. Ün 
peuple nouveau, celui qu’il croyait avoir abattu dans la 
sucrre suctale, y faisait la loi et y nommait les consuls. 
Il lui sembla qu’en son absence on lui avait dérobé sa 
patrie, celle du moins pour laquelle il venait de combattre 
et de remporter des victoires. Les Italiens qui, à ses yeux, 
étaient des usurpateurs du nom romain, qui avaient com- 
mis le plus immense sacrilége, 1l les livra à la fureur de 
ses vétérans gorgés d'or. Il déchira la nation italienne, 
proscrivant, exterminant des peuples tout entiers, comme 
les Samnites , les Prénestins. Mais à cette œuvre san- 
guinairc et absurde 1l usa sa puissance absolue. Cicéron 
nous dit que les Étrusques conservèrent malgré lui le 
droit de cité romaine. Sylla abdiqua par désespoir, ca- 
chaut sa défaite sous l'apparence d'un calme dédaigneux. 
Son indifférence était une dernière insulte à l'Italie terri- 
fiée, mais non détruite. l’our désavoucr tout remords de 


DE LA RÉPUBLIQUE ROMAINE. 429 


ses crimes, il prit non sans affectation le nom d'heureux. 

Sylla fut le dernier et le plus cruel défenseur de la cité 
antique contre la nation italienne. 

Après lui, Rome n'eut plus que deux hommes politiques 
d'inégale valeur. Ce ne furent ni le médiocre et vaniteux 
Pompée, ni l’insensé Catilina, Sylla subalterne qui vou- 
lait arriver dans Rome à la dictature sans passer par la 
gloire militaire. Ce furent Cicéron et César, deux ennemis 
sérieux malgré les sympathies purement littéraires qui 
unissaient leurs intelligences. Cicéron essaya de reprendre 
la politique de Scipion Emilien, fondée sur l'alliance de la 
noblesse et de l'aristocratie d'argent, du sénat et de l’ordre 
équestre. Mais les sénateurs de la vieille noblesse étaient 
trop vrgucilleux, les publicains trop avides. César s'a- 
perçut qu'il fallait aux soldats la gucrre et le butin, aux pu- 
blicains de l'argent, à la plèbe des jeux et des distribu- 
tions. Il sépara les chevaliers des sénateurs par des con- 

cessions pécuniaires; 1l amusa et gorgea la populace et il 
conquit la Gaule. Il avait en vue un but plus élevé que le 
succès d’une ambition personnelle. Il acheva de constituer 
la nation ita!'ienne, en donnant le droit de cité au transpa- 
dans. Il fit réussir une loi agraire et répandit 80,000 c1- 
toyens dans les colonies. Avec lui Rome rentrait dans sa 
tradition, et la pensée des Gracques était réalisée; mais 
comm au lieu de l’accepter, elle y avait été ramenée par 
la force et par quatre-vingts ans de luttes’sanglantes, elle 
avait dans l'intervalle perdu sa liberté. 

César voulut fonder la monarchie, il ne ie sut pas; ilne 
prit ni les habitudes ni la dignité d’un roi. Chef absolu, 
ilresta, dans sa vie publique un réformateur républicain, 

un tribun tout puissant, dans sa vie privée, un patricien 
railleur et débauché, trop familier avec cette noblesse qui 
dètestait en lui un maître sorti de ses rangs. 

Chesterfield loue César d’avoir été à la fois le premier 
homne d’affaires et le premier homme de plaisir de son 
temps. Il eût bien mieux valu pour César qu'il n’eût pas 


430 DE LA RÉPUBLIQUE ROMAINE. 


mérité cet éloge. L'abus de l'esprit, les mœurs relâchées et 
mondaines, la simplicité dédaigneuse des manières ont 
empêché le succès du grand politique. Les hommes con- 
sentent quelquefois à être dominés, mais ils ne souffrent 
jamais qu’on les méprise. César déscspéra les républicains 
par ses 1ronies plus que par son ambition. Il se joua de 
tout ce qu'ils avaient respecté, des magistratures et des 
lois, des hommes et des mœurs. Le sénat, l’ordre équestre. 
les tribuns et les consuls furent en butte à son insolent 
persiflage. Sa clémence même finit par paraître cruelle, 
parce qu'on s’aperçut qu’il n’estimait pas assez les hommes 
pour les craindre ni pour les haïr. César fut assassiné, 
mais la liberté ne reparut pas, et l’on eut, avec les soldats 
mercenaires et la multitude corrompue, la dictature sans 
le dictateur et le despotisme sans la gloire. Après quinze 
ans de proscriptions et de guerres civiles, Auguste suc- 
céda seul à toutes les grandeurs de Rome. Il établit ce 
régime bâtard qui ne fut ni la monarchie ni la république. 
Rome, sous l'empire, eut à subir toutes les misères que 
peuvent engendrer les abus de ces deux formes de gou- 
vernement. Résumons en peu de mots les causes qui firent 
tomber le peuple romain dans ce double malheur. Il avait 
grandi pendant trois siècles par l'adoption continuelle des 
vaincus, qui devenaient citoyens,et par l’envoi des citoyens 
dans les colonies, où les lois agraires les établissaient, et à 
leur tour ces colons conquéraient pour Rome de nouveaux 
citoyens ct des territoires pour des colonies nouvelles. 

Le tribunat de la plèbe était comme le cœur de Rome, il 
imprimait le mouvement à cette double circulation. Mais 
Rome victorieuse de Carthage, en 241, se crut assez forte 
pour ne plus grandir, Le mouvement intérieur fut inter- 
rompu, et ce grand corps ne se renouvelant plus perdit sa 
force. En vain les Gracques essayèrent, par les lois agrai- 
res et l'adoption des Italiens, d'y faire rentrer la vie avec 
un sang nouveau. Il n'était plus temps ; un siècle d'abus 
avait tout glacé, tout oblitéré. La classe moyenne des pro- 


DE LA RÉPUBLIQUE ROMAINE. 431 


priétaires des campagnes ne pouvant n1 se refaire, ni se re- 
cruter, tout tomba aux mains de la multitude de la grande 
ville, mère de tous les despotismes. Cette foule domina 
dans les légions, elle assiégea le Forum, elle transforma en 
brigandage les guerres étrangères et civiles et les délibé- 
rations publiques, | 

César profita de ces désordres. Il osa mettre la main sur 
la liberté romaine, mais n'osa prendre le bandeau royal. 
Rome, où toute l'Italie avait obtenu le droitquiritaire, per- 
dit le gouvernement du Forum, quine convient qu'aux pe- 
tites cités, et elle ne put acquérir le gouvernement rcpré- 
sentatif, nécessaire aux grandes nations. Elle aboutit donc 
à la monarchie absolue sans hérédité, ou, ce qui revient au 
même, à la république militaire dans laquelle les armées 
proclament le chef civil. C'est cette monarchie inconsc- 
quente, c’est cette espèce de république que l'on a apps- 
lée l'empire Romain. 

J'essaierai de parcourir avec vous cette période seméc 
de tant de catastrophes mémorables, et vous penserez peut- 
être que, malgré l’éloignement des faits et l'insuffisance de 
celui qui essaicra de vous la retracer, elle n'était pas in- 
digne de votre attention, 


E. BELoT. 


LES BEAUX-ARTS A4 LYON 


(Suite) * 


Morand rencontra une résistance encore plus puissante 
lorsqu'il émit le projet d'ouvrir à l'expansion lyonnaise 
les terrains des Brotteaux. 

Cet architecte, élève de Soufflot, avait, en 1757, été 
nommé inspecteur général de la salle de spectacle, de ses 
dépendances et de son matériel, avec un traitement annuel 
de mille livres (1). Il s'était fait remarquer par les travaux 
de peinture, de dorure, de décorations, de machines, etc., 
exécutés de 4354 à 1756 dans l’intérieur du bel édifice de 
Soufflot. Aussi le Consulat recut-il avec de grands élo- 
œes (2) les plans présentés en 1767 pour la création d'un 
quartier sur la rive gauche du Rhône et la construction 
d'un pont réunissant les deux rives. Maïs les oppositions 
ne tardèrent pas à se produire, et, en 1771, le Consulat 
refusa de laisser construire le pont dont Morand avait eu 
l'autorisation par un arrêt du Conseil d'Etat (3). « Ce 


*_ Foir les précédentes livraisons. 

(1) BB,224, 325. Quand on lui ôta cette charge, en 1768, par suite 
d'arrangement avec le directeur du théâtre. on aulorisa Morand à cta- 
blir sur la place de la Comédie, contre l'Hôtel-de-Ville, des boutiques 
en pierre de taille ct à les louer. La destruction de ces boutiques cst 
toute récente. 

(2) BB, 335. 

(3) BB, 339, 310. Les Archives possèdent sur ces démélés les docu- 
ments les plus complets et les plus curicux. 


LES BEAUX-ARTS A LYON. 433 


« scrait, dit-il. préparer un nouveau faubourg qui cau- 
« sera préjudice à la Guillotière, conséquemment, détruire 
« des établissement tout formés et opérer la ruine d’un 
« très-grand nombre d'habitants, dont les possessions 
« perdront au moins les trois quarts de leur valeur. » 
Les recteurs de l'Hôtel-Dieu écrivent un mémoire pour 
démontrer que cette entreprise devait nuire aux intérêts 
de l'hôpital et mettre en péril la navigation du fleuve ; les 
marchands de bois, à cause de leurs radeaux qui descen- 
daient le Rhône, et les propriétaires des maisons du 
quai du Retz, à cause de l'exhaussement inévitable du 
quai, font chorus avec les administrateurs des hôpitaux ; 
finalement, on remet les plans de Morand et les mémoires 
des opposants à l'ingénieur Sallié, en l’invitant à donner 
son avis. Ce n’est qu'en 1775 que la compagnie Morand, 
Balÿb et Cie put faire construire le pont, autorisé ce- 
, pendant depuis longtemps par Le roi et par le Conseil 
d'Etat, pont qui a donné une si grande valeur aux ter- 
rains des hospices et favorisé la création d’une ville nou- 
velle ; le pont en bois, auquel de nombreuses réparations 
ont été faites, conserve le nom da Morand (1). 

Cet architecte, né à Briancon, en 1727, est mort en 
1194, pendant la révolution. Il n'a pas fait partie de l’A- 
cadémie de Lyon. 

Toussaint Loyer (2), de même que Souot(3) et Morand, 
était étranger à Lyon; il était né à Rouen en 1724. Ilfit ses 
études à Paris, d’où il fut appelé par les génovéfains pour 
la construction de leur église. Lorsque Soufflot vint à 


(1) Voir quelques détails sur ce pont dans Monfalcon, III, 72, His- 
toire monumentale de Lyon. 

(2) Dumas, Histoire de l'Académie, 1, 319, II, 441, 576. Notice 
historique par Cachet, lus à l’Académie le 14 mars 1809. 

(3) Soufflot était né à Irancy, près d'Auxerre, en 1721 


LS 


434 LES BEAUX-ARTS A LYON. 


Lyon, Loyer se lia avec lui, et leur estime réciproque fut 
cause que Souflot lui confia l'exécution du dôme de l’hô- 
pital et de la salle des spectacles. Reçu à l’Académie de 
Lyon en 1761, Loyer prit une part active aux travaux de 
cette Société ; il fut membre de nombreuses commissions 
et lut souvent des mémoires. Bien qu'il se soit principale- 
ment occupé de maisons particulières et de décorations 
d'appartements, il a laissé un projet de façade pour l’hô- 
pital de la Charité du côté du Rhône, un projet d'Hôtel- 
Dieu pour Saint-Etienne, des plans pour la construction 
de l'établissement de la bibliothèque et des salles d'exer- 
cice de l’Académie, etc. En outre du portail de l'église de 
Saint-Polycarpe, dont nous avons précédemment parlé, il 
a été chargé de la décoration de l’église du séminaire de 
Saint-Jean et de la construction de l’église d’Oullins. Il 
mourut en 4807. 

Rondelet (Jean-Baptiste)(1), né à Lyon en 1743, mort à 
Paris en 1829, fut l'élève de Loyer. I] se rendit de bonne 
heure à Paris pour suivre les cours de l’Académie d’archi- 
tecture où professait le second Blondel. La construction 
du Panthéon fournissait alors matière à de nombreuses 
discussions ; Rondelet écrivit un mémoire sur le coupole 
de cette église et en parla à M. Tronchin, fermier géné- 
ral; celui-ci en ayant demandé communication, le fit lire 
à Soufflot, qui apprécia le savoir du jeune architecte et se 
l'attacha.. 

Rondelet, à titre d'inspecteur, puis à titre d'architecte, 
suivit les travaux du Panthéon(2). Il eut ensuite, en 
1806, à diriger la restauration du dôme. 


(1) Monfalcon. His. monum., IlI, 216. — Revue du Lyonnais, XX. 

(2) A la mort de Soufilot en 1780, les travaux furent suspendus ; ils 
furent repris en 1784, c'est dans cette intervalle que Rondelet obtint 
du gouvernement une mission scientifique en Italie. 


LES BEAUX-ARTS À LYON. _ 433$ 


Esprit instruit et actif, Rondelet ne négligeait aucune 
étude. Il exécuta, en 1774, un planisphère qui lui acquit 
la faveur de Louis XVI. Il commença, pendant un voyage 
qu’il fit en Italie, en 1783, l'ouvrage publié en 1802 sous 
le titre: Traité théorique et pratique de l'art de bâtir. 

En 1787, un prix obtenu à Lyon sur la question des 
voûtes surbaissées, et, en 1801, un autre prix obtenu à 
Paris pour un Mémoire sur les progrès de la science 
de la construction depuis les temps les plus reculés, 
prouvent quel intérêt il prenait à ce qui concernait l’ar- 
chitecture. Appelé au professorat à l'Ecole des Beaux- 
Arts, en 1806, Rondelet fut nommé membre de l’Institut 
en 1845. 

Il a écrit plusieurs articles sur l'architecture dans l'En- 
cyclopedie , plusieurs mémoires sur le Panthéon, un Mé- 
moire sur la marine des anciens, etc. 

Les exemples et les préceptes des architectes dont nous 
venons de parler empêchèrent les écarts dans les cons- 
tructions civiles, le goût, à la fin du siècle, était pour les 
grandes maisons à profil sévère, à larges fenêtres, à 
appartements spacieux et élevés ; on protestait contre 
les lignes contournées, contre les boudoirs et les autres 
excentricités du règne de Louis XV. En outre, il y avait 
un grand élan, né de la prospérité du commerce lyonnais, 
et on retrouve quelque chose qui ressemble à ce qui s’é- 
tait passé au seizième siècle lors de la rénovation du style 
dans les constructions faites pour les riches négociants 
italiens. Auprès des maisons élevées par Delamonce pour 
Tholozan , on pourrait énumérer les maisons du quai 
Saint-Clair, construites par Antoine Rater (4) et par Mo- 


(1) Né en 1729 mort en 1794. Il y a sur la rue Royale deux maisons 
décorées de pilastres corinthiens cannelés, s’élevant jusqu'au toit et 


Sr dt Ha EE 


43C LES BEAUX-ARTS A LYON. 


rand ; la facade (1) du monastère des Célestins, recons- 
truite et décorée par Masson ; les constructions dont 
Desurnod orna le quai Monsieur, quai créé par Rigaud 
de Terrebasse, trésorier de France, entre le pont de la 
Guillotière et la place de la Charité (2). Enfin, nous loue- 
rions volontiers Cyr Décrénice pour la belle maison, dite 
la Manécanterie (3), construite en 1768, et la maison Del- 
glat, qui a facade sur la rue Duplat et sur le quai Tilsitt, 
si nous n'avions à reprocher à cet architecte les irrépara- 
bles mutilations qu'il fit subir à l’église Saint-Paul lors- 
qu'il fut chargé d'en réparer l’intérieur, brisant des cha- 
piteaux et recouvrant des épigraphes avec du plâtre. 

I n'y a pas longtemps que sur la place des Cordeliers 
s'élevait une colonne cannelée d'ordre dorique, dite co- 
lonne du méridien, à cause du cadran solaire qu'on y 
avait fixé; elle servait d'ornement à une pompe(#). Cette 
colonne, élevée en 1765, rappelait le souvenir de Bugntet 


supportant un fronton triangulaire, maisons qui sont tout à fait dans 
le même style que les facades d'église dont nous avons parlé. 

(1) Iy en a une gravure faite par Gautier on 1746. 

(2) Voir. Archives de Lyon, BB, 335, 313, 315, et le plan gravé en 
1772 par Bidaud, qui fut offert à Monsieur frère du roi par ledit Rigod 
de Terrebasse ( Cette gravure est dans le fonds Coste, à la bibliothé- 
que)- 

(3) Les récentes demolitions qu'on à faites dans Je quartier Saint- 
Jean, dans le but de créer un boulevard à la descente du pont de l'Ar- 
chevéché, ont dégagé cette belle construction. Dans les archives de 
Lyon on trouve mention de quelques travaux conficsà Cyr Décrénice. 
BR, 330, 331. Cet architecte est mort en 1794. 

(4) Voir. BB, 3:38. Cette colonne était surmontée d'une statue d'U- 
ranie sculptée par Jayet. Ce sculpteur mort en 1804, a été quatorze 
ans professeur à l’école de dessin.— Voir Bulletin de Lyon, 9 ventôse 
an xIl. 

M. Paul Saint-Olive, dans ses Mélanges sur Lyon, année 1861,a con- 
sacré un article très-intéressant à la colonne du Méridien. 


LES BEAUX-ARTS A LYON. #37 
(Gabriel), architecte ; cet artiste avait, en 1785, donné 
les dessins de la prison de Roanne, détruite en 1837, 
et avait surveillé la construction du pont de l’Archevèe- 
ché (1), lequel, lui aussi, vient d’être détruit et reconstruit. 
L'histoire de l'architecture du dix-huitième siècle ne 
serait pas complète si, à tous ces noms, nous n’ajoutions 
pas celui de Jean-Marie Morel, mort à Lyon, en 4810, 
célèbre par son habileté à dessiner les jardins ,2). I1 voya- 
gea beaucoup et visita la Hollande, l'Allemagne, la Suisse, 
lTtalie, l'Espagne ; c'est lui qui ramena la théorie des 
jardins , en France, dans le vrai. On sait quelles violen- 
ces on faisait, sous Louis XIV, aux gazons et aux arbres 
pour dessiner des parterres où le roi püt être vu en appa- 
rat; Morel demanda à la nature seule de les embellir. On 
cite parmi les jardins les mieux réussis ceux de l’île Adam, 
faits pour le prince de Conty, celui d'Ermenonville, celui 
de la Maiïmaison. Outre son ouvrage de la Théorie des jar- 
dins , Morel a écrit un mémoire sur la théorie des eaux 
fuantes,; appliqué au cours du Rhône depuis la pointe de 
la Pape jusqu à la Mulatière, mémoire dans lequel l'au- 
teur cherche à déterminer quelle a été et quelle peut être 
la direction du Rhône. 
À ce grand mouvement que nous avons siwnalé dans 
l'architecture au dix-huitième siècle, ne répond pas un 
mouvement analoæue de la sculpture ; nous avons réservé 


(1) Voir. BB, 346, 347. L'architecte Roux est nommé en meme 
temps que Bugnict pour surveiller les travaux du pont, lequel fut cons- 
truit tout en pierre par les conseils de l'ingénieur Bouchet. 

(2) Dumas, dans une notice biographique, donne quelques détails 
sur lestravaux de Morel. Dans les environs de Lyon on re cite que le 
jardin de la Sauvagcre , près l'Ile-Barbe, qui ait été dessine et plant: 
par lui. [l y a dans les manuscrits de l'Acadimie un éloge de More!, 
par de Fortair, architect® du département de la Charente-[nférieure , 
sans doute grand amateur de jardins. 


438 LES BMAUX-ARTS À LYON. 


les Coustou et leurs élèves Lamoureux et Thierry afin de 
donner un peu de vie à cette branche des beaux-arts ; 
auprès de ces noms, nous placerons ceux des artistes qui 
ont vécu à Lyon, Michel Perrache et Chabry ; puis nous 
devrons attendre Chinard, dont le talent brillera dans l’é- 
cole du premier empire. Elégante, animée, mais déjà un 
peu maniérée avec Coustou, la sculpture subit une déca- 
dence constante pendant le dix-huitième siècle. Elle con- 
serve l'esprit, la finesse, mais non la pureté et la simpli- 
cité ; elle se perd dans les détails. Quelle inspiration l'art 
pouvait-il puiser dans le style coquettement gracieux en 
vogue sous Louis XV, alors qu’il n’y avait place que pour 
les Amours boufiis et les guirlandes de roses ? Si,cà et là, 
quelques œuvres de sculpture ont échappé à cette loi fatale 
de décadence et d’amoindrissement, nous les retrouverons 
en esquissant la biographie de leurs auteurs. 

Coustou (Nicolas) (4), né à Lyon en 4658, mort à Paris 
en 4733, est l'aîné des deux frères. Son père, Francois 
Coustou, sculpteur en bois, lui donna les premiers princi- 
pes de dessin, puis, à cause de ses rares dispositions, l'en- 
voya, à dix-huit ans, vers son oncle maternel, Antoine 
Coysevox, à Paris. Nicolas concourut à vingt-trois ans et 
remporta le grand prix de sculpture. Il partit pour Rome, 
comme pensionnaire, et, à son retour d'Italie il se fixa à 
Paris, où d'importantes commandes lui furent confiées. 
Qui ne connaît le groupe en marbre blanc dit le vœu 
de Louis XIIT (2). que l’on a tant de fois vanté, soit pour 
la vérité et la noblesse des attitudes, soit pour l'élégance 


(1) Voir. Revue du Lyonnais, I, 382. — Biographie universelle. — 
Monfalcon, Histoire monumentale de Lyon, If, 270. — Eloge par 
Cousin de Contamine, publié en 1737. e 

(2) Ce chef-d'œuvre est dans la cathédrale de Paris. 


LES BEAUX -ARTS A LYON. 439 


des draperies ? Faut-il vous rappeler les statues dont il a 
décoré les Tuileries et Marly, les figures allégoriques, les 
portraits , les médaillons, où le ciseau de Coustou se 
montra toujours ingénieux, sans jamais sacrifier la pu- 
seté du dessin ? 

A Lyon, nous n'avons de Nicolas Coustou que la statue 
colossale en bronze représentant la Saône(1}), jadis placée 
sur le piédestal de la statue de Louis XIV, dans la place 
Louis-le-Grand, et aujourd’hui reléguée dans le vestibule 
de l’Hétel-de-Ville. 

Voici ce qu'on lit dans les archives de Lyon au sujet des 
décorations du piédestal : 

«€ BB, 277, 4715. Mandement de 6,000 livres à Guil- 
« laume et Nicolas Coustou frères, sculpteurs ordinaires 
« du roi et professeurs à son Académie de peinture et de 
« sculpture, à compte de celle de 49,000 livres, réglée par 
« le traité fait entre Monseigneur le maréchal de Villeroy 
« et lesdits sieurs frères Coustou, par acte du 7 décembre 
« de l’année dernière, recu par maîtres de Saint-Jean et 
« son confrère, notaires à Paris, pour les ouvrages en 
« bronze qui doivent être placés au piédestal de la statue 
« équestre de Sa Majesté, élevée dans la place Louis- 
« le Grand. 

« BB, 282, 1720. Mandement de 45,000 livres à Nico- 
« las et Guillaume Coustou frères, pour reste, plein et 
« entier payement de la somme de 44,000 livres pour 
« laquelle ils étaient engagés de faire les ouvrages de 
« sculpture en bronze sus-mentionnés, lesquels ont été 
« reconnus bien et dûment faits et parfaits par M. de 
« Cotte, intendant ordonnateur et premier architecte des 
« bâtiments du roi. 


(1) C'est une femme aux formes molles, nonchalamment couchée ; 
elle est accoudée sur un lion. 


440 LES BEAUX ARTS À LYUN. 


« BB, 285, 1722. Mandement de #,600 livres à Nicolas 
« et Guillaume Coustou, sculpteurs, somme à laquelle 
« M. de Cotte arrête le mémoire des ouvrages de sculp- 
« ture que les frères Coustou ont faits par augmentation 
« de leur marché, à cause des changements qu'il est con- 
« venu de faire pour les trophées et ornements du pié- 
« destal de la figure équestre de Louis XIV. » 

Et comme les frères Coustou se plaignirent de l'insufi- 
sance de la rémunération accordée à leurs travaux, il leur 
fut alloué une pension annuelle et viagère de mille livres 
pour tous les deux. 

Dans tout ce travail pour I,von, Guillaume est toujours 
nommé auprès de son frère Nicolas ; c'est Guillaume qui 
a exécuté la statue colossale couchée ct accoudée sur un 
lion, représentant le Rhône 1), qui, après avoir figuré sur 
le piédestal du monument de la place Louis-le-Grand, est 
venu faire pendant à la statue de la Saône dans le vesti- 
bule de l'Hôtel-de-Viile. 

Ces deux statues représentent le caractère et la nature 
du talent de chacun des deux frères : Nicolas fut un 
homme de cour, aux manières douces et polies, préoccupé 
de plaire au maître; Guillaume demeura toujours fier, 
indépendant, rude. La statue du Rhône a quelque chose 
de la hardiesse, de l'énergie, de la sévérité que Guillaume 
recherchoait ; la statue de la Saône est molle et sans carac 
tere. 

Comme son frère Nicolas, Guillaume Coustou (2), né à 
Lyon, en 1637, alla à Paris dans l'atelier de son oncle Cox- 
sevox, remporta le prix de sculpture et partit pour Rome. 


(1) Golte statue est sisnée : fait et fondu par Guillaume Coustou. 
Lyonnais. en 1719. 

(2) Rerue du Lyonnais. KL 475. — Biographie universelle. Monfal- 
con. IT, 270. 


LES BEAUX-ARTS À LYON. 441 


Des difficultés, que la rudesse de son caractère lui sus- 
cita, ne lui permirent pas de finir son temps à l’école de 
Rome ; il songeait à partir pour Constantinople lorsque 
Pierre Legros, sculpteur français, occupé à Rome par les 
jésuites, lui ouvrit son atelier. De retour à Paris, en 1303, 
il travailla avec son oncle et son frère à la décoration des 
grands monuments qui ont illustré le règne de Louis XIV, 
les Invalides, Versailles, Trianon, Marly (1). Guillaume 
Coustou mourut à Paris en 1746. Il avait, en 1739, exé- 
cuté pour le Consulat, au prix de 4,500 livres, un bronze 
doré représentant le roi (2). 

À Coysevox et aux Coustou se rattachent Jean Thierry 
et Lamoureux. 

Thierry (3), né à Lyon en 1669, et orphelin de bonne 
heure, fut accueilli par ses compatriotes, à Paris, avec la 
plus grande bienveillance. Formé à cette école remarqua- 
ble et doué de riches qualités, Thierry acquit un talent 
qui lui valut bientôt des propositions magnifiques de la 
part de Philippe V, roi d'Espagne. Autorisé par le régent, 
Thierry accepta l'offre de décorer le palais et les jardins 
de Saint-Ildefonse. Il revint jouir de sa fortune à Lyon, 
où il mourut, en 1739, laissant, au dire de Pernetti, un 
manuscrit volumineux renfermant les sujets de sculpture, 
vases, fontaines, etc., exécutés à Saint-[ldefonse. 

Lamoureux (4), né à Lyon, en 1674, est revenu exercer 
dans sa ville natale l'art dont il était allé étudier les prin- 


(1) C'est à Marly que se trouvaient les groupes d'écuyers qui déco- 
rent maintenant l'entrée des Champs-Elysées. 

(2) BB. 296. Son fils Guillaume Coustou eut à faire pour le Consu- 
lat, en 1774,les bustes en marbre de MM. Bertin, ministre, Terray, 
contrôleur des finances, et le duc de Villeroy, BD, 3-42. 

(3) Pernetti II, 303. 

(4) Pernetti, Il, 137. — Clapasson, page 21, 71 et 211. 


29 


449 LES BEAUX-ARTS À LYON. 


cipes auprès de Nicolas Coustou. Il mourut jeune, s'étant 
noyé par accident en voyageant de Thoissey à Lyon par 
la diligence d’eau. Pernetti et Clapasson, qui avaient 
sous les yeux les ouvrages de Lamoureux, en parlent 
avec de grands éloges et louent l’expression que le ciseau 
de l'artiste donnait aux ficures; ils citent le rétable du 
grand autel dans l’église du monastère du Saint-Amour ; 
deux bas-reliefs (4) dans la chapelle des Gonfalons; le 
tabernacle de l'église du premier monastère de la Visita- 
tion(2) ; le rétable de l’église du Verbe-Incarné ; enfin 
les bas-reliefs de la chaire de l'église du Collége. 
Perrache (Michel) 3), le père d'Antoine, naquit à Lyon, 
en 4685 ; eu partit à seize ans pour parcourir la Flandre 
et l'Italie ; revint en 4717, et ne quitta plus Lyon jusqu'à 
sa mort, en 1751. Il a exécuté de nombreux travaux pour 
les églises. Il reste de lui un bas-relief représentant le 
tombeau de la sainte Vierge dans l’église Saint-Nizier ; 
autrefois, il était à la chapelle des pénitents du Gonfalon. 
C'est un morceau de sculpture exécuté d'après un dessin 
du peintre Sarrabat. Perrache avait encore sculpté, d’a- 
près le même peintre, pour la chapelle des Gonfalons, 
une Assomption. Le Consulat lui avait fait faire, en 4720, 
pour la cheminée de la grande salle de l'Hôtel-de-Ville, 
des trophées, des ornements et un écusson aux armes du 
roi, soutenu par deux Renommées plus grandes que 
nature(#); puis, en 41730, lui avait fait compter #,050 


(1) Ils représentaient Jésus-Christ au milieu des docteurs, et le 
trépas de la Sainte-Vierge, exécutés d’après des dessins de Dela- 
monce. 

(2) Exécuté d’après les dessins de Delamonce. — C'est encore De- 
famonce qui a composé et fait les dessins de la chaire de l’église du 
Collège à laquelle Lamoureux a travaille. 

(3) Pernetti, IT, 347. — Clapasson, 13, 72, 143. 

(4) Archives de Lyon, BB, 282. 


— 


on 


LES BEAUX-ARTS À LYON. 448 


livres pour des ouvrages de maçonnerie et marbre de 
Savoie, des sculptures, du plomb, du fer, etc., fournis 
pour la construction des deux fontaines qui ont été pla- 
cées aux deux angles de l’Hôtel-de-Ville, pour l'utilité et 
la commodité du public ‘1). 

Les registres consulaires mentionnent plus fréquem- 
ment le nom de Chabry. Il appartient à deux générations 
d'artistes. Nous avons déjà parlé (2) de Marc Chabry père ; 
son fils Marc Chabry eut une réputation aussi grande (5). 
Le Consulat lui confia plusieurs fois d'importants travaux, 
dont voici le souvenir : 

« BB, 304, 1739. Mandement de 4,500 livres pour la 
« valeur des nouveaux ornements qui ont été faits aux 
« deux fontaines de la place Louis-le-Grand. 

« BB. 305, 1741. Mandement de 700 livres à Marc 
« Chabry pour deux morceaux de sculpture qu'il a faits 
« sur la balustrade qui a vue sur la basse-cour de l'H5- 
« tel-de-Ville et sur le jardin, l’un représentant un tro- 
« phée d'armes et l’autre les armes de la ville; compris 
« dans ladite somme le rétablissement de plusieurs bos- 
« sages, têtes et consoles sous l'arcade, qui avaient été 
« détruits. 

€ BB, 343, 1747. Mandement de 594 livres pour les 
« ouvrages de sculpture (figures d'enfants, médaillous, 
« trophées, rosaces) qu'il a faits sur pierre et sur plâtre 
« dans la salle de l’Académie des sciences. 

€ BB, 315, 1741. Mandement de 4,410 livres pour les 
€ onvrages de son art qu'il a faits et fournis pour une 
€ fontaine publique, située place Romarin, quartier de 


(1) BB, 294. Ces deux fontaines n'existent plus. 
(2) Voir le chapitre III, dix-septième siècle. 
(3) Clapassou, Description de Lyon, 188. 


44 LES BEAUX—ARTS A LYON. 


« Saint-Claude, compris dans ladite somme celle de 120 
« livres pour plusieurs modèles, tant en terre qu'en plà- 
« tre, exécutés sur les plans de Bertaux, ingénieur-voyer 
« de la commune. » | 

€ BB, 319, 1752. Mandement de 240 livres pour deux 
« têtes en pierre de choin, ornées d’une coquille, placées 
« aux fontaines attenantes à l'Hôtel-de-Ville. » 

Marc Chabry avait sculpté, pour l’église de l’Oratoire, 
deux auges entourant l'enfant Jésus, groupe placé au- 
dessus du fronton de la porte d'entrée ; et, pour l’église 
des Carmes-Déchaussés , les quatre évangélistes. 

Il ne reste de ce sculpteur qu’une chaire faite pour la 
même église des Carmes-Déchaussés, et aujourd’hui pla- 
cée dans l'église de l’'Hôtel-Dieu ; les marbres précieux et 
les dorures y sont prodigués et en font un très-remarqua- 
ble spécimen de l’art religieux du dix-huitième siècle. 
Cette chaire était fort admirée par les contemporains (1). 

Roubilliac (Louis-Francçois), né à Lyon vers la fin du 
dix-septième siècle, passa la plus grande partie de sa. 
vie en Angleterre, où il mourut en 4762, laissant la ré- 
putation d'un sculpteur habile. Parmi les nmbreuses 
productions de son ciseau, on cite plusieurs bustes placés 
dans le collége de la Trinité à Dublin, les tombeaux du 
duc d'Argevle à Westminster, du duc et de la duchesse de 
Montague, les statues de Haendel, de George I‘, de 
Charles, duc de Sommerset , de Newton, de George If, 
une belle figure de la Religion, placée dans un petit tem- 
ple à Gobsal, ville du comté de Leicester. Lord Chester- 
field disait que Roubilliac était vraiment un statuaire, et 
que les autres artistes de ce genre n'étaient que des tail- 


leurs de pierre. 


(1) Ilest a souhaiter que la Societé des Amis-des-Arts en fasse faire 
la gravure et la description. 


LES BEAUX-ARTS A LYON. 445 


La sculpture, si on la considère dans les arts décoratifs, 
n'offre rien de saillant. Quelle que fût la matière em- 
ployée, marbre, pierre, bois, cuivre, les types uniformes 
du style rocaille étaient imposés à l'artiste par la mode. 
Ainsi, nous les retrouvons dans les boiseries du chœur de 
l'église des Chartreux, dans plusieurs portes en bois et 
impostes de maisons du dix-huitième siècle (1), enfin, dans 
des cadres de glaces, qu'on fit en grand nombre à Lyon à 
cette époque. Nous n'avons qu’un nom à citer, c’est celui 
d’un sculpteur sur bois devenu célèbre à la fin du siècle 
par son habileté à sculpter les bouquets de fleurs ; il y a, 
dans le musée industriel, un charmant bouquet, signé 
Ant. Chassagnolle fecit. 

L'orfévrerie n'a aucune pièce sérieuse à présenter ; elle 
ne fabriquait plus, comme au dix-septième siècle, de cette 
vaisselle somptueuse qui s’étalait sur les dressoirs. La 
joaillerie seule était occupée, le luxe des hommes et des 
femmes lui demandant des tabatières, des bonbonnières, 
des boîtes à portraits et des bijoux. La justesse de la main 
et la légèreté de l'outil sont les caractères de nos habiles 
ciseleurs du dix-huitième siècle. Un assez grand nombre 
des productions de cette époque subsiste encore ; il sem- 
ble que la moindre valeur des métaux employés, la rareté 
de l'or ayant mis en vogue les alliages à base de cuivre, 
les a protégées. La vaisselle de table était remplacée par 
la porcelaine et par les cristaux. Nous ne savons si les 
fourneaux lyonnais, depuis si longtemps éteints, furent 
alors rallumés, mais nous trouvons dans les archives de 
Lyon la preuve qu'une fabrique de faïences fut réinstallée 


(1) La porte de la maison Tholozan, la porte de l’église Saint- 
Pierre, etc. Il y a des impostes d’un charmant travail, soit en bois, 
soit en fer. 


446 LES BEAUX-ARTS À LYON. 


sur le revers de la côte Saint-Sébastien, et son importance 
est attestée par les subventions répétées que le Consulat 
crut devoir accorder à la dame Lemalle (4), qui, en 14736, 
reprit, à Lyon, la fabrication de la faïence et la perfec- 
tionna en s’associant à un sieur Combe, originaire de 
Moustiers en Provence et ancien fabricant de faïences à 
Marseille. Les majoliques étaient depuis longtemps aban- 
données; la vogue des porcelaines de Chine et du Japon 
poussait les céramistes à chercher une pâte fine, dure, 
blanche et à couverte brillante. 

Puisque, à propos des faïences, nous avons eu occasion 
de parler de la générosité avec laquelle le Consulat répon- 
dait aux demandes de subventions qui lui étaient adres- 
sées, nous emprunterons encore aux archives consulaires 
un fait qui prouve la protection éclairée accordée aux 
beaux-arts par l'administration municipale : En 1738(2), 
l'exemption perpétuelle de l'entrée du vin fut accordée 
aux pères Chartreux, afin de les engager à reprendre la 
construction de leur évlisc, qui avait été commencée 
depuis un siècle. L’allocation de cinq mille livres que le 
Consulat leur avait accordée en 1733 ne pouvait, disent 
les bons pères, les mettre en état « de continuer l'église 
« sur le dernier dessin, ce qui priverait la ville d'une déco- 
« ration et d'un embellissement très-crands, puisqu'ils 
« seraient obligés de diminuer au moins la hauteur du 


(1) Archives de Lyon, RB, 391, 302, 393, 406, 316. — Ces pièces 
ont été données in extenso par M. Rolle, dans sa Notice sur les faïen- 
ces lyonnaiscs, Revue du Lyonnais, octobre 1865. 

La question des faïences lyonnaises est aujourd'hui résolue. On 
peut voir au Musée industriel différentes pièces à décor bleu, genre 
Berain, qui portent la marque de Joseph Combe et attestent la réelle 
importance des produits de cette usine au dix-huitième siècle. 

(2) Archives de Lyon, BB, 503. 


LES BEAUX-ARTS A LYON. 447 


« dôme, qui fait le principal ornement de l'extérieur de 
« cette église et qui intéresse le public par sa situation 
« favorable. » 

Cet accord entre les pères, enchantés d’avoir enfin, 
après de nombreux tâtonnements , un dessin de Soufflot 
pour leur dôme{({), et l'administration, empressée de con- 
tribuer à l’embellissement de la ville en aidant à exécuter 
ce dôme, est un enseignement bon à recueillir. 

Mais revenons à notre exposé historique ; nous avons 
encore à suivre la peinture et la gravure au dix-huitième 
siècle. 

Si les révolutions, les émeutes et les intempéries de 
l’air se sont liguées pour détruire les œuvres de nos sculp- 
teurs, les désastres ont été moins complets pour les œu- 
vres des peintres. Ainsi, l'église des Chartreux conserve 
deux tableaux de Trémolière, un des artistes qui donnaient 
les plus belles espérances pour l’école française au dix- 
huitième siècle. 

Né à Cholet en Anjou, en 4703, Trémolière (2) devint 
élève de Jean-Baptiste Vanloo, partit pour l'Italie comme 
pensionnaire de l'école de Rome, s'arrêta quelques années 
à Lyon au moment de son retour, puis alla à Paris, où il 
mourut en 1739, déjà célèbre, Parfaitement accueilli et 
apprécié à Lyon, Trémolière y exécuta, pour les Carmes- 
Déchaussés, une Adoration des bergers, une Adoration des 
Mages et une Purification ; il fit, pour les Gonfalons, une 
Assomption. Les deux tableaux que l’on voit encore dans 
l'église des Chartreux, et qui représentent une Ascension 


(1) Depuis l'achèvement de l'église de Saint-Pierre à Rome, la 
MOde était aux dômes : celui des Chartreux qui couronne si heurcu- 
sement le coteau des Chartreux est le premier qui ait été construti à 
Lyon. 

(2) Clapasson, p.72, 165, 190. 


418 LES BEAUX-ARTS À LYON. 


de notre Seigneur et une Assomption, ont été envoyés de 
Paris (A); ils sont signés de 1737. L'un et l’autre sont 
concus et exéculés dans le même esprit : Notre-Seigneur 
dans l’un, la sainte Vierge dans l'autre occupe le haut du 
tableau ; ici les disciples entourent un tombeau vide, là ils 
regardent le ciel où monte Jésus-Christ; le coloris, clair et 
blanchâtre dans la partie supérieure du tableau, a un peu 
plus de chaleur dans les groupes. Ces toiles, qu’on estime 
les meilleures de Trémolière, justifient parfaitement le 
jugement que M. Charles Blanc a ainsi formulé {2): » Les 
« ouvrages de Trémolière furent composés dans un style 
« agréablement maniéré, où se mêlaient aux convenances 
« de l'esprit français des réminiscences de la peinture 
« italienne telle qu’on la pratiquait à Rome depuis Carle 
« Maratte, à Bologne depuis le Guide, à Naples depuis 
« Luca Giordano. Le dessin de Trémolière est large, cou- 
« lant et un peu lâché. La couleur, claire et gaie, peu sou- 
« tenue dans les ombres, est posée par teintes plates sur 
« un léger dessous de bitume. Dans cette partie de l’art, 
«_ il rappelle assez Sublevra, mais il lui est inférieur sous 
« le rapport de l'expression, car ses tableaux sont, en 
« général, purement décoratifs, et le côté le plus original 
« de sa peinture, c’est une prédilection marquée pour le 
« blanc, qu’il entend un peu à la facon de Véronèse. Ses 
« draperies forment de grands plis et ne sont modelées 
« que dans les principaux plars, comme celles de Res- 
« tout. » 


Trémolière a gravé plusieurs tableaux de Watteau et 


(1) Le tableau de l'Ascension fut exposée à Paris en 1637: il à 


beaucoup souffert de l'humidité, et n'a pas ét‘ heureusement res- 
taure. 


(2) Vie des peintres. 


LES BEAUX-ARTS A LYON. 449 


fait de nombreux cartons pour les tapisseries des Gobe- 
lins. I] fut recu à l'Académie de peinture en 4737. 

Sarrabat (Daniel) (4), né à Paris, en 1676, mort à l'H6- 
tei-Dieu de Lvon, en 1748, est, comme Trémolière, un des 
peintres qui appartiennent à l'école française de la pre- 
Mière moitié du dix-huitième siècle, école qui eut pour 
œuide Watteau et qui, tout en visant à la finesse et à l’'es- 
prit, conserva quelque respect du dessin. S’étant fixé à 
Lyon(2), lors de son retour de Rome, où il avait été pen- 
sionnaire de l’Académie, Sarrabat ne quitta plus notre 
ville. Ilrefusa(3) même au cardinal de Bouillon de retour- 
ner à Rome avec lui, et consentit à grand peine (tant il 
aimait son indépendance: à aller à Chagny, dans le châ- 
teau du prélat, peindre un grand tableau qui représentait 
l'ouverture de la Porte Sainte, faite par le cardinal de 
Bouillon à Rome pendant une maladie du pape Inno- 
cent XII. On citait de Sarrabat deux tableaux chez les 
Carmes-Déchaussés, la Délivrance du prophète Daniel et 
la Délivrance de saint Pierre ; dans l’église des Jacobins, 
Moïse ordonnant aux Hébreux de détruire le veau d’or ; 
dans le réfectoire des Récollets, la Multiplication des 
Pain: ; dans l’oratoire des Gonfalons, une Purification. Il 
avait, pour cette dernière chapelle, fait un camaïeu re- 
Présentant les apôtres autour du tombeau de Marie et 
fourni le dessin d’une Assomption, que Perrache père 
SCulpta {#). 


() Pernetti, II, 284.— Clapasson, p. 22, 24, 72, 147, 198.— Mont- 
falcon, V, 149. 155, 157, 163, 173. 

(2) Il est au nombre des maîtres des métiers de l'année 1698. Ar- 
Chives de Lyon, BB, 255. 

(3) C'était en 1700. 

(4) Nous en avons déjà parlé p. 127. 


450 LES BEAUX-ARTS A LYON. 


Sarrabat avait une grande réputation comme peintre or- 
nemaniste et comme dessinateur ; il eut à décorer plusieurs 
maisons particulières; il peignit des camaïeux pour le 
vestibule et un plafond pour le salon, dans la maison de la 
Tourette, rue Sainte-Marie ; de même un plafond et des 
camaïeux dans la maison Guillot, à Charly, des figures à 
la détrempe dans le château de la Duchère ; des camaïeux 
dans le vestibule du président de Fleurieu , qui avait 
en outre plusieurs tableaux de Sarrabat dans sa collec- 
tion. 

Bidauld (Jean-Pierre-Xavier) (4), né à Carpentras, en 
4745, mort à Lyon, en 1813, a passé toute sa vie dans 
notre ville, où il vint à 49 ans. Il peignait le paysage, la 
fleur et les oiseaux avec beaucoup de charme et un fini 
précieux ; il n'avait eu d’autre maître que la nature. Deux 
petits tableaux, représentant des oiseaux morts et un pay- 
sage, pris sur les bords du Rhône (effet de clair de lune), 
conservent le nom de Bidauld dans la galerie des Lyon- 
nais. Comme tous les paysagistes de cette époque , 
Bidauld gravait quelquefois ; on a de lui quelques es- 
tampes 2). 

Pillement (Jean), né à Lyon, en 4728, mort en 4808, a 
laissé la réputation d'un bon paysagiste. Il dessinait à la 
plume ou au lavis ; rarement il peignait à l’huile. « Ses 
« dessins sont faits avec goût et soignés, mais faibles d é- 
« tude et d'observation, maniérés dans les formes et pres- 
« que toujours faux dans l'effet. Ils ont commencé à 


(1) Le Journal de Lyon du 14janvier 1814 a publié une petite notice 
nécrologique sur Bidauld. 

(2) Dans les cartons de la bibliothèque Coste, il y a une vue du 
château de Picrre-Scize, dessinée en 1789 ct gravée en 1812, par 
Bidauld. | 


LES BEAUX-ARTS À LYON. 451 


« perdre sitôt qu'ils ont été gravés (1!. » Nous avons 
au musée, dans la galerie des peintres lyonnais (2), un 
paysage représentant un pont rustique construit sur des 
rochers ; il accuse une grande fermeté de touche. Le père 
de Jean Pillement était un habile ornemaniste ; il tra- 
vaillait souvent avec Sarrabat. Il est nommé dans les ar- 
chives de Lyon comme maître des métiers en 4702 et 
1704 (3). 

Nous ne suivrons pas la peinture dans les écarts où 
l'entraîna l'exemple de Boucher ; de petits tableaux sans 
dessin, à couleurs fantastiques, à sujets lumineux, à pan- 
tomimes sans vérité et sans pudeur se répandirent partout, 
la décadence du goût devint complète. Nous nous borne- 
rons, pour terminer cette étude, à énumérer les peintres 
portraitistes que le Consulat choisit pour peintres officiels 
pendant le dix-huitième siècle. 

Après Henri Verdier (4), nommé en 1693, Joachim Ver- 


(1) Gault de Saint-Germain, Les trois siècles de la peinture, 
P- 395. 

(2) N° 90 du catalogue de M. Fhierriat. Pillement fournissait des 
dessins aux fabricants de soieries et était fort apprécié pour son 
ROtt et son imagination, — Vair le Bulletin de Lyon du 39 avril 
1898. 

Le musée industriel a deux forts jolis paysages de Pillement et 
Plusieurs tableaux de fleurs dont les sujets sont empruntés à la flore 
la plus originale et la plus excentrique. 

(3) BB, 261, 264. 

(4) El y a dans les cartons de la biliothèque Coste une gravure, peu 
réMarquable d'ailleurs, qui porte ces inscriptions : « Dessin d'un feu 
* d’artifice dressé par les ordres de MM. les prévost des marchands 
et échevins de la ville de Lyon sur le pont de la Saône, à la publi- 
* Cation de la paix d'Utrecht,17 juillet 1713. Inventé par H. Verdier, 
“ Peintre ordinaire de l'Hôtel-de-Ville, gravé par Bouchet. » 


« 


52 LES BEAUX-ARTS A LYON. 


dier, son fils (4), eut, en 1724, cette place de peintre de 
la ville. Quelques réparations d'anciens portraits(2) et 
quelques copies du duc de Villeroy(3) forment le bagage 
artistique de Joachim, qui mourut en 4749. Il eut pour 
successeur Charles Grandon (4) ; le musée lyonnais pos- 
sède un portrait finement peint attribué à cet artiste. 

Avec Donat Nonnote, peintre du roi et membre de 
l'Académie, nommé, en 4762, peintre ordinaire de la 
ville 5), un changement notable est à signaler ; doréna- 
vant le peintre officiel, au lieu de se borner à copier la 
figure du roi pour les échevins et à faire quelques por- 
traits, aura un véritable apostolat ; de lui va dépendre le 
sort des beaux-arts à Lyon. car il sera en même temps 
directeur de l’école académique de dessin. 

Nonnotte (6), n°à Besançon en 1707, mort à Lyon en 
1785, fut élève de Lemoine. Il entra dans l’école de ce 
maître en 1741 pour la peinture des portraits (7), mais 
ne tarda pss à devenir son ami et son collaborateur. 


(1) BB, 284. 

(2) BB, 209, annce 17335. 

(3) BB, 310. annce 1744. 

(4) BB. 315. C’est le beau-père de Grétry. 

(5) BB, 330. 

(6) Dumas, Histoire de l'Académie, 1, 288. — Pernetti, Il, 351. — 
Histoire monumentale de l'Athénée, par Bollioud Mermet, — Comptes 
rendus des séances de l’Académie, 12 avril 1785. 

(7) Nous empruntons plusicurs de ces détails à une biographie de 
Lemoine, écrite par Nonnotte et lue à l’Académie de Lyon, le 15 no- 
vembre 1759.— Catalogue des manuscrits n° 839. 

Dans celte vie de Lemoine, Nonnotte raconte que ce peintre. en re- 
venant d’ltalie séjourna à Lyon et recut la proposition de restaurer la 
grande salle de l’Hôtel-de-Ville. 

Il est regrettable que ces pourparlers n'aient pas eu de suite. 


LES BEAUX-ARTS A LYON. 453 


Ainsi, dans la coupole de Saint-Sulpice comme dans le 
salon d'Hercule, à Versailles, Nonnotte ébauchait le travail 
que Lemoine terminait dans la journée; il vivait de la vie 
de Lemoine et cherchait à identifier sa manière avec celle 
de cet artiste. Toutefois, Nonnotte, après la mort de 
Lemoine, ne s’adonna pas au même genre que son maître 
et se remit à peindre des portraits. Etait-ce parce quil 
avait vu à quelles erreurs s'exposait celui qui voulait 
faire du style en copiant servilement la nature sans la 
choisir et sans l'idéaliser ? Quoi qu'il en soit, il avait fait 
provision de bons principes , qu'il a exposés ensuite dans 
une série de discours(1) qui forment un cours de leçons : 
le premier de ces discours sur la peinture est celui qu’il 
prononca on 1754 pour sa réception à l’Académie de 
Lyon. Le professorat a absorbé la vie de Nonnotte ; et, à 
ce titre, il mérite une reconnaissance particulière des 
Lyonnais. On cite de lui un seul tableau (2), une Visita- 
tion, qui était dans la chapelle de la congrégation des 
Messieurs. Mais, par contre, ses contemporains rendent 
justice au zèle qu'il montra pour le développement des 
arts et à ses efforts pour faire prospérer l’école de dessin ; 
en 1757, il avait pour collaborateurs Perrache, comme 
professeur de sculpture, et Frontier (3), comme professeur 
de peinture. 


(1) Ils sont réunis ct un scul volume dans les manuscrits de l’Aca- 
démie de Lyon. 

(2) Monfalcon, Histoire monumentale, V, 155. Nous ne parlons pas 
des travaux décoratifs qu'il eut à exécuter pour le Consulat à l'occasion 
des f£tes ou des centrées des princes. Voir Archives de Lyon, BB, 343. 
L'œuvre principale de Nonnotle consiste en portraits ; il en avait fait 
de très-bien réussis, dit-on, nous n'en connaissons aucun. 

(3) Charles Frontier. peintre parisien, est mort à Lyon en 1765; il 
a ête reçu en 1744 à l'Académie de peinture. 


45% LES BEAUX-ARTS A LYON. 


Dans sa sollicitude pour l’école de dessin, Nonnotte avait 
demandé qu’on lui donnât pour successeur dans le profes- 
sorat un de ses élèves, Alexis Groynard, élève aussi de 
Vien. Le Consulat s'y était engagé et avait accordé, en 
1778, la survivance de Nonnotte à cet artiste lyonnais, 
qui étudiait encore à Rome ; mais le duc de Villeroy exi- 
gea la révocation de ce choix et obtint la nomination du 
Suédois Pierre Cogell, protégé de la reine Marie-Antoi- 
nette (1). 

Cogell, né à Stockholm en 1334, était venu à Lyon en 
41563 ; il eut à se faire pardonner et sa nomination forcée 
et son accent étranger. Il v réussit(2), car, après la Révo- 
lution, lorsqu on fit une école centrale du département du 
Rhône, il reprit ses fonctions de professeur, et lorsque 
cette école eut été supprimée, en l’an XI, il demeura 
encore professeur d un cours public aux frais de la ville. 
On n’accorde pas un mérite artistique aux portraits quila 
faits et on se borne à dire qu'il imitait parfaitement les 
étoffes des robes de soie, satin ou velours. On cite de lui 
quelques paysages et un dessin représentant la machine 
aérostatique nommée le /lesselles, qui partit le 19 janvier 
1:84 avec Mont2olfier, Pilastre des Rosiers, etc.(3. 

Avec Cogell finit la série des peintres officiels de la 
ville de Lyon(#). Leur rôle, brillant au dix-septième 


{1) Voir Archives de Lyon, AA, 13 et BB, 345. Une indemnité de 
2,400 livres fat comptée à Grognard pour son déplacement, car on 
l'avait appelé de Rome où il était près de Vien. 

(2) Notice historique sur Cogell, par Dumas. lue à l'Acadenue en 
1812. 

(3) Ce dessin, gravé par Saint-Aubin, est dans les cartons de la bi- 
bliothèque Coste. 

(4) Pour clore tous les documents relatifs à la peinture du dix- 
huitème siècle, nommons Rey et Buran, que Pernetti, IF, 138, indique 
comme des peintres à grande réputation pour les perspectives et les 
décorations à fresque. 


LES BEAUX-ARTS A LYON. 455 


siècle, s était peu à peu amoindri ; Blanchet n'avait jamais 
été remplacé. D'ailleurs, les idées prenaient une autre 
direction, et le principal caractère des arts du dessin au 
dix-huitième siècle, c'est incontestablement leur tendance 
industrielle. Cela tient au merveilleux développement que 
prenait alors l'industrie à Lyon et à l'importance des ma- 
nufactures de soïeries, qui réalisaient de si beaux bénéfi- 
ces pour la France. pour la ville et pour les fabricants. 
Depuis que Henri IV et Colbert avaient donné l'essor au 
commerce et à l'industrie, Lyon était devenue pour l’Eu- 
rope la pourvoyeuse générale des soieries ; l’industrie 
séricicole , après avoir été, du dixième au dix-septième 
siècle, grecque, arabe, italienne, devenait, au dix-hui- 
tième, française et surtout lyonnaise. À Lyon, le nombre 
des métiers s'élevait à 2,000 en 1667, à 9,400 en 1752, 
à 414,000 en 1768, à 45,000 en 1780. Il est tout naturel 
que les questions relatives aux manufactures de soieries 
aient été considérées comme des questions d'intérêt géné- 
ral et aient fini par absorber l'attention de tous. Le Con- 
sulat et l’Académie (3) s’en occupèrent, les savants cher- 


(1) Entre autres marques de bienveillant encouragement donnees 
par l’Académie de Lyon à l’industrie de la soie, qu'on lise le rapport 
compte rendu en décembre 1760, où il est question d'un metier in- 
venté par Ringuet, maitre fabricant. La Comuission chargée par 
l'Académie d'examiner ce métier conclut « que le sieur Ringuect a 
« parfaitement réussi à imiter la peinture et la broderie et à rendre 
« l'étoffe plus durable ; qu'il égale la peinture dans le contour de ses 
« figures, dans la gradation de ses teintes et dans l'harmonie de ses 
« couleurs avec une perfection à laquelle on n'etait pas encore par- 
« venu. Ses étoffes représentent la broderie avec tous ses reliefs ; le 
« broché en soie et en dorure qui forme le dessin est si bien lié et 
si intimement ani avec le corps de l’étoffe qu'il n'est pas sujet de 
se mettre en bourre comme dans les étoffes ordinaires, et à tous les 
avantages du petit point pour le dessin sans éteindre la vivacité 


A 


A 


R 


#50 LES BEAUX-ARTS À LYON. 


chèrent à améliorer les machines pour teindre et travailler 
la soie; les artistes furent mis à contribution pour les 
dessins et le coloris des étoffes (1), l’enseignement de 
l'école dirigée par Nonnotte eut pour but principal de 
former les dessinateurs pour les fabriques. 

Jean Revel, né à Paris en 4684, mort à Lvon en 1751, 
est le premier peintre qu'on puisse regarder comme un 
dessinateur de fabrique, c’est-à-dire comme un peintre 
connaissant la fabrication des étoffes et cherchant à uti- 
liser ou modifier les procédés de fabrication de manière à 
rendre avec plus de perfection sur le tissu un dessin ou 
un coloris. Venu à Lyon en 1740, il ne tarda pas de 
renoncer aux portraits et aux tableaux d'histoire, dans 
lesquels il réussit médiocrement, pour s’adonner aux com- 
positions des dessins demandés par les fabricants de soie- 
ries. [1 y apporta des aptitudes toutes particulières ; ainsi, 
il imagina les points rentrés(2), qui ont pour résulat d’a- 


« des couleurs. Ce n'est point par une mécanique nouvelle que Île 
« sieur Ringuet est parvenu à donner tant de perfection à ses ouvra- 
« yes; avec les metiers ordinaires il a trouve le moyen de réunir tous 
« ces avantages pour la fabrication des étofles de sove.d'or, d'arzrent. 
« de tous les genres,tant pour les habillements que pour les meubles. 
« de sorte que la main-d'œuvre n'est pas plus chère que celles des 
« autres éloffes riches. Des découvertes si utiles méritent d'ètre ap- 
« plaudies et encouragées, » 

Ajoutons que des négociants, tels que Genève et Gacon, et des des- 
sinateurs de fabrique,tels que Picard et Bournes, furent appelés à faire 
partie de l’Académie de Lyon. 

(1) En 1749, le contrôleur général Orrv faisait donner une gratifi- 
cation de 6,000 livres à Hugues Simon, dessinateur de fabrique, Ar- 
chives de Lyon, BB, 315; et en 759 une gratification de 1,209 livres 
au sieur Lamy pour avoir formé des sujets pour les dessins des étoffes. 
BB, 316. 

(2) Quelques auteurs attribuent à un ouvrier, du nom de Dugaillier, 
l'invention des points rentrés. 


LES RBEAUX-ARTS A LYON. 457 


doucir les transitions des nuances et de fondre le coloris ; 
en outre, il combina ses dessins de telle sorte que les 
ombres se trouvèrent toutes du même côté, formant dans 
le tissu un véritable tableau. Ces deux inventions suffi- 
saient pour donner un cachet particulier et une grande 
supériorité aux étoffes qui reproduisirent ses composi- 
tions (1). Revel était élève de Lebrun. 

Philippe de La Salle, né à Seyssel, en 14723, mort à 
Lyon, en 1804, fit faire un nouveau pas à la fabrication ; 
il multiplia les couleurs des dessins tout en conservant le 
fini et les contours si nets auxquels Revel était parvenu. 
La Salle représenta sur ses tentures des fleurs, des fruits, 
des oiseaux, des paysages, profitant des inventions de 
Revel et apportant lui-même de grands perfectionnements 
dans le métier pour le brochage (2). Les progrès qu'il fit 
faire à la fabrication des soieries lui valurent, en 4783, la 
&rande médaille d'or destinée aux travaux les plus utiles 
au commerce. La Salle, avant de devenir fabricant, avait 
étudié le dessin avec Sarrabat:; il est incontestablement 
un artiste ; toutes ses compositions ont de la grâce et de 
la distinction ; il en est, comme celles où il a représenté 
ici un paon, là un faisan, qui sont magnifiques de coloris. 
On étudiera encore avec intérêt ses médaillons tissés, 
Connus sous la désignation de la Jardinière, la Balancoire, 


(1) L'Ile de Cythère et le Marché de Puris sont deux compositions 
Célèbres. [1 y a dans le musée industriel de beaux échantillons de gros 
de Tours brochés fabriqués par Revel. 
| (2) Le musée industriel de notre ville a une très-belle collection des 
Etoffes de la manufacture de de La Salle; ce sont des satins brochés . 
des Cannetillés brochés, des lampas à deux lacs, etc.;étoffes et tentures 
Tui sont vraiment d'une magnifique exécution,car il faut en les regar- 
dant se souvenir des moyens que l'art du tissage mettait à cette époque 
à la disposition de de La Salle. 


90 


458 LES BEAUX-ARTS A LYON. 


etc., et ceux où 1l a copié les portraits de Louis XV et de 
Catherine de Russie ! C’est en raison de son talent comme 
fabricant et dessinateur que Philippe de La Salle fut 
anobli par le roi(i) et décoré de l'ordre de Saint-Michel. 

Auprès de de La Salle vint à Lyon un professeur pari- 
sien distingué, Douait (2), élève de Jean-Baptiste Mon - 
noyer. Douait fut nommé peintre de la ville pour les 
fleurs ; son dessin, ferme et arrêté, était éminemment 
convenable aux compositions qu’exigent les tissus. On 
peut en juger par le tableau de fleurs qui est dans la 
galerie lyonnaise (3). Grâce à l’exemple et aux lecons de 
cet artiste, les dessinateurs renoncèrent aux architectures, 
aux personnages, aux bosquets pour attaquer l'imitation 
pure et simple de la fleur. 

Picard (Joseph-Gaspard)(#\, né à Louhans, en 1748, 
mort à Paris, en 1818, a un tout autre style. Venu à un 
moment où la mode voulait des figures grotesques, des 
enroulements tourmentés et des chimères, Picard dut 
chercher à la satisfaire ; il s’abandonna aux fantaisies de 
la plus capricieuse imagination, et fut servi par une 
grande facilité d'invention. La bizarrerie de ses composi- 
tions en a fait le succès. Picard a été membre de l’Acadé- 
mie de Lyon(5), il a écrit une notice sur Clément Jayet, 


(1) Archives de Lyon, BB, 345. Notons qu'inventeur infatiguable La 
Salle travailla à améliorer les moulins à soie, et imagina un lit facili- 
tant le pansement des blessés. 

(2) Notre vieux Musce a un tableau de fleurs de Douait, catalogue 
sous le n° 51, qu'on devrait placer dans la galerie lyonnaise. 

(3) Ce tableau porte le n° 118 dans le catalogue de M.Thierriat, ga- 
lerie lyonnaise. 

(4) Notice historique, par Dumas , lue à l'Académie en septembre 
1818. | 

(5) Dans le Bulletin de Lyon du 13 pluviôse an X est racontée la 
présentation du citoyen Picard, dessinateur renommée, au premier 


LES BEAUX-ARTS A LYON. 459 


sculpteur de la colonne du méridien, et l'éloge historique 
de Bournes, son collègue à l’Académie et son concurrent 
dans le commerce. 

Bournes (Joseph", né à Lyon en 4740, mort en 4808 (1), 
s’occupa, en effet, de dessins de fabrique plus que de 
toute autre peinture, bien qu'il ait laissé quelques por- 
traits, quelques paysages et quelques tableaux de fleurs 
très-finement étudiés (2). 

Tout le talent de ces habiles manufacturiers ne put empé- 
cher le discrédit des étoffes façonnées à la fin du dix-hui- 
tième siècle. La mode voulut des étoffes brodées, et les 
dessinateurs durent appliquer leur imagination à créer 
des combinaisons de soie, de chenille, de paillettes, de 
cristaux et de coquillages. La fabrique lyonnaise pro- 
duisit dans ce genre de véritables tours de force. Toute- 
fois, la broderie avait eu sa raison d’être chez les anciens, 
qui ne connaissaient que des métiers à tisser très-impar- 
faits ; elle témoignait seulement de l'impuissance du 
manufacturier. À la fin du dix-huitième siècle, à une 
époque où la navette savait broder et peindre, la broderie 
à l’aiguille atteste une décadence dans le goût. 

Nous n'insisterons pas sur l'histoire de la gravure à 
Lyon au dix-huitième siècle ; elle y joue un rôle secon- 
daire. Les meilleurs artistes quittaient Lyon, etilnya 


consul. Picard offrit à Bonaparte un tableau en étoffe représentant un 
vase arabesque avec des attributs. Ce tableau est au musée industriel. 
(1) Le Bulletin de Lyon du 17 août 1808 n’a qu'un article nécrolo- 
gique fort insignifiant. Nous n'avons pas pu nous procurer l'éloge de 
Bournes par Picard. 
(2) M. Bernard a dans sa collection une jolie toile peinte par Bour- 
nes: sur une table recouverte d’un tapis bleu est un coffret en osier 


d’où sortent des fleurs. Nous avons vu ce tableau exposé au musée 
industriel. 


460 LES BEAUX-ARTS A LYON. 


pas de traditions de style qui les rattachent à un art lvon- 
nais ; leur origine seule permet de les nommer ici. 

Nous rencontrons tout d'abord les Drevet , qui sont de 
l'école du dix-septième siècle. Ils se rattachent par Pierre 
Drevet le père à la manière de Germain Audran. 

Drevet (Pierre) né à Lyon, en 1697 (4), mort à Paris, en 
1739, fils de Pierre Drevet dont nous avons parlé à la fin 
du siècle précédent, a vécu constamment à Paris auprès 
de son frère, dont il fut l'élève. Il avait vingt-six ans 
lorsqu'il fit, d’après Rigaud, le portrait de Bossuet, plan- 
che très-remarquée par la variété et la précision du burin, 
luttant avec la peinture. Il à gravé, d’après Rigaud, bon 
nombre de portraits, entre autres Robert de Cotte, Samuel 
Bernard , le cardinal Dubois; d'après Santerre, le por- 
trait de lrancois de Neufville de Villeroy, archevêque 
de Lyon, d'après Coxpel, le duc d'Orléans, Adrienne 
Lecouvreur, etc. 

Drevet (Claude)(2), né à Lyon en 1710, mort à Paris en 
1768 , est le cousin du précédent. Il travailla dans l’ate- 
lier de Pierre Drevet le père, et se fit remarquer par le 
charme et la délicatesse de son burin. 

Une autre famille lvonnaise a pris place auprès des 
Drevet pour soutenir à Paris la réputation des Stella et 
des Audran ; ce sont les Cars. 

On cite quelques portraits gravés par Jean-François 
Cars (3), — mort à Paris, en 1763, — entre autres celui 
du jésuite Jean de Bussière, et quelques thèses bien réus- 


(1) Pernetti, II, 139. — Hubert-Rost, VII, 1. — Biographie uni- 
verselle. 

(2) Huber-Rost, VIII, 9. — Biographie universelle. 

(3) Ileinecken, Dictionnaire des artistes. François Cars a grave un 
dessin de Delamonce représentant le tombeau des deux amants en 
ruine ; cette gravure est dans les cartons de la bibliothèque Coste. 


LES BEAUX-ARTS A LYON. 461 


sies. Son fis, Laurent Cars (1), né à Lyon en 1702, mort à 
Paris en 1774, est plus connu. Après avoir commencé la 
peinture dans l'atelier de Christophe, peintre du roi, 
Laurent avait entrepris la gravure de grand genre et 
s'était mis sous la direction de Lemoine. Il est considéré 
comme le plus habile des graveurs qui ont été appelés à 
traduire les peintres du dix-huitième siècle, Watteau, 
Chardin, Lemoine, Greuze. Il n’a pas, il est vrai, la force 
de Gérard Audran, ni la correction de Stella, mais ses 
défauts tiennent de son temps; incontestablement, les 
gravures de Laurent Cars ont un grand charme. Faut-il 
citer Persée délivrant Andromède , Jupiter enlevant Eu- 
rope, Hercule assommant Cacus, planches gravées d’après 
Lemoine; l'Aveugle dupé, d'après Greuze ; la Dame à la 
serinette, d’après Chardin ; l’Adoration des bergers, d’a- 
près Wanloo ; Hercule filant auprès d'Omphale, etc. 
Pour épuiser la liste des graveurs lyonnais qui ont tra- 
vaillé hors de Lyon, nous avons à nommerJean Audier des 
Rochers, mort à Paris, en 1744, graveur du roi, auteur de 
quelques portraits ; J{anglard (Adrien)(2\, né à Lyon. en 
4696, mort à Rome, en 1760, célèbre peintre de marines 
qui a gravé plusieurs paysages et marines et a été reçu à 
l’Académie de Paris ; Pariset (3), qu’on trouve à Londres 
en 4769, gravant pour Ryland une suite de portraits et 


(1) Hubert-Rost, VII, 105. — Biographie universelle. 
(2) C'est à Rome que le talent original de Manglard s’est donne libre 
* carrière; plusieurs palais ont des ouvrages d'assez grande dimension 
peints par lui. Vernet est sorti de son école. Voir Gault de Saint-Ger- 
main, p. 294. La galerie des peintres lyonnais possède une marine de 
Manglard, n° 84 du catalogue. Trois dessins à la plume et lavés, pro- 
venant de la collection de Mariette, sont au Louvre. 

(3) Huber-Rost, VIII, 263. Soa père était marchand d'estampes à 
Lyon. 


462 LES BEAUX-ARTS A LYON. 


se distinguant dans la gravure à lu manière noire ; Daudet 
(Jean-Baptiste) (1), né à Lyon, en 1737, mort à Paris, en 
4824, qui a spirituellement gravé des paysages et des 
marines d'après Berghem et Vernet. 

À Lyon même ont vécu: Boily, auteur d'un certain 
nombre de portraits et de plusieurs estampes, entre autres 
la montgolfière le Gustave, lancée en 1784 en l'honneur 
de Gustave IIT, roi de Suède, et la vue perspective du 
chapitre de Salles en Beaujolais (2); Mermand, mort, en 
196, très-jeune, graveur sur bois dont on cite des vignet- 
tes et des frontispices exécutés avec une grande délica- 
tesse ; Séraucourt (Claude), graveur ordinaire de la ville 
et, à ce titre, plusieurs fois mentionné dans les registres 
consulaires (3) pour quelques portraits, pour quelques vues 
de Lyon et surtout son beau plan géométral de la ville. 
Avant Séraucourt, le titre de graveur ordinaire de la ville 
avait appartenu à François de Poilly(#), auteur de la belle 
planche qui représente la façade de l'Hôtel-de-Ville, res- 
taurée d’après les conseils de Mansard et de la vue de 
Lyon, prise du cloître des chanoines de Saint-Antoine(ÿ). 

Nous garderons dans l'histoire de la gravure lyonnaise 
au dix-huitième siècle, afin de lui donner plus d’intérèt, 


(1) Hubert-Rost, VIII, 250. Le père de Daudet était aussi graveur 
et marchand d’estampes à Lyon; c'est lui qui a grave, en 1731,la vue 
de la décoration funèbre de l’église de l'Hôpital à la mort du maréchal 
duc de Villeroy. Voir cartons Coste. 

(2) Nous citons les deux gravures que nous avons vues dans les car- 
tons de la bibliothèque Coste. 

(3) BB, 300, 305. 

(4) BB, 266. 

(5) Cette vue de Lyon, qui représente la rive droite de la Saûne, 
depuis le pont de l'Archevèché jusqu'au pont de Pierre, est dans les 
cartons Coste. 


LES BEAUX-ARTS A LYON. 463 


la biographie de de Boissieu, excellent artiste, dont les 
exemples et les conseils préparèrent la renaissance de la 
peinture au dix-neuvième siècle à Lyon. 

Jean-Jacques de Boissieu(1), né à Lyon, en 4736 et mort 
en 4810, étudia la peinture avec Frontier. Il partit à 
vingt-quatre ans pour Peris; c'était arriver bien jeune 
dans un milieu où les arts en décadence subissaient l’in- 
fluence de Boucher. Heureusement, le goût de l'artiste 
était formé ; il ne dévia pas. Il étudia soigneusement les 
tableaux des maîtres que renfermait le Louvre et alla 
demander des inspirations à la nature dans les forêts de 
Fontainebleau et de Saint-Germain. A son retour à Lyon, 
il publia un recueil de gravures renfermant ses premiers 
essais sous le titre (2) de Griffonnages de de Boissieu. 

I ne tarda pas à quitter Lyon pour suivre, en 4765, en 
Italie, M. de la Rochefoucault, auquel il avait été recom- 
mandé à Paris et dont il avait été très-généreusement 
accueilli. À Rome, de Boissieu travailla avec ardeur, se 
pénétrant de plus en plus des véritables principes de l'art 
et ne cessant d'interroger la nature. Lorsqu'il revint 
d'Italie, il résolut de suivre la voie qu'il avait adoptée, 
sans se préoccuper des goûts du jour. Sa santé ne lui 
permettant pas de continuer à préparer ses couleurs, chose 
essentielle alors pour tout peintre qui tenait à une certaine 
perfection d’exécution , de Boiïissieu renonça de bonne 
heure à la peinture et s'occupa de dessin et de gravure. 
Ses tableaux à l'huile sont donc en petit nombre ; ils sont 
conçus et exécutés dans le genre flamand; on peut en 
juger par son marché d'animaux que possède notre mu- 


(1) Huber-Rost, VIII, 223. — Dugas-Montbel, Eloge historique lu 
à l'Académie de Lyon, le 28 août 1810. — Monfalcon, Histoire mo- 
nunentale, 111, 66. 

(2) Chez Parizet, marchand de tableaux et d'estampes. 


464 LES BEAUX-ARTS À LYON. 


sée (1). Ses dessins à la sanguine, au lavis, à la mine de 
plomb sont très-nombreux. Esprit, facilité, finesse d'exé- 
cution, légèreté de touche inimitable, composition s’bre 
et pleine de bon goût, correction de dessin, tels sont les 
qualités du talent naïf et vrai de notre artiste. Il a exécuté 
à la mine de plomb des portraits très-remarquables par 
l'expression et le modelé, comme le prouvent les portraits 
de Montsolfier, de de La Salle et du frère de de Boissieu, 
qui sont dans la galerie des peintres lyonnais. 

Une vue de Rome, datée de 1790, splendide dessin à 
l'encre de Chine, et une scène (2) qui représente la pre- 
mière expérience aérostatique de Montæolfier sont les 
seuls dessins que possède notre musée ; c'est bien peu eu 
égard à l’œuvre considérable (3) de de Boissieu. 

Il nous est impossible de ne pas exprimer le regret de 
n'y rencontrer aucune de ses eaux-fortes {&). Il a gravé, 
d’après Ruysdaël, Berghem, Wynants, Poussin, Le Lor- 
rain, Van Dick, etc. : mais la majeure partie de ses gra- 
vures sont de sa composition, 

Nous citerons parmi ces dernières : l'Écrivain public, 
Saint Jérôme, le Tonnelier, la Grande forêt, l’'Entrée de 
Lentilly. La science et la visueur de son burin ont fait 
surnommer de Boissieu le Rembrandt français ; nous 
ajoutons que nous ne connaissons pas de plus charmant 
causeur, soit qu'on recherche quelles ont été ses impres- 
sions devant la nature ou le site qui l’a séduit, soit qu'on 


(1) N° 22 du catalogue de M. Thierriat. 

(2) Dans cette scène du ballon de Boissieu figure avec sa famille 
parmi les spectateurs. 

(3) On en trouvera l'enumération à la fin de l'éloge écrit par Du- 
gas-Montbel. 

(4) Il est vrai d'ajouter que les principales, soigneusement enca- 


drées, décorent le vestibule de la bibliothèque du palais des Arts, où 
nous les avons souvent examinées. 


LES BEAUX-ARTS A LYON. 465 


étudie avec lui les personnages dont il dépeint les mœurs. 

Ainsi, il faut atteindre la fin du siècle pour rencontrer 
un artiste véritablement épris de la nature et s’efforçant 
de l’idéaliser en l'imitant ; et il faut le citer comme une 
exception, car les traditions du style conventionnel qui 
avait régné durant tout le dix-huitième siècle étaient les 
seules recues comme bonnes. Les arts avaient été et 
demeuraient envahis par le maniérisme, le mépris du 
dessin, la recherche d’une exécution prompte et facile, 
l'exagération des attitudes , l’amour des lignes contour- 
nées. Çà et là quelques artistes (et nous avons vu qu'ils 
avalent été plus nombreux parmi les architectes) ont 
cherché à ramener l’art dans le vrai. Nous avons indiqué 
leur succès partiel, qui fait honneur aux arts lyonnais et 
qui favorisa la création de l’Académie de Lyon. 

En dehors de ces considérations purement artistiques, 
nous avons signalé deux faits qui ont eu de l'influence 
sur les arts: le grand développemeut des travaux entre- 
pris pour l'amélioration et l'agrandissement de la ville, 
et, d'autre part, la tendance des arts du dessin à se 
préoccuper principalement des besoins de l’industrie. Il 
y eut là un but sérieux offcrt aux efforts de nos artistes : 
travailler au bien-être de tous et à la prospérité commer- 
ciale de la ville ; c'était chercher le bon et l'utile. 


À continuer. 


BIBLIOGRAPHIE. 


LÉGENDES ET TRADITIONS FORÉZIENNES, 
par M. Frédéric NoËLas (1). 


C'est un travail pieux et digne d'encouragement et de 
louanges, que d'utiliser ses loisirs à fouiller les vieilles 
chartes, les monuments historiques de la contrée qu'on 
habite, et de transmettre à la postérité les légendes et 
traditions qui s y rattachent, avant que le temps, ce 
grand contempteur de toutes choses, en ait dispersé au 
vent les derniers lambeaux. 

Mais si la renommée vient parfois chercher dans leur 
retraite, et récompense dignement ceux qui se dévouent 
à cette patriotique mission, cela est vrai tout au plus 
pour ceux qui se sont exercés à retirer du linceul qui les 
a longtemps couvertes nos vieilles provinces, la Breta- 
gne, la Normandie, la Bourgogne, par exemple. Pour 
ceux qui ont restreint le champ de leurs modestes étu- 
des à des villes, bourgs ou contrées d’une moindre impor- 
tance, à peine le petit remous de leur renommée s'est-il 
étendu au dehors du théâtre exigu de leur champ d'ex- 
ploration. Perdus, en quelque sorte, dans le sillage des 
premiers, leurs œuvres, connues d’un petit nombre 
d’érudits, en sont encore à attendre leur jour de glorifi- 
cation; et, au train dont vont aujourd'hui les choses, au 
milieu des mille et une préoccupations dans lesquelles 
s'agite fiévreusement et si stérilement la génération 
actuelle, on peut prédire qu'il risque de se faire attendre 
longtemps encore. 

Raison de plus d'appeler sur elles l’attention du petit 
nombre d'hommes qui, résistant à l'entraînement géné- 
ral, ont conservé, vivace et intact, le goût des bonnes et 


(1) Lu a la Socicte littéraire de Lyon. 


BIBLIOGRAPHIE. 467 


saines études. À ce titre rien ne me semble mériter 
mieux votre attention que l’œuvre consciencieuse et 
patriotique de votre honorable correspondant, M. le 
docteur Fréd. Noëlas. Le livre n’enest pas, à vrai dire, à 
sa fleur de nouveauté. Edité dans une petite ville voisine, 
à Roanne en Forez, privé à son essor de l'appui de cette 
publicité fastueuse qui est loin de faire défaut aux publi- 
cations modernes, il à mis quelque temps pour arriver 
jusqu'à nous, mais aujourd’hui l'épreuve est faite et le 
livre a notablement conquis sa place parmi les œuvres 
sympathiques au public. Instructif par le fond, attachant 
par le sujet, varié par la forme, il compose dans son 
ensemble comme un écrin de perles assorties. Légendes 
pieuses, gracieuses ballades, simples villanelles, héroi- 
ques et touchantes histoires, narrations rustiques, s'y 
déroulent avec art, racontées avec àme et empreintes de 
- ce reflet naïf d’une actualité primesautière et toute 
champêtre, qui fait le charme des noëls, contes et 
fabliaux de nos pères, dits avec cette onction suave que 
l'on suit, durant les longues veillées, par le vieux con- 
teur ou la fileuse du foyer, et qu'écoutaient, l'oreille 
tendue, bouche béante, les auditeurs jeunes et vieux. 
L'œuvre des doigts en souffrait bien peut-ètre quelque 
peu. Parfois un soupir, un clignement d'œil, un serre- 
ment de main à la dérobée, lorsque le vieux conteur 
évoquait en passant un souvenir cher au cœur ; mais, le 
moment passé, on se remettait bien vite à l'ouvrage avec 
ce sentiment pieux qu'inspire le culte du devoir et la 
pratique des choses sérieuses de la vie. 

Qui de nous, quoique blasé déjà sur bien des émotions, 
n'a senti une douce larme perler au bord de ses pau- 
pières au souvenir de ces courts moments de simples et 
ineffables jouissances ? Ah ! c’est que la voix qui nous 


468 BIBLIOGRAPBIE. 


chantait parfois complaintes ou ballades était la voix 
grave, mais amoureusement adoucie d’un père ou la 
voix suave et enfantine d'une mère, d’une sœur, ou de 
l'amie de notre enfance ! 

Combien de poètes à l'imagination riche et puissante, 
ont puisé à cette source l'onction, la grâce et l'harmonie 
de leurs œuvres; combien de grands cœurs durent à 
cette mâle et simple éducation, la pureté de leurs prin- 
cipes, la fermeté, le courage et la sublimité de leur abné- 
gation aux jours du danger de la patrie! C’est Lamar- 
tine, le grand, le sympatique poète, et le non moins grand 
citoyen, inspiré par les exemples et les leçons de sa mère; 
c'était, chez les Romains, les fils de Cornélie; et , hier 
à peine, sur les âpres rochers de la légendaire Bretagne, 
un héros taillé dans un bloc antique, Trochu, à demi 
Lyonnais par les alliances, méconnu, raiïllé, bafoué par 
les Thersytes qu'il s'était chargé de conduire au combat, 
sinon à la victoire, et tant d’autres qu'il me serait facile 
de nommer, et qui, avec cette ingratitude si familière 
au peuple au lendemain du danger, n'ont récolté que 
l'injustice et le dénigrement, pour prix de leur dévoi- 
ment et de leurs sacrifices. 

C'est qu'il y a, Messieurs, dans cette austère vie de 
famille, dans ces actes journaliers d'amicales et sympa- 
thiques prévenances, dans ces douces réunions animées 
de ces contes et récits populaires en apparence si sim- 
ples et si naïfs, une je ne sais quelle grandear qui vous 
tient, malgré qu'on en ait, sous le charme, et comme un 
parfum d'aspiration à l'idéal, qui vous fait rêver aux 
horizons de l’âme se plongeant avec délice dans l'infini. 
Dans ces ressouvenances lointaines on croit entrevoir 
comme la révélation d’une existence antérieure. « La 
vieillesse y trouve le baume qui doit l'aider à sup- 


BIBLIOGRAPHIE. 409 


porter le présent; la jeunesse y recueille une promesse; 
l'âge mur, un legs opulent du passé. » 

Combiendifférente est cette littérature del'âme, nourri- 
cière des grands sentiments, de cette littérature malsaine 
et de bas étage, que nous voyons s’étaler aujourd'hui 
aux vitrines des libraires ! Publications à bon marché, 
journaux, romans, nouvelles, œuvres d’une spéculation 
mensongère, misérable au point de vue de l’art, et qu'un 
machiavélisme pervers fait pénétrer , à grand renfort, 
jusque sous le toit de nos plus pauvres chaumières. 
Pour moi, en voyant se déchainer sur nos campagnes 
l'esprit du mal soufflant la haine au cœur de nos bonnes 
populations, chargées jusqu'ici de l'honorable mission de 
régénérer le moral de notre société moderne, il me sem- 
ble voir la mise en action de cette ballade allemande: 
un sombre squelette promenant sa large faux daus un 
champ fleuri et détruisant sans pitié et la joie du prin- 
temps et l'espérance d2 l'automne. 

Sachons donc gré à ceux qui, au milieu de l’abaisse- 
meut général, ont bien voulu recueillir un peu pour nous 
et pour nos neveux ces restes intéressants d'un passé 
légendairs, avant que le temps ait flétri dans leur fleur 
ces traditions et desséché la sève de ces souvenirs, qui 
passent, hélas ! pour ne plus revenir. 

Si les légendes recueillies et annotées par M. Noëlas 
sont nombreuses, c’est que nombreux aussi sont les 
manoirs ruinés ou encore debout où l'auteur est allé 
puiser ses inspirations, dans cette admirable contrée de 
la grande région du Forez à laquelle on à donné le nom 
de coteau Roannaïs. 

Parmi ces contes, les uns reflètent avec une touchante 
bonhomie cette naïveté qui est comme un écho affaibli 
des contes du foyer : 


470 BIBLIOGRAPHIE. 


— « Mère-grand, oh! dites, dites-nous l'histoire de 
Jacques Joli-cœur ! 

— « Mon enfant, son père était aussi pauvre que le 
tien et il vendait de la laine dans les foires, ils étaient 
d'étranges pays nés natifs de Bourges en Berry ; mais 
le loup leur gagnait la laine à la course, et le métier 
n'était pas tout de fleurs. Un jour père et mère disent à 
Jacques : « Petiot, nous ne pouvons plus te nourir, tu 
« as bonne jambe, bon œil, un corps adroit, va faire ton 
« tour de France ; voilà deux écus, et souviens-toi qu'à 
« cœurs vaillants rien n'estimpossible ! 

« Et Jacques part. Adroiït, laborieux et persévérant, 
il devient si riche, si riche, qu'il a château à Bourges, 
château dans le Bourbonnais et devient l'argentier du roi. 
Mais, hélas ! il ne tarde pas d’éprouver, lui aussi, ce qu'il 
en coûte d'obliger plus puissant que soi. Dénoncé comme 
traitre, trahi, livré par ceux-là mêmes qu il avait obligé, 
il voit ses grands biens confisqués devenir la proie de ses 
envieux, qui se sont constitués ses Juges. » 


L'homme de cordes, quel beau titre pour un mélo- 
drame ! Dennery, s’il l'eût connu, en cût tiré pour le 
moins cent représentations. 


Parfois aussi résonne la corde chevaleresque : 

« Un laboureur de la Montée des égaux, vieux guer- 
rier rentré dans ses foyers, a rencontré sous sa charrue 
des ossements mélés à des troncons d'armes dévorés 
par la rouille. Pensif, il arrète ses bœufs, dont le dos 
roux et blanc fume de sueur, et du bout de l’aiguillon, 
il tourne et retourne le fer et les ossements : 

« — Qu'avez vous donc trouvé là, brave homme ? 

« — Ah ! jeune homme, ça me fait pourtant quelque 
chose quand l'outil qui sert à gagner mon pain remue les 
os de ceux qui ont mangé autrefois ! Mais c'est la guerre, 


L 


BIBLIOGRAPBIE. 471 


ceux de la bataille des Egaux mangent à présent la pous- 
sière |. 

a — Vraiment on dirait que vous les avez vus, mon 
brave ! 

« — Une nuit je m'attardai près de la grande pierre 
de César ; tout à coup un grand bruit me réveille: sortent 
de terre soixante cavaliers, trente à ma droite, trente à 
ma gauche... la sueur perle à mon front... Ils galopent 
au son d'une trompette aigre et discordante, lançant du 
feu par les naseaux, ces chevaux décharnés dont les os 
craquent et les quatre fers font feu sur les cailloux... fer 
contre fer, lame contre lame, les lances grincent sur les 
têtes d'acier, et les soixante couraient et se heutaient : 
chaque épée luisait comme la flamme et les morts se ran- 
geaient sur la terre comme les gerbes sous le volant du 
moissonneur. Cinquante-huit tombèrent, et la bataille 
était égale, deux restaient, se regardant à travers les 
grilles de leurs casque, l'œil flamboyant comme tisons, 
haut la lance, et criant à tue-tête : Robert! Robert ! 
On dit qu'ils étaient frères; mais tous deux dans des 
camps opposés, ils criaient, galopaient. À chaque coup le 
fer luisait comme la flamme, et le sang coulait dans les 
sillons de blé. 

« Mais le jour allait poindre et le toit d’ardoise de la 
grosse tour de Boizy blanchissait comme une montagne 
dans le ciel ; les cavaliers, descendus de leurs chevaux 
diaboliques, lavaient au ruisseau de Bétron le sang qui 
ruisselait de leurs cuirasses. Moi, blotti contre mon 
gerbier, je regardais les fantômes; le son de l'Angelrs 
les fit disparaitre... Oh ! que je fus aise de retrouver ma 
soupe qui réchauffait sur la braise de l'âtre... et notre 
femme aussi ! » 

Entendez-vous dans le lointain ces sourds roulements 


472 BIBLIOGRAPHIE. 


entremélés d'éclairs ? serait-ce un orage qui s'apprête à 
fondre sur les campagnes ? Non. « Il est venu, le roi de 
France, avec la grande armée et ses engins de guerre | 
Voyez, voyez, sur le coteau brille au soleil levant l'ort- 
flamme ; il est venu, le roi de France ! il vient pour- 
suivre jusque dans la ville aux épaisses murailles un fils 
rebelle. 

« Serrez la porte aux longs clous de fer, gens du 
château de Saint-Haon-la-Ville ! baissez le pont-levis, 
faites bonne garde ! 

— « Hélas ! hélas ! disent les bons bourgeois, nous 
ne tenons pas tant à cette guerre! se révolter contre le 
roi est un grand crime, et les soudards feront périr la 
ville | 

— « Taisez-vous, poules mouillées et allez vous 
cacher dans vos caves, nous saurons bien vous y trou- 
ver ! Et les soudards poussent aux remparts les bonnes 
gens de la ville, et comme les braves de la Commune de 
Paris, ils pillent et rançconnent sans merci... Mais voici 
que le siége touche à sa fin, le roi se montre clément à 
son peuple, deux hérauts d'armes s’avancent : 

— € Paix et pardon, de par le roi de France, gens de 
Saint-Haon ! il n'y à de rebelles que les soudards ivres, 
paix et pardon, de par le roi de France ! le roi de France 
a pardonné ! » 

Puis, comme dans une éclaircie après l'orage, la ronde 
paysanesque, sous l’orme deux fois séculaire planté par 
le grand Sully, plus doux, plus agréable à la vue, plus 
durable surtout, que les arbres dits de liberté de notre 
époque de mensonges et de ruines. 

— « Dansez, dansez, pauvres gens, je vous dois une 
heure de douce joie, et à vos filles de bons baisers. 
Dansez ! dansez ! » 


BIBLIOGRAPHIE. 473 


Ainsi disait à ses paysans, surpris au milieu de leurs 
ébats, le comte de Saint-André, Saint-André-le-Beau, 
comme l’appelaient ses vassaux émerveillés de la splen- 
dide architecture du château du maréchal, et plus encore 
des fêtes magnifiques données par lui à son seigneur et 
maitre, le roi Henry I1®* du nom, 

Mais je n'en finirais pas si je voulais citer tout ce qui 
dans ce livre mérite de l'être. C’est le propre des ouvra- 
ges dans lesquels l’auteur a mis toute son âme de s'iden- 
tifier avec nous au point de nous être comme un ami que 
l'on ne se résout à quitter qu'avec peine; ainsi en est-il 
du livre des légendes, on ne le quitte qu'avec peine ; on le 
reprend avec plaisir, et on aime à le lire comme il a été 
écrit, au coin du feu, en famille et pour le plus grand 
plaisir de la chambrée. D' Monix. 


LES CAPRICES D'UN HOMME SÉRIEUX (1). 


Nous venons de parcourir un charmant volume de poésies 
publié récemment par notre compatriote, M. Dubois-Guchan, 
dont le nom est bien connu dans le monde littéraire. Nous avons 
déja eu l’occasion de parler dans la Revue, avec toute la défé- 
rence qu’il mérite, de l’auteur de Tacite et son siècle et l'Esprit 
de mon temps. Le premier de ces ouvrages, conception originale 
et hardie au point de vue de la philosophie de l’histoire, a dé- 
frayé dans le temps la verve critique de M. Prévost-Paradol qui 
en combattant les doctrines autoritaires de l’auteur, s’est bien 
gardé d’amoindrir l'écrivain, le savant et le penseur. 

Aujourd'hui, M. Dubois, changeant de genre, s'adresse à une 
classe différente de lecteurs : les amis de la littérature et de la 
poésie. Nous n'avons fait qu’une lecture superficielle et incom- 
plète de son livre et nous sommes encore sous le charme des 
impressions. 

En tête, se place une dédicace en prose adressée par l’auteur 


(1) À Lyon, chez Méra, libraire, rue de Lyon, 15. 
31 


474 BIBLIOGRAPHIE. 


à sa cousine, Mme Clara Rousse, née Fréchou, de Bagnère-de- 
Bigorre. C’est un chef-d'œuvre de sentiment, de fraîcheur, de 
grâce et de style. On y trouve en mème temps une aimable es- 
quisse, d’une exactitude presque photographique, de la société 
bagnéraise à la fin du premier empire et sous la restauration, 
comparée avec la société actuelle. 

Le corps du livre renferme une riche collection de poésies, 
nou banales, de tout genre, depuis l’ode de la satire jusqu'au 
sonnet, au conte et à l’apologue. 

S'il nous fallait, pour affriander le lecteur, détacher quelques 
perles de ce riche écrin, nous citerions au hasard les pièces sui- 
vantes : Un Magistrat poète, la Carte du pays natal, les Champs, 
la mort de Maximilien, le Conseiller et les quatre saisons, la 
Chasse et la vie, la Mort chez l'ouvrier, à ma mère, etc., etc. 

La muse de M. Dubois est évidemment plus aristocratique que 
plébtienne ; mais elle sait remuer au besoin la fibre populaire et 
sous ce rapport le livre dont il s’agit peut se produire utilement 
dans les ateliers comme dans les salons. — Cette muse est tou- 
jours très-galante et remplie de cajoleries pour le beau sexe. 

Peintre et poète, M. Dubois a fait une étude attentive de la 
nature extérieure et du cœur humain ; il brille par l'invention, 
l'originalité des idées, la symétrie et la régularité des plans, la 
richesse des images et des comparaisons, harmonie des vers et 
par bien d’autres qualités encore. 

A quelle époque appartient-il ? —On ne saurait le dire. — On 
voit qu'il les a hantées toutes et qu’il fait des emprunts utiles à 
chacune. Il procède aussi bien d'Iorace, de Juvénal et de nos 
grands maitres français des XVIIe et XVIIIe siècles, que de 
Shakspeare et de Victor Hugo. — Pour la confection d’un plan, 
l’ordre et la distribution des matières, l'exposition et le récit, il 
est classique dans les descriptions, il est souvent romantique et 
même réaliste. 

Nous regrettons que le cadre de la Revue ne nous permette 
pas d'’insister davantage sur les mérites divers du recueil poéti- 
que que nous analysons et qui a paru sous ce titre: Les Caprices 
d'un homme sérieux. B. VIGNERTE. 


RAPPORT 
SUR LE MUSÉE DE VIENNE, PRÉSENTÉ AU CONSEIL MUNICIPAL 


DE LA VILLE. 


Messieurs, 


Une Commission a été nommée par vous avec la mission 
spéciale d'élaborer uu projet de création ou de réorganisalion 
d’une galerie de Tableaux, et de son installation dans la princi- 
pale salle de l’Hôtel-de-Ville de Vienne. 

A cette Commission ont été adjoints M. Zacharie, professeur 
directeur de l'Ecole municipale de dessin, et M. Leblanc, biblio- 
thécaire et conservateur du Musée d’antiques de la ville. 

Grâce au zèle intelligent de ce dernier, zèle dont il a donné, 
du reste, les preuves les moins incontestables depuis que vous 
lui aviez confié les délicates fonctions qu'il remplit aujourd'hui 
— 57 tableaux, appartenant à la ville, retirés, en partie de la 
poussière des combles des bâtiments de la Mairie, ont été sou- 
mis à l'examen de votre Commission. 

Or, parmi ces tableaux, dont plusieurs originaux, certains 
ont paru avoir un mérite réel. 

Aiosi : un est attribué à Lebrun, ou à un de ses élèves, — 
un autre à Claude Gelé, dit le Lorrain ; — un à un peintre, du 
nom connu de Valentin ; — un à Lancret. 

11 faut citer aussi une toile de maître, de l’école flammande ; 
— de très-bonnes copies du Poussin, de Lesueur, David, 
Ingres ct d’autres, — ainsi qu’un tableau : Assaut de Malakoff, 
offert à sa ville natale, par Grellet (Alexandre), qui, ainsi que 
son frère, s’est fait connaître à Paris par différentes œuvres 
exposées au Salon à diverses époques. 

Dans cette nomenclature sommaire, il faut comprendre des 
portraits de célébrités viennoises, et divers tableaux qui, bien 
que d’une valeur artistique moindre que ceux déjà cités, n’en 


476 MUSÉE DE VIENNE. 


sont pas moins très-intéressants soit par l'ancienneté de leur 
date, soit par les souvenirs historiques qui s’y rattachent. 

Un tableau : le Réveil du Printemps, don du Gouvernement, 
est attendu à Vienne, qui, déjà possède, au même titre, une ma- 
rine de J'ugelet. 

De plus, il vient d’être adressé à M. le Ministre l'instruction 
publique, par les mains de la Commission de réorganisation de 
la Bibliothèque et du Musée, une demande à l'effet d'obtenir un 
nouvel envoi de tableaux, lesquels viendront en aide à la for- 
mation de la galerie projetée. | 

Ne doit-on pas espérer aussi qu’un appel fait, au nom de la 
Ville, sera favorablement entendu par les peintres viennois 
actuellement en renom ? 

On peut en être sûr: — devront figurer tôt ou tard dans la 
nouvelle galerie de tableaux quelques-unes des œuvres de : De- 
nis Pillard, — Ronjat (Eugène), — Meyer, — Zacharie, — Cha- 
vassieux, — Berger, — Bardin, — Girard, — Châtain,— l'abbé 
Guétal,— Pertus,— Celard, — Dupuy, — et autres de Vienne ; 
— Poncet l'élève bien-aimé d'Hippolyte Flandrin, — Némoz, — 
Loubet, — de l'arrondissement de Vienne. 

Cette collection aura, ainsi, sa couleur locale. — Autant qu'il 
sera possible, l’on devra rechercher les toiles d'artistes morts, 
et qui appartenaient à Vienne par le droit de naissance ou par 
le droit de cité. 

De ce nombre sont: 

Boni, célèbre peintre de fleurs, du commencement de ce 
siècle, l’un des professeurs à l'Ecole des Beaux-Arts de Lyon. 

JAY, peintre et professeur, né à Beaurepaire, contemporain 
et protégé de Français-de-Nantes. 

CREST, élève de David, décédé dans un village du canton de 
la Côte-Saint-André, où il s'était retiré. Il dirigea l’école de des- 
sin pendant tout le temps que dura un congé accordé à M. Pi- 
rouelle, titulaire. Il prit part à la rédaction du catalogue de la 
vente de la galerie de tahleaux de M. Alexandre Boissat. 

REY (Etienne). peintre, dirigea, vers le commencement de la 
Restauration, l’école de dessin de Vienne. Il fut, depuis, nommé 


MUSÉE DE VIENNE. 477 


professeur de la classe de principes à l'école des Beaux-Arts de 
Lyon, où il était né. 

M. Rey, en collaboration avec M. E. Vietty, né à Vienne, pu- 
blia un grand ouvrage intitulé: Monuments romains et gothi- 
ques de Vienne en France, dessinés et publiés par Etienne Rey, 
peintre, ancien directeur du Musée de Vienne, professeur à 
l’éccle royale de dessin de Lyon ; membre de l’Académie royale 
des sciences, belles-lettres et arts de la mème ville, etc. — Sui- 
vis d'un texte historique et analytique, par E. VIETTY, sta- 
tuaire, élève de l’Académie de Paris, l'un des membres de la 
Commission scientifique du Péloponèse. 

{A Paris, de l’imprinerie de Firmin Didot frères, imprimeurs 
de l’Institut, rue Jacob, 24. — M.DCCC.XXXI.) 

La preinière page de ce magnifique et précieux ouvrage con- 
tient une dédicace à l’Institut de France, signée des deux au- 
teurs E. REY, E. VIETTY. 

M. Rey avait publié bien avant : Le Guids des étrangers à 
Vienne (Isère), ou aperçu de ses monuments anciens et moder- 
nes, ses établissements publics et manufacturiers, par M. Rey, 
directeur du Musée et professeur de l’école royale de dessin. — 
Lyon 1819. — Imprimerie de Lambert-Gntot. 

Une des dernières publications de M. Rey, faite en collabora- 
tion de M. Chenavard, architecte à Lyon, est celle du Voyage 
en Grèce et dans le Levant 

Un exemplaire de cet ouvrage a été envoyé à la bibliothèque 
de Vienne par le gendre de M. Rey. 

DRIVET, qui étudia la peinture à Rome en mème temps que 
son ami Denis Pillard. 

BUTAVEN», graveur renommé, mort à Paris. 

CHAMOURIN (Antonin). 

REMILLIEUX, peintre de fleurs, également fort distingué, de 
l’école lyonnaise. Suivant pas à pas les traces du maitre Saint- 
Jean, il promettait d'arriver à la renommée la mieux acquise — 
si la mort n’était pas venue fermer trop tôt la carrière qui s’ou- 
vrait brillante devant lui. 

PIROUELLE (Jules), qui dirigea pendant longtemps, avec au- 


478 MUSÉE DE VIENNE. 


tant de zèle que de succès, l’école de Dessin et des Beaux-Arts 
de la ville — de laquelle école sont sortis des sujets vraiment 
remarquables, grâce à la méthode sûre et progressive du maitre. 

SAIN (Camille), aquarelliste et caricaturiste de mérite, dont la 
touche fine et spirituelle eût été bien vite appréciée à Paris si 
le moindre sentiment d’ambition —- peu d'accord avec sa nature 
insoucieuse d'artiste — l’eût poussé vers la capitale — ce grand 
foyer du génie et des aspirations artistiques, où se font et sc 
défont les réputations plus ou moins vraies, plus ou moins so- 
lidement ctablies. 

Sain Camille fut nommé, en 1830, directeur de l’école de 
dessin de Vienne. 

Citons encore M. Lefebvre-Chaillois, qui fut directeur-profes- 
seur de notre école de dessin. 

Un christ en croix, peint, de grandeur naturelle, orne une 
des chapelles de la cathédrale de Saint-Maurice. 

Cette peinture est fort appréciée des connaisseurs. 

Pendant son séjour à Belley (Ain), M. Lefebvre-Chaillois, qui 
trouva sous sa main les meilleures pierres lithographiques de 
France, contribua puissamment à faire progresser dans nos con- 
trées l'art de la lithographie, qui était encore dans l'enfance à 
cette époque. 

Peut-on parler de ceux qui ne sont plus sans honorer d'un 
souvenir la mémoire de l’homme qui, dans ces temps moder- 
nes, réveilla, à Vienne, le goût des arts—du peintre Schneider. 

Né dans une ancienne contrée de l’Allemagne centrale — la 
Thuringe—il se fixa à Vienne, séduit par les pittoresques beau- 
tés des sites de cette portion du Dauphiné. 

Sur son initiative, le roi Louis XV, par lettres patentes, en 
date du 49 décembre 1774, créait une école de dessin au collége 
de Vienne, et nomunait directeur de cette école « le sieur Pierre 
« Schneider, peintre, à la charge par lui de lever les plans et 
« faire les dessins de tous les monuments découverts ou à dé- 
« couvrir dans l'étendue de ladite ville et de son territoire, tant 
« en deçà qu’en delà du Rhône. » 

Guidé par son goùt sûr et prononcé pour les arts, le peintre 


MUSÉE DE VIENNE. 479 


Schneider parvint, pendant sa longue carrière de travail et de 
recherches, à former une importante collection d’antiques et de 
tableaux, pour la plupart de maitres. 

Ï disputa souvent à la scierie de marbres des frères Gilet, 
établie à la Porte-de-Lyon, des débris, précieux souvenir de l'o- 
pulente colonie romaine, dont Vienne était la capitale sous Ti- 
bère. Ces débris, il n’hésitait pas à les racheter de ses propres 
deniers : etils sont, aujourd'hui, la principale richesse de notre 
Musée d’antiqnes. 

À l'époque de la révolution, le citoyen Schneider achela, dans 
une vente publique, et au prix de 500 francs — dit-on — le 
grand tableau l’Adoration des Mages, placé derrière le maître- 
autel de l’église St-André-le- Haut. — Il remit à la ville, et pour 
le même prix, cette toile remarquable, attribuée au pinceau de 
l’un des Pordenone, et estimée par un professeur, fort expert 
et grand connaisseur, à vingt mille francs au moins. 

On sait que ce tableau de maître fut donné par un des de 
Villars, archevéque de Vienne, au couvent des Grandes Dames. 
alors qu’une de ses nièces fut nommée supérieure de cette com- 
munauté de religieuses. 

C'est aussi Schneider qui, sur un emplacement à lui concédé 
par la ville, fit construire, à ses frais, le théâtre actuel, qui, bien 
qu'imparfait quant à sa coupe et à sa construction — bien qu'in- 
suffisant pour la population actuelle — est encore aujourd'hui 
l’unique théâtre de la cité. 

Des peintures sur chässis, dans le genre des peintures murales, 
représentant les principales vues et les principaux monuments 
de la cité — décorent une des salles de l’Hôtel-de-Ville. 

Ces peintures, ainsi que l’ornementation, avec plafond peint 
sur toile, d’un salon style Louis XV, aussi dans l’Hôtel-de-Ville 
sont des œuvres laissées par Pierre Schneider. a 

La Bibliothèque possède de lui des notes et des manuscrits 
relatifs à l’histoire de Vienne, et, sous ce rapport, des plus inté- 


ressants. 
En 1807, M. Schneider, devenu vieux, céda à la ville les mar- 


bres, médailles, bronzes antiques, vieilles armures qu'il possé- 


480 MUSÉE DE VIENNE. 


dait — et ce, moyennant une pension annuelle de huit cents 
francs — donc cinq cents francs reversibles sur la tête de sa 
vieille gouvernante. 

C'est de cette époque, à peu près, que date la formation de la 
collection de tableaux de la ville. 

Comme beaucoup d’autres, elle fut plus que modeste au dé- 
but. Toutefois, d’après ce que l’on dit, la magnifique galerie du 
palais Saint-Pierre, à Lyon, comptait à peine une soixantaine de 
tableaux en 1808. 

Pierre Schneider aurait pu s'enrichir ; mais, délicat jusqu’au 
scrupule le plus rigoureux dans l'exercice du mandat qui lui était 
confié par sa patrie d'adoption, il est mort pauvre, laissant un 
nom sans tache, un nom qui doit être signalé à la reconnaissance 
des générations futures — comme celui qui le porta 81 digne- 
ment sut mériler l'estime de la génération au milieu de laquelle 
il vécut. 

En 1847, sur la proposition d’un membre du Conseil muni- 
cipal, il fut décidé que le buste en marbre de Schneider, de gran- 
deur naturelle, exécuté par Charreton, sculpteur viennois, se- 
rait placé dans le musée des antiques. Ce buste fut taillé dans 
un bloc de marbre provenant des fouilles dirigées, dans le temps» 
par Schneider. 

Revenens au principal sujet du rapport de votre Commission. 

Sur les 57 tableaux déjà signalés, quelques-uns ont été ré- 
parés et nettoyés, tout d'abord, par M. Charles Ollieu, membre 
de la commission de la bibliothèque. 

Aidé par les conseils d'un homme pratique, de M. Grellet ainé, 
peintre de mérite, que nous avons déjà cité, M. Charles Ollieu a 
achevé cette opération délicate avec une réussite complète. 

On ne saurait trop remercier cet honorable citoyen pour le 
zèle, l’intellisence et le désintéressement, surtout, dont il a fait 
preuve en cette occasion, comme toujours, du reste, quand il 
s'est agi d’être utile à la cité. 


MUSÉE DE VIENNE. 481 


CONCLUSION. 


Votre Commission a l’honneur de vous proposer : 


1 De décider que les tableaux réunis devront former, “ès à 
présent, une collection appartenant à la ville. 

20 Que cette collection sera placée dans la salle, dite le Grand 
Salon, à l'Hôtel-de-Ville. 

3° Que la Commission de la bibliothèque et du musée s’occu- 
pera, sans retard, de l'installation de la galerie de tableaux dans 
l'endroit indiqué ci-dessus, faisant partie de la maison com- 
mune, — c'est-à-dire de la maison de tous. 

4 Qu’une somme dé quatre cents francs sera ajoutée à celle 
de 500 fr. — déja votée — à l'effet de subvenir aux frais d’agen- 
cement, d'emplacement, de réparations, s’il y a lieu, et d’enca- 
drements des tableaux de la nouvelle collection. — Tous, ou 
presque tous, ne sont pas encadrés. 

Toutefois, il est bien entendu que si cette somme de 400 fr. — 
sollicitée de vous par votre Commission comme supplémentaire, 
— devenait inutile en partie — ce qui en resterait serait reversé 
dans la caisse municipale. 

Vienne est bien connue par ses monuments grandioses de 
l’époque romaine.—L'on y trouve aussi de précieux vestiges du 
Moyen-Age. Son Musée lapidaire est des plus riches; il est sou- 
vent visité par les antiquaires et les archéologues du monde 
entier. 

Depuis bien des siècles notre ville est renommée par son 
amour pour les lettres.— « Allez, mes œuvres— et puissiez-vous 
être lues à Vienne » — disait un poëte latin. 

Dans les montagnes de la rive droite du Rhône on désigne 
sous le nom de Bardous les habitants de la rive gauche. Bar- 
dous, selon nous, voudrait dire Bardes, et Bardes veut dire 
poëtes, chanteurs. 

Ne méritent-ils pas, en effet, ce nom les habitants d'un pays 
qui a vu naître Chorier, Boissat, dit l'Esprit, les de Combe- 
rousse, Pichat, Mermet, Ponsard, Charles Reynaud, et d'autres 


482 MUSÉE DE VIENNE. 


poètes et hommes de lettres, dont la réputation est ou déjà faite, 
ou ne tardera pas à l'être. 

Nous, les représentants de la cité dans ses conseils et ses co- 
mices, et qui avons l'honneur de tenir notre mandat du choix 
libre de nos concitoyens, — nous devons avoir à cœur que 
Vienne, justement citée et connue de tous par son patriotisme et 
son industrie—source de fortunes honorablement acquises — et 
principal moyen d'existence pour son intéressante population 
ouvrière — soit connue aussi par son amour et son culte des 
Beaux-Arts— qu’elle se montrera empressée à stimuler et à en- 
courager, autant pour l'honneur qui doit lui en revenir que dans 
l'intérêt bien compris de tous. 


Le rapporteur de la Commission, 


Joseph TiMON. 


CHRONIQUE LOCALE 


Rome n’est plus dans Rome, elle est toute où je suis. 


Paris non plus n’est plus à Paris ; ne le cherchez ni au Bois, ni sur 
le Boulevard. ni mème à Versailles ; il est au Pare de la Tête-d'Or, 
Palais de l'Exposition, prenant des notes et faisant son courrier. 


Bien entendu qu'il n'est question que de cette fine crême qu'on est 
convenu d'appeler tout Paris et qui se compose de journalistes, d’ar- 
tistes et de reporters. Quant aux boutiquiers. aux marchands, aux 
bourgeois, ils n’ont pas encore quitté les bords fleuris qu'arrose la 
Seine, mais de ceux-ci, quel souci ? 


Donc, Paris est à Lyon. Tout Paris est accouru dès l'ouverture de 
notre immortelle Exposition. Plumes et crayons sont taillés et chacun 
s'escrime à décrire les lieux et les choses, à faire des portraits, cro- 
quer des physionomies lyonnaises, et découvrir la Méditerranée 
comme feu Dumas. 


: … Tiens ! dit l'un, le Rhône et la Saône se marient à Lyon. C'est 
rôle. 


. — Tiens! dit l’autre, Lyonest au pied de la colline de Fourvière : 
je l'écrirai à mon journal. 

Celui-ci raconte que la Guillotière est bâtie sur un terrain de rem- 
blais entièrement composé d'assiettes cassées et de tessons de bou- 
teilles. Sur ces débris on a élevé des demeures dignes des habitants ; 
c'est un ramassis de cabanes, de chaumières, de bouges, de taudis 
d’un aspect indescriptible ; il y a de tout : des tentes, des wigwams, 
des souterrains et des carrières ; là grouille et pullule une population 
d'affreux bandits à qui la lampe et la bougie sont inconnues, et qui ne 
vivent que de la bourse des malheureux qui s’égarent à la nuit tom- 
bée dans ces quartiers maudits. Comme couleur locale c’est assez vrai 
et assez réussi. 


— Il ya un palais, dit un autre, ouvert, mais vide. On a oublié 
d'y apporter des objets à exposer. Un malheureux fourgon jaune est 
depuis un mois embourbé vers le viaduc de Genève. On croit qu'il 
CR quelques marchandises, mais nul ne va s’en assurer ; à quoi 

on ? 


Ce mème reporter qui trouve qu'il n'y a rien à l'Exposition, 
que les quatre murs, s’est rendu rue Grélée, voir le club fameux qui 
régit nos destins. La salle était vide. Seule. une vieille femme faisait 
les honneurs de ce lieu terrible. Elle tricotait ; c'était une tricoteuse. 

L'esprit troublé, le journaliste sort ; il contemple les huit ou dix 
masures qui composent celle rue et il reste rèveur. 


D'où vient ce nom bizarre : rue Grôlée ? se dit-il. Ah! j'y suis. 
« Cette rue a tiré son nom des grolcs, vieux souliers, des groleurs, 
« raccommodeurs de chaussures éculées, dont les échoppes abondent 


484 CHRONIQUE LOCALE. 


« autour de l'antique église des Cordeliers et tout le long des misé- 
« rables maisons qui forment ce quartier. » 


Admirablement trouvé, Monsieur, et si vous le permettez, nous 
allons compléter vos renseignements. 


Avez-vous entendu parler des ducs de Bouillon ? 


Oui, n'est-ce pas? Eh! bien, leur nom venait de ce qu'un de leurs 
ancètres avait été cuisinier ou rôtisseur, là bas, du côte de la Lor- 
raine ou du Luxembourg, on ne sait pas au juste. 


Les Lyonnais battirent une fois, dans le Dauphiné, un prince d'O- 
range dont la mère avait été sans doute marchande de citrons. 


A Dijon, les La Cuisine étaient restaurateurs. 


Nous avons les Châtillon qui étaient boulangers et qui inventérent 
des petits pains au safran d’un goût délicieux.—Vous savez que Pierre 
d'Aubusson faisait des tapis. 


Le prince de Ligne pèchait, le maréchal de l'Hôpital était infir- 
mier, le duc de Lorges marchand de blé, le comte de Foix élevait des 
canards, et les Sales, Monsieur, oh ! les Sales, nous n'osons dire ce 
qu'ils faisaient. 

Eh bien ! si cela continue tout l'été, Lyon, son site, ses mœurs, 
son industrie, sun histoire et ses habitants seront joliment connus de 
ceux qui ne lisent que les journaux et, au moment où nous sommes, 
ces lecteurs là sont nombreux ; on n'en connait guère d’autres. 


Peuple ignorant, léger, futile, tu es bien digne de nommer le con- 
seil municipal de Caluire. 


Il avait raison le poète Paul Deroulède dont les vers ont été lus. le 
6 de ce mois, à la Comédie Francaise, en mémoire de la naissance 
de Corneille, ce sont les écrivains du jour qui nous ont perdu. 


Ce sol puissant, ces eaux vives, ce ciel mobile, 
Tout cela c'est la France ! où donc sont les Français ! 


Où donc ce peuple fier et de sou sang prodigue, 
Que le dunger commun trouvait prompt à s'unir ! 
Ce peuple qui jetait le défi de Rodrigue, 

Et qui, l'ayant jeté, savait le soutenir ? 


Le Devoir et l'Honneur, l'Héroisme et la Gloire, 

Ce faisceau de grandeurs aux immortels liens, 

Ces mots qui sont la langue ct qui furent l'histoire, ‘ 
Ces grands mots qu'un Corneille a fait Cornéliens ! 


Quel fou les a railles de sa lèvre flétric ?8 

D'où nous vient sur nos dieux ce doute désolé ? 

Quel être sans famille a nié la Patrie ? 

Qui donc a dit, « Tu mens ? » Quand Corneille a parlé ? 


Ah ! faiseurs de pamphlets et chercheurs de doctrines, 
C’est vous, les impuissants, qui nous avez détruits ! 


CHRONIQUE LOCALE. 285 


C'est votre cri qui vient crrer sur nos ruines : 
« Ne sois d'aucun devoir, tu n'es d'aucun pays ! » 


Ah ! la fraternité des peuples vous enchante ? 

Eh bien ! l'heure est propice à vos enivrements ; 
Votre chanson est belle ct vaut bien qu'on la chante! 
Regardez-les passer, vos frères Allemands ! 


Mais qu'importe la ruine du pays, si l’abonné donne et si le journal 
prospère ? 

Qu'importe la vérité de l'histoire ? qu'importe la conscience? il faut 
ètre provincial pour y penser. 

Eh bien! malgré le courant déplorable qui nous entraîne, malgré 
les bravos que certains journaux donnent aux Prussiens, nous nous 
reléverons sans doute un jour ; malgré les railleries contre notre ville, 
Lyon n’en restera pas moins un monde intéressant à visiter et en dé- 
pit d'une opposition acharnée, en dépit d'obstacles inouis notre Ex- 
position n'en sera pas moins une chose belle et grandiose, instruc- 
live, et nous ajouterions: avantageuse, si tout le monde n'était pas 
d'accord là-dessus. 


— Le Courrier de Lyon nous a donné une bonne nouvelle en nous 
annonçant que M. Jacques Bernard, ancien maire de la Guillotière, mu 
par le plus noble des sentiments, offre à la ville de nommer une com- 
mission qui choisirait dans sa riche collection deux cents tableaux 
parmi les meilleurs. 

Ces tableaux appartiendraient à la ville à une seule condition, celle 
d'occuper un emplacement réservé ; on sait que la collection de M. Jac- 
ques Bernard est une des plus précieuses de la province. | 


— Parun arrèté en date du 18 juin, M. le maire de la ville de Lyon 
a réorganisé ainsi qu'il suit la Commission consultative des beaux-arts, 
chargée de donner son avis sur les achats projetés pour les musées. 

Les membres de cette nouvelle Commission sont : 

MM. Marüin-Daussigny, directeur des musées ; Guichard, peintre ; 
Delacroix, dessinateur de fabrique ; Chavannes, docteur-médecin ; 
Chenavard, architecte ; Danguin, professeur de gravure ; G. Bonnet, 
sculpteur ; Chabrières-Arlès, négociant ; Chenu, peintre; Fabisch, 
sculpteur, directeur de l'Ecole des Beaux-Arts. 


— M. Emilien Cabuchet, qui avait envoyé à notre dernier salon 
un buste du célèbre abbé Gorini, a fait don de cette œuvre d'art au 
musée Lorin, à Bourg. 

— Parmi les lauréats de l'exposition des Beaux-Arts de Paris, 
M. Danguin, l’éminent graveur, notre compatriote, a obtenu une pre- 
mière médaille. 

Un autre artiste lyonnais, M. Joanny Maisiat, a obtenu une me- 
daille pour son grand tableau de plantes et de fleurs. 


— La chapelle du nouveau couvent de la Visitation de Bourg, bé- 


286 CHRONIQUE LOCALE. 


nie ces jours derniers, est ornée de quatre belles statues dues au ci- 
seau de notre statuaire Fabisch. 


— Voici la liste complète des professeurs du Conservatoire de 
Lyon : 

Directeur : M. E. Mangin. — Solfège : MM. Siboulotte, Gondouin. 
— Etude du clavier : Mmes Ribes, Guénard. — Piano (hommes) : 
MM. Mangin, F. Alday. — Piano (femmes) : Mme Siboulotte-Donjon. 
— Chant: M. Ribes. — Opéra, opéra-comique : M. Falchieri. — 
Etude des rôles : M. Gustave d'Hérou. — Violon : MM. Cherblanc, 
Lévy, Feugier. — Violoncelle : M. Baumann. — Flüte : M. Ritter. — 
Clarinette : M. Renault. — Basson : M. Demeuse. — Cor : M. Bré- 
mont. — Cor à pistons : M. Lartellier. — Cornet à pistons : M. Gerin. 
— Classe d’ensemble des instruments à cordes : M. Giannini. 


Ecole chorale du soir. — Directeur : M. Stéphane Gloton. — Four- 
nisseur : M. L. Deschaux, facteur de pianos. 


— D'après le Courrier de Lyon, ik résulterait d’une statistique ES 
faitement établie que les 4;5° des ouvriers de notre ville affiliés à l'In- 
ternationale sont des tisseurs. 


Tous les chefs de l'Internationale appartiennent à cette corpora- 
tion, à part deux qui sont mécaniciens. 


— Les étudiants en médecine de Lyon, au nombre de 240, ont en- 
voyé une chaleureuse adresse aux étudiants de Prague à propos de 
la protestation de ces derniers contre les paroles prononcées à l’inau- 
guration de la Faculté de Strasbourg. 


— La population de Lyon est aujourd’hui de 316,289 habitants sans 
comprendre la garnison. 


— Un de nos plus illustres compatriotes, Mgr David, évêque de 
Saint-Brieuc, vient de donner un bel exemple de devoùment. Dési- 
reux de pénétrer dans le cœur de ses chers Bretons, il a eludié, ap- 
pris leur langue, et, ces jours-ci, à un pardon célèbre, devant la foule 
attendrie mais stupéfaite, il a prononcé un discours non en français, 
comme un enfant du Rhône et de la Saône, mais en breton, comme 
un fils de la blonde Armorique. Nous regardons ce fait comme plus 
difficile et plus sublime qu'un acte de courage fait sur un champ de 
bataille, en face du péril et de la mort. 


— Grâce aux agitations de ces deux dernières années, beaucoup de 
nos concitoyens ont éprouvé le besoin de fuir la ville et de se réfuçier 
dans nos stations thermales. Aix, Uriage, Allevard regorgent de bai- 
gneurs, mais rien n'égale le succès de Divonne. Le grand monde à 
pris cette charmante station en faveur et il y accourt avec un em- 
pressement que tout justifie. C’est au point, nous écrit un ami, qu'on 
y voit mème des bien portants. Heureux baigneurs ! 


A. V. 


Lyon, imp. d'Atué VINGTRINIER ,directeur-gérant. 


TABLE 


DES MATIÈRES DU XIIIe VOLUME 


V.oe VaLorus. 
Paul Sunxr-Ouive. 
À. Vacuer. 


Le vicomte de Vanrax 


X. 


Le b°* de Rosrainc. 
Aimé Viscrrinier. 


Evile Guixer. 
G. Bicor. 


H, Hicxaan. 
Mih À, Ganoaz. 


Mlle A, Soucis. 


Moux 


L, on VAuzeLLEs. 
E.-J. Savicvé. 
A. Vacnez. 


À. G. 


Paul Sanr-Ouve. 


Histoire du Lyonnais. 


Anoblissement d'un mineur lyonnais, 1398.. 16 
Une promenade dans le quartier Saint-Paul.. 36 


Canton de Mornant .............. 1... 165 
Le château de Rochefort en Beaujolais...... 261 
Deux émeutes au XVIIIe siècle à Lyon...... 281 
Familles des Croisades du département del’Ain. 344 
Chronique locale......... 77-159-239-523-407 


Histoire générale. 


L'ascia des Egyptiens .........,.,..... s. ii 

Le dernier siècle de la République romaine.. 412 
Littérature. 

Le mythe d'Ilo.,.....,... seu se. 83 


L'Ordre du Moment à Grenoble .....,..... 156 
La fontaine du Diable prèx Valence (Nou- 
velle) ....... 2. e 2%. 0e 0e 200-286 


Etude sur le patois lyonnais....... 126-181-389 


Biographie et nécrologie. 


Notice sur Jean de Vauzelles., ,...,......., 52 

Alfred de Terrebasse.....,.... Des nu 78 

Le docteur Descuret .............:.,..., 237 
Bibliographie. 


Rouzou, par Mme Maur SÉBRANe oo. 291 
Petits vers philosophiques, par M. Léoncs 
MAZURR., shoes onu esse 233 


481 


Aime VixGTRNHER 


X. 


Moser pe Vozeins. 


Une Daurminoisz. 
Mme À. Moissonnier. 
Mlle Adèle Soucnier. 
Bauvenie. 

Paul SarmT-Ouvs. 
Mle Adéle Soucmien. 
G. MaisoxxeEuve. 

P. 

Une Davruinoise. 

C. Doucer, 

Mile Aglaée Ganoaz 
Mlle Adèle Soucnien. 
Monuer, typographe. 


TABLE DES MATIÈRES. 


Portefcuille d’un asumônier militaire, par M. 


l'abbé: Faivae siens cesse, .. 398 
Beaux-Arts. 
Les beaux-arts à Lyon......,.,...... . 245-331 
Fourvière et la nouvelle église ..... ie 395 
Poésie. 
A la Revue du Lyonnais:............. ee 5 
À M. Balthazar Alexis .............. ee 6 


A Fido, le chien aveugle de Joséphin Soulary. 1 
Un sonnet d'Onofrio Menzoni (traduction)... 8-9 
Aux Muses de la Revue du Lyonnais........ 10 


Les Rèves de trois jeunes filles. .......... . 81 
Ma Mère, .......... Nasa tanmiteare 161 
La Fermes, Sons ss insu 164% 
Les Nuages du Dauphiné........,.... se 261 
Le Pont du Diable...,.,...,.....,,.. ... 329 
A Monsieur l'abbé Dcguerry.......... …... 329 
Un Nom.......... es dés ..... 330 
Le Provisoire..... A PT 409 


Planche de la Revue. 


L'ascia des Egyptiens, gravéc par Séon. 


FIN LE LA TARLR DU XIN® VOLUME. 


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